vendredi 24 janvier 2025

Entrée nuancée de la version 1737 de «Castor et Pollux» de Rameau à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra national de Paris. Palais Garnier. Lundi 20 janvier 2025 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Marc Mauillon (Pollux), Reinoud Van Mechelen (Castor)
Photo : (c) Vincent ¨Pontet

Pour le cent-cinquantenaire du Palais Garnier, l’Opéra de Paris propose l’incunable de Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau. Ainsi, en moins de vingt-quatre heures ai-je été conduit à faire un bon en arrière de deux cent quatre vingt huit ans entre dimanche après-midi à l’Opéra de Lille avec Montag aus Licht de Karlheinz Stockhausen et lundi soir à l’Opéra Garnier avec Castor et Pollux mis en scène d’un geste universaliste par Peter Sellars et le chorégraphe Carl Hunt brillamment dirigé par Teodor Currentzis à la tête de l’Orchestre et du Chœur Utopia d’une souplesse et d’une richesse de timbres impressionnantes, avec une distribution d’une réjouissante homogénéité, la voix merveilleuse de Jeanne De Bique, la chaleureuse Stéphane d’Oustrac, et surtout une remarquable fratrie constituée de Reinoud Van Mechelen et Marc Mauillon. Seul regret pour ma part, cette tragédie lyrique a été traitée comme une tragédie-ballet, avec d’envahissants danseurs et danseuses hip-hop dans la première partie du spectacle 

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux), Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre). Photo : (c) Vincent Pontet

Troisième grand opéra de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) après Hippolyte et Aricie (1733) et Les Indes galantes (1735) et avant Les Fêtes d’Hébé (1739), Castor et Pollux est la deuxième tragédie lyrique du compositeur français, et elle est encadrée par deux de ses opéras ballets. Créé à l’Académie royale de musique alors installée théâtre du Palais-Royal à Paris le 24 octobre 1737, cet ouvrage en un prologue et cinq actes sur un livret du Grenoblois Pierre-Joseph Bernard (1708-1775) appelé Gentil-Bernard par Voltaire sera révisé en 1754, enrichi de nombreux ajouts notamment d’ariettes et soumis à quantité de coupures dans les récitatifs, tandis que le prologue est remplacé par un premier acte entièrement nouveau et que les funérailles de Castor sont déplacées au deuxième acte. Bien que cette dernière réalisation soit plus courue de nos jours, l’Opéra de Paris a porté son dévolu sur la première version. Tandis qu’en 1754 Rameau explorera les spécificités de l’opéra-ballet hérité de Lully, Rameau dans l’original de 1737 creuse jusqu'aux limites de la tragédie lyrique, ce qui rend cette première mouture plus audacieuse que la seconde. Le titre de l’œuvre réunit deux héros de la mythologie grecque, les frères jumeaux spartiates Castor, le mortel, et Pollux, l’immortel, tous deux amoureux de Télaïre, « fille du Soleil » qui n’aime que Castor. Les jumeaux ont combattu contre les armées de Lyncée qui ont tué Castor.

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux. Jeanine De Bique (Télaïre), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Ecrit en l’honneur de la paix viennoise qui mettait un terme à la Guerre de succession de Pologne opposant l’Autriche à la France, le prologue de la version originale retenue par Teodor Currentzis et Peter Sellars pour la nouvelle production de l’Opéra de Paris, le contexte international s’y prêtant, tient de l'allégorie, nus, déesse de l’amour, soumet Mars, dieu de la guerre, avec l’aide de Minerve. Les signataires de la production offrent en outre l’opportunité de faire entendre des pages de musique plus ou moins méconnues et de souligner l’aspect politique de l’œuvre. Comment mettre un terme à la guerre, comment s’extraire des cycles vertigineux de la violence, tels sont les points de vue des auteurs de l'incunable de Castor et Pollux. Dans une cité en ruine, les arts, enchaînés, s"allient pour la paix espérant contenir la violence de leur propre cœur. Ils supplient Vénus de revenir sur Terre pour séduire Mars, dieu de la guerre, et de l’enchaîner pour l’empêcher de détruire l’humanité. Ne voulant pas avoir affaire à son mari, elle demande à leur fis Cupidon de décocher sur son père une flèche d’amour. Touché par le projectile, Mars se rend au milieu des humains, si bien que pendant quelques minutes la paix règne sur la Terre. Mais les sbires de Mars prennent peur, et tirent sur Cupidon en représailles qui git en sang sur le sol… L’action de l’opéra s’ouvre sur le tombeau de Castor, fils des mortels Léda et de Tindare qui vient d’être tué par son rival Lyncée autour duquel chante un chœur de Spartiates, « Que tout gémisse, que tout s’unisse », qui précède un récitatif entre la princesse de Sparte Phébé, amie de Pollux, et la fille du Soleil, Télaïre, amante de Castor qui se lamente sur la perte de ce dernier, ce passage culminant avec l’air de Télaïre « Tristes apprêts ». Réclamant à Jupiter le droit d’aller chercher son frère aux Enfers, Pollux apprend que leur immortalité en serait changée. Le ressort principal est le dilemme moral de Pollux qui doit choisir entre l’amour et le devoir, et plutôt que de quérir l’amour de Télaïre, il préfère sauver son frère. Après moult péripéties et vas et viens aux Enfers, Castor retrouve Sparte, rejoint Télaïre pour un seul jour, tandis que Jupiter descendu du ciel, déclare finalement Castor et Pollux immortels. L’opéra se termine alors sur la fête de l’univers au cours de laquelle soleil, étoiles et planètes célèbrent la décision du dieu et accueillent les frères dans la sphère céleste où ils forment dès lors la constellation des Gémeaux… L’ennui est que la production remanie le texte tout en ne l’adaptant pas toujours à la dramaturgie de Peter Sellars et aux situations des protagonistes, ce qui forme souvent hiatus.

Jean-P¨hilippe Rameau (1683-1764), Castot et Pollux. Nicholas Newton (Jupiter), Reinoud Van Mechelen (Castor), Jeanine De Bique (Télaïre), Stéphanie d'Oustrac (Phébé), Marc Mauillon (Pollux)
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans un décor unique de Joëlle Aoun qui plante le cadre de l’action dans un loft où l’on voit séjour, cuisine, réfrigérateur, douche, sanitaires et balcon, qui donne tout d’abord sur des immeubles rappelant ceux de l’ouverture des Noces de Figaro dans la production de Peter Sellars dans les années 1990 (1), par le biais d’images vidéo réalisées par Alex MacInnis qui prennent de plus en plus de distance par rapport au lieu de l’action, les plans allant s’élargissant depuis l’environnement direct de l’immeuble, d’abord urbain, puis routier, un ensemble d’échangeurs d'autoroutes, un viaduc traversé par une circulation nocturne plus ou moins dense, puis des champs de bataille vus depuis des drônes, pour s’envoler dans les airs et aboutir dans la stratosphère, et au-delà de la planète Jupiter puis au sein de l’univers interstellaire, avant de revenir dans l’espace initial au dernier tableau. Pendant la première partie du spectacle, qui semble plus ou moins s’éterniser selon les moments, l’action est saturée de ballets pour le moins envahissants de postures déjà usées de mouvements saccadés et parfois vulgaires de flex dance de Carl Hunt, maître à penser de cette danse urbaine qui paraît-il renverrait le hip-hop au rang de vieillerie, plus importunes encore que ceux réglés par Bintou Dembélé en 2019 dans les Indes galantes à l’Opéra-Bastille (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/10/des-indes-galantes-de-rameau-mode-de.html), ce qui finit par interroger sur le genre précis de Castor et Pollux (s’agit-il de tragédie lyrique ou d’opéra ballet ?), fort heureusement infiniment plus discrètes dans la seconde partie du spectacle, qui, du coup, intéresse davantage tant il laisse enfin la primauté à la musique et au chant.

Jean-Philippe Rameau (

Car côté musical, le plaisir est au rendez-vous. Si d’aucuns reprochent à Jeanine De Bique une articulation plus ou moins aléatoire de la langue de Molière, j’ai pour ma part été particulièrement séduit par la beauté de son timbre, la plastique de sa ligne de chant ; sa noble stature, la crédibilité de son jeu, son engagement de chaque instant dans le rôle de Télaïre, allant crescendo dans son interprétation qui s’épanouit dans l'ariette de l’acte final, « Brillez, astres nouveaux ». Là où le bât blesse certains dans la prestation de la soprano trinidadienne est précisément contrebalancé par la performance de la mezzo-soprano française Stéphanie d’Oustrac qui s’illustre en merveilleuse tragédienne par la clarté et la précision de son articulation dans le personnage de Phébé. Mais les héros de cette distribution sont les détenteurs des rôles titres, les jumeaux Castor et Pollux, le ténor belge Reinoud Van Mechelen campant un Castor pénétrant et raffiné à la voix idéale, au legato d’une indicible délicatesse, au timbre d’une grâce infinie mais capable de tensions bouleversantes, à qui répond le noble Pollux du baryton franc-comtois Marc Mauillon à la diction irréprochable et au timbre toujours séduisant. Les seconds rôles sont fort bien tenus, à commencer par l’excellent ténor britannique Laurence Kilsby au timbre raffiné successivement Amour, Grand Prêtre et Athlète, le Jupiter tout en nuances de la basse états--unienne Nicholas Newton, qui campe également Mars et un Athlète, la soprano russe Natalia Smirnova en Vénus et Ombre heureuse, et la soprano française Claire Antoine en Minerve et Suivante d’Hébé…

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Castor et Pollux
Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, le chef athénien Teodor Currentzis dirige Castor et Pollux avec un sens singulièrement raffiné dans l'art de la nuance, s’appuyant pour ce faire sur un orchestre Utopia d’une dextérité exemplaire, donnant de la partition une interprétation au cordeau, les sonorités souples et colorées, le jeu précis et aux contrastes bien marqués, et j’ai été particulièrement séduit par les impressionnants pianissimi impeccablement conduits et jamais maniérés ni même exagérément tenus, il est vrai joués par des pupitres très homogènes et virtuoses, ménageant de superbes moments dans le deux derniers actes où l’oreille peut enfin être maître de l’écoute, la vue étant moins sollicitée par les ballets invasifs que dans les actes précédents. Quant au chœur, il manque assurément de dynamisme et de conviction, se faisant trop discret, il est vrai naviguant entre arrière-scène et fosse, et plus rarement sur le plateau. Plus contestable en revanche, les retouches portées sur l’orchestration de l’habile orchestrateur qu’est pourtant Jean-Philippe Rameaux, si précis dans son écriture et dans ses indications portées sur ses partitions, avec notamment une trompette dans la Chaconne du cinquième acte ou l’omniprésence d’un psaltérion et d'une harpe hors de propos dans le contexte de cet opéra.

Bruno Serrou

Opéra de Paris / Palais Garnier usqu’au 23 février 2025. Diffusion sur France Musique le 22 février 2025

1) Coffret de six DVD réunissant la trilogie Mozart / Da Ponte publié par Universal Classics / Decca


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