Musicien complet, ouvert au monde, humaniste, compositeur, interprète, , enseignant, directeur d’institutions internationales, homme de culture, Bernard Foccroulle est un être universel comme il en est peu. Créateur et organiste de renom, Bernard Foccroulle, après avoir lancé en 1989 le Festival Ars Musica consacré à la musique contemporaine, s’est également imposé comme un très grand directeur d’opéra, maintenant non seulement au sommet le Théâtre de La Monnaie au niveau où l’avait porté Gérard Mortier, à qui il a succédé en 1992, mais lui instillant aussi une impulsion nouvelle qui a donné à l’Opéra royal de Bruxelles la dimension de parangon en matière de politique artistique, sociale et pédagogique auprès d’institutions lyriques internationales, donnant une impulsion nouvelle dès son arrivée en 2007 à la direction du Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence jusqu’à son départ en 2018.
Né à Liège en 1953, élève du Conservatoire de sa ville natale dans la classe d’Hubert Schoonbroodt puis de Xavier Darasse, Bernard Lagacé et Gustav Leonhardt, Bernard Foccroulle a commencé sa carrière internationale d’organiste au festival de Royan 1974, puis il s’est imposé par ses enregistrements de l’intégrale de l’œuvre d’orgue de Bach puis de Buxtehude, de Weckmann et de Correa de Arauxo sur les plus beaux instruments historiques préservés, ainsi que par son engagement en faveur des musiques baroque et contemporