Paris. Opéra national de Paris. Palais Garnier. Lundi 20 janvier 2025
Pour le cent-cinquantenaire du Palais Garnier, l’Opéra de Paris propose
l’incunable de Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau. Ainsi, en moins de vingt-quatre heures ai-je
été conduit à faire un bon en arrière de deux cent quatre vingt huit ans entre
dimanche après-midi à l’Opéra de Lille avec Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen et lundi soir à l’Opéra
Garnier avec Castor et Pollux mis en scène d’un geste universaliste par Peter
Sellars et le chorégraphe Carl Hunt brillamment dirigé par Teodor Currentzis à
la tête de l’Orchestre et du Chœur Utopia d’une souplesse et d’une richesse de
timbres impressionnantes, avec une distribution d’une réjouissante homogénéité,
la voix merveilleuse de Jeanne De Bique, la chaleureuse Stéphane d’Oustrac, et surtout
une remarquable fratrie constituée de Reinoud Van Mechelen et Marc Mauillon.
Seul regret pour ma part, cette tragédie lyrique a été traitée comme une
tragédie-ballet, avec d’envahissants danseurs et danseuses hip-hop dans la
première partie du spectacle
Troisième grand opéra de
Jean-Philippe Rameau (1683-1764) après Hippolyte
et Aricie (1733) et Les Indes
galantes (1735) et avant Les Fêtes
d’Hébé (1739), Castor et Pollux est
la deuxième tragédie lyrique du compositeur français, et elle est encadrée par
deux de ses opéras ballets. Créé à l’Académie royale de musique alors installée
théâtre du Palais-Royal à Paris le 24 octobre 1737, cet ouvrage en un prologue
et cinq actes sur un livret du Grenoblois Pierre-Joseph Bernard (1708-1775) appelé
Gentil-Bernard par Voltaire sera révisé en 1754, enrichi de nombreux ajouts
notamment d’ariettes et soumis à quantité de coupures dans les récitatifs,
tandis que le prologue est remplacé par un premier acte entièrement nouveau et que les funérailles de Castor sont déplacées au deuxième acte. Bien que
cette dernière réalisation soit plus courue de nos jours, l’Opéra de Paris a
porté son dévolu sur la première version. Tandis
qu’en 1754 Rameau explorera les spécificités de l’opéra-ballet hérité de Lully,
Rameau dans l’original de 1737 creuse jusqu'aux limites de la tragédie lyrique, ce
qui rend cette première mouture plus audacieuse que la seconde. Le titre de l’œuvre réunit
deux héros de la mythologie grecque, les frères jumeaux spartiates Castor, le mortel, et
Pollux, l’immortel, tous deux amoureux de Télaïre, « fille du Soleil »
qui n’aime que Castor. Les jumeaux ont combattu contre les armées de Lyncée
qui ont tué Castor.
Ecrit en l’honneur de la paix
viennoise qui mettait un terme à la Guerre de succession de Pologne opposant l’Autriche à la France, le prologue de la version originale retenue par Teodor Currentzis
et Peter Sellars pour la nouvelle production de l’Opéra de Paris, le contexte
international s’y prêtant, tient de l'allégorie, Vénus, déesse de l’amour, soumet Mars, dieu de la guerre, avec l’aide de
Minerve. Les signataires de la production offrent en outre l’opportunité de
faire entendre des pages de musique plus ou moins méconnues et de souligner l’aspect
politique de l’œuvre. Comment mettre un terme à la guerre, comment s’extraire des
cycles vertigineux de la violence, tels sont les points de vue des auteurs de l'incunable de Castor et Pollux. Dans une cité en
ruine, les arts, enchaînés, s"allient pour la paix espérant contenir la violence
de leur propre cœur. Ils supplient Vénus de revenir sur Terre pour séduire
Mars, dieu de la guerre, et de l’enchaîner pour l’empêcher de détruire l’humanité.
Ne voulant pas avoir affaire à son mari, elle demande à leur fis Cupidon de
décocher sur son père une flèche d’amour. Touché par le projectile, Mars se rend au
milieu des humains, si bien que pendant quelques minutes la paix règne sur la
Terre. Mais les sbires de Mars prennent peur, et tirent sur Cupidon en
représailles qui git en sang sur le sol… L’action de l’opéra s’ouvre sur le
tombeau de Castor, fils des mortels Léda et de Tindare qui vient d’être tué par
son rival Lyncée autour duquel chante un chœur de Spartiates, « Que tout gémisse, que
tout s’unisse », qui précède un récitatif entre la princesse de Sparte Phébé,
amie de Pollux, et la fille du Soleil, Télaïre, amante de Castor qui se lamente sur la perte de ce dernier, ce passage culminant avec l’air de Télaïre « Tristes apprêts ».
Réclamant à Jupiter le droit d’aller chercher son frère aux Enfers, Pollux
apprend que leur immortalité en serait changée. Le ressort principal est
le dilemme moral de Pollux qui doit choisir entre l’amour et le devoir, et
plutôt que de quérir l’amour de Télaïre, il préfère sauver son frère. Après moult
péripéties et vas et viens aux Enfers, Castor retrouve Sparte, rejoint Télaïre
pour un seul jour, tandis que Jupiter descendu du ciel, déclare finalement Castor et
Pollux immortels. L’opéra se termine alors sur la fête de l’univers
au cours de laquelle soleil, étoiles et planètes célèbrent la décision du dieu
et accueillent les frères dans la sphère céleste où ils forment dès lors la
constellation des Gémeaux… L’ennui est que la production remanie le texte tout
en ne l’adaptant pas toujours à la dramaturgie de Peter Sellars et aux
situations des protagonistes, ce qui forme souvent hiatus.
