samedi 25 janvier 2025

Au Grand Théâtre de Genève, Salomé belle-fille déjantée d’un milliardaire hôte futur de la Maison Blanche dirigée avec maestria par Jukka-Pekka Saraste

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Mercredi 22 janvier 2025

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé), Gábor Bretz (Hérode)
Photo : (c) Magali Dougados

Le Grand Théâtre de Genève présente une Salomé de Richard Strauss somptueusement dirigée pour la première fois par l’enthousiasmant Jukka-Pekka Saraste à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande aux couleurs chatoyantes, avec de brillants Hérode (John Daszak), Jochanaan (Gábor Bretz), Narraboth (Matthew Newlin), Herodias (Tanja Ariane Baumgartner), Page (Ena Pongrac), quintette de Juifs, une Salomé féline mais criarde (Olesya Golovneva). Convaincante direction d’acteurs mais des points de vue contestables du metteur en scène Kornél Mundruczó qui transpose l’action à New York dans une sorte de Trump Tower où festoie Hérode-Donald, qui va jusqu’à violer sa belle-fille dans le réduit où est enfermé le prophète… Tandis que dans la scène finale les ouvertures de la tête du Baptiste sont pénétrées par sept Salomé… 

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Photo : (c) Magali Dougados

Parmi les témoins qui ont assisté à la première représentation autrichienne de Salomé, dirigée par Strauss au Stadttheater de Graz le 16 mai 1906, sont toujours cités les noms de Gustav Mahler, Giacomo Puccini, Alexander Zemlinsky, Arnold Schönberg et ses disciples Alban Berg, Anton Webern et Egon Wellesz entre autres, ainsi que des écrivains comme Stefan Zweig ou Arthur Schnitzler, le scénographe Alfred Roller, il est un nom qui est généralement négligé, celui d’Adolph Hitler, ce que Richard Strauss rappelait en 1939, lorsqu’il apprit que toute représentation de sa Salomé était interdite sur tout le territoire du Reich, il écrit à son neveu, le chef d’orchestre Rudolf Moralt, qu’en 1934, à Bayreuth, Hitler lui parla à l’issue de la première de Parsifal qu'il venait de diriger. « L’idée que Salomé serait une ballade juive ne manque pas de sel. Le chancelier du Reich en personne a dit à mon fils, à Bayreuth, que Salomé était l’une de ses premières expériences dans le domaine de l’opéra, et qu’il avait obtenu l’argent du trajet pour aller assister à la première de Graz en sollicitant sa famille. Ce n’est pas une blague !!! » A n’en pas douter, comme le suppute Richard Strauss, c’est certainement la scène des Juifs qui aura à la fois le plus séduit et le plus choqué le futur Führer, malgré la teneur musicale annonciatrice du dodécaphonisme de ce passage… A ce propos, Strauss rappelait à Stefan Zweig alors qu’ils travaillaient tous deux sur Die schweigsame Frau (La Femme silencieuse) qu’ « en écrivant Salomé, je voulais faire du brave Jean-Baptiste plus ou moins un bouffon : pour moi un homme qui prêche ainsi dans le désert et qui par surcroît se nourrit de sauterelles a quelque chose d’indescriptiblement comique. Et c’est seulement parce que j’avais déjà persiflé les cinq juifs et copieusement caricaturé le père Hérode que j’ai dû me limiter pour le Baptiste, selon les lois du contraste, au ton philistin et maître d’école de quatre cors. »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé)
Photo : (c) Magali Dougados

Certes, côté mise en scène, il faut libérer le premier authentique chef-d’œuvre scénique de Richard Strauss qui lui permit de faire bâtir sa villa de Garmisch-Partenkirchen, de ses clichés scénographiques, avec citerne centrale obligée enfermant le dernier prophète chargé de la venue du Messie, mais peu de conceptions sortant de cette proposition ont réussi à convaincre au point de prévaloir entre la création de l’œuvre au Staatsoper de Dresde le 9 décembre 1905 jusque dans les années 2000. La proposition du Grand Théâtre de Genève transpose l’action dans un décor et des costumes contemporains conçus par Monika Korpa, un vaste hall aux murs couverts de teck et de dorures avec rivières de lumière et vidéo-surveillance d’un très grand appartement new-yorkais occupant le sommet d’un building huppé où montent de temps à autres les cris de manifestants ou d’émeutiers hurlant dans les rues alentour, tandis que l’on assiste aux agapes de cette société de parvenus autour d’une longue table richement ornée. Sur ce hall donnent deux portes dotées de hublots qui permettent d’élargir l’action, celle côté jardin ouvrant sur la remise où est retenu Jochanaan, longue silhouette dégingandée à la chevelure indomptée, tandis que, actualisation oblige, Hérode adopte plus ou moins la stature et le comportement d’un certain Donald Trump, et que le page d’Herodias est un être androgyne (ou transgenre si l’on adopte la terminologie en vogue), robes courtes blanches pour les femmes, costumes trois pièces cravates pour les hommes et veste blanche pour les serviteurs, la décollation du Baptiste se faisant hors de portée de vue dans le cagibi du fond, et la tête coupée n’étant pas apportée à Salomé sur un plarteau mais apparaissant sans chevelure sous forme de sculpture géante de laquelle sept Salomé sortent et entrent sur le plateau par les yeux, les oreilles et le nez durant la scène finale, soulignant l'obsession de la jeune fille tandis qu’Hérode s’affole au sommet du crâne avant de hurler l’ordre de « tuer cette femme »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. John Daszak (Hérode) et les cinq Juifs
Photo : (c) Magali Dougados

Quant à la danse, il serait peut-être bon que les metteurs en scène et chorégraphes qui se voient confiés l’ouvrage se plongent dans les écrits de Richard Strauss, même si leur mission est assurément la créativité donc l’obligation de proposer une conception personnelle et non pas de respecter dévotement les recommandations des auteurs. En effet, ce qu’ont donné à voir Kornél Mundruczó et Csaba Molnar est plutôt trash, allant jusqu’au viol effectif de Salomé par son beau-père devant les yeux de sa mère, là où le compositeur refusait tout aspect « théâtral ». « Pas de flirt avec Hérode, précisait-il à un metteur en scène en 1930, pas de comédie près de la citerne de Jochanaan. Juste un moment d’arrêt près de la citerne sur le dernier trille. La danse devrait être purement orientale, aussi sérieuse et mesurée que possible, et parfaitement décente, comme si elle était exécutée sur un tapis de prière. Le mouvement ne doit devenir plus soutenu qu’avec l’ut dièse mineur, et la dernière mesure à 2/4 devrait présenter une légère insistance orgiaque. »

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Olesya Golovneva (Salomé) et ses six doubles
Photo : (c) Magali Dougados

Sur le plan musical, la soirée est réjouissante. Depuis l'estrade de la fosse, Jukka-Pekka Saraste donne à l’orchestre le rôle central qui agréerait au compositeur. De cet opéra de l’obsession, avec Narraboth qui ne songe qu’à Salomé, Salomé à Jochanaan, Jochanaan à sa haine pour Hérode, les Juifs par leur dogme religieux, Hérode par Salomé, Hérodias par son envie de vengeance et, pour finir, Salomé par la tête tranchée de Jochanaan, le chef finlandais explore avec la centaine de musiciens (Strauss réalisa une version pour soixante-cinq instrumentistes pour la fosse de l’Opéra de Graz) de l’Orchestre de la Suisse Romande réussit à dépeindre avec art cette sombre pathologie de tous les personnages qui, tel un flot de savoir, révèle ce qui est tapi dans le cœur et dans l’esprit des protagonistes avant même qu’ils en aient conscience. Saraste anime avec nuance et intensité dramatique un orchestre qui se plaît à relever les défis de la partition de Strauss, ne craignant pas de prendre quelque risque, particulièrement côté cuivres.

Richard Strauss (1864-1949), Salome. Les six doubles de Salomé sortant de la tête de Jochanaan
Photo : (c) Magali Dougados

Sur le plateau, la soprano russe Olesya Golovneva est une Salomé féline, fébrile, opiniâtre, mais la voix est tendue au point d’émettre une certaine acidité dans l’aigu qu’elle tend à crier. Le baryton-basse hongrois Gábor Bretz est un Jochanaan fataliste, vocalement impressionnant doté de graves amples et sûrs, le ténor britannique John Daszak au timbre bien trempé et puissant campe un hallucinant Hérode, la mezzo-soprano allemande Tanja Ariane Baumgartner une Herodias majestueuse et vindicative, le ténor états-unien Matthew Newlin un Narraboth solide et séduisant, la mezzo-soprano croate Ena Pongrac un excellent page d’Herodias, les cinq Juifs (Michael J. Scott, Alexander Kravets, Vincent Ordonneau, Emanuel Tomljenovic et Mark Kurmanbayev également premier soldat), ainsi que les deux Nazaréens (Nicolai Elsberg également second soldat, et Rémi Garin) et le Cappadocien (Peter Boekeun Cho) complètent la distribution de remarquable façon.

Bruno Serrou

 

 

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