Dans un décor unique de Joëlle Aoun
qui plante le cadre de l’action dans un loft où l’on voit séjour, cuisine, réfrigérateur,
douche, sanitaires et balcon, qui donne tout d’abord sur des immeubles rappelant
ceux de l’ouverture des Noces de Figaro
dans la production de Peter Sellars dans les années 1990 (1), par le biais d’images
vidéo réalisées par Alex MacInnis qui prennent de plus en plus de distance par
rapport au lieu de l’action, les plans allant s’élargissant depuis l’environnement
direct de l’immeuble, d’abord urbain, puis routier, un ensemble d’échangeurs d'autoroutes, un viaduc traversé par une circulation nocturne plus ou moins dense,
puis des champs de bataille vus depuis des drônes, pour s’envoler dans les airs et aboutir dans la
stratosphère, et au-delà de la planète Jupiter puis au sein de l’univers interstellaire,
avant de revenir dans l’espace initial au dernier tableau. Pendant la
première partie du spectacle, qui semble plus ou moins s’éterniser selon les
moments, l’action est saturée de ballets pour le moins envahissants de postures
déjà usées de mouvements saccadés et parfois vulgaires de flex dance de Carl Hunt, maître à penser de cette danse urbaine qui
paraît-il renverrait le hip-hop au rang de vieillerie, plus importunes encore
que ceux réglés par Bintou Dembélé en 2019 dans les Indes galantes à l’Opéra-Bastille
(voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/10/des-indes-galantes-de-rameau-mode-de.html),
ce qui finit par interroger sur le genre précis de Castor et Pollux (s’agit-il de tragédie lyrique ou d’opéra ballet ?),
fort heureusement infiniment plus discrètes dans la seconde partie du
spectacle, qui, du coup, intéresse davantage tant il laisse enfin la primauté à
la musique et au chant.
Car côté musical, le plaisir est au
rendez-vous. Si d’aucuns reprochent à Jeanine De Bique une articulation plus ou
moins aléatoire de la langue de Molière, j’ai pour ma part été particulièrement
séduit par la beauté de son timbre, la plastique de sa ligne de chant ; sa
noble stature, la crédibilité de son jeu, son engagement de chaque instant dans
le rôle de Télaïre, allant crescendo dans son interprétation qui s’épanouit dans l'ariette de l’acte final, « Brillez,
astres nouveaux ». Là où le bât blesse certains dans la prestation de
la soprano trinidadienne est précisément contrebalancé par la performance de la
mezzo-soprano française Stéphanie d’Oustrac qui s’illustre en merveilleuse tragédienne
par la clarté et la précision de son articulation dans le personnage de Phébé.
Mais les héros de cette distribution sont les détenteurs des rôles titres, les jumeaux Castor et Pollux, le
ténor belge Reinoud Van Mechelen campant un Castor pénétrant et raffiné à la voix
idéale, au legato d’une indicible délicatesse, au timbre d’une grâce infinie mais
capable de tensions bouleversantes, à qui répond le noble Pollux du baryton franc-comtois
Marc Mauillon à la diction irréprochable et au timbre toujours séduisant. Les seconds rôles sont fort bien tenus, à commencer par l’excellent ténor britannique
Laurence Kilsby au timbre raffiné successivement Amour, Grand Prêtre et Athlète,
le Jupiter tout en nuances de la basse états--unienne Nicholas Newton, qui campe
également Mars et un Athlète, la soprano russe Natalia Smirnova en Vénus et
Ombre heureuse, et la soprano française Claire Antoine en Minerve et Suivante d’Hébé…
Dans la fosse, le chef athénien
Teodor Currentzis dirige Castor et Pollux
avec un sens singulièrement raffiné dans l'art de la nuance, s’appuyant pour ce faire sur
un orchestre Utopia d’une dextérité exemplaire, donnant de la partition une
interprétation au cordeau, les sonorités souples et colorées, le jeu précis et
aux contrastes bien marqués, et j’ai été particulièrement séduit par les
impressionnants pianissimi impeccablement
conduits et jamais maniérés ni même exagérément tenus, il est vrai joués par
des pupitres très homogènes et virtuoses, ménageant de superbes moments dans le deux derniers actes où l’oreille peut enfin être maître de l’écoute,
la vue étant moins sollicitée par les ballets invasifs que dans les actes précédents. Quant au chœur, il
manque assurément de dynamisme et de conviction, se faisant trop discret, il
est vrai naviguant entre arrière-scène et fosse, et plus rarement sur le
plateau. Plus contestable en revanche, les retouches portées sur l’orchestration
de l’habile orchestrateur qu’est pourtant Jean-Philippe Rameaux, si précis dans son
écriture et dans ses indications portées sur ses partitions, avec notamment une
trompette dans la Chaconne du
cinquième acte ou l’omniprésence d’un psaltérion et d'une harpe hors de propos
dans le contexte de cet opéra.
Bruno Serrou
Opéra de Paris / Palais Garnier usqu’au 23 février 2025. Diffusion sur
France Musique le 22 février 2025
1) Coffret de six DVD
réunissant la trilogie Mozart / Da Ponte publié par Universal Classics / Decca
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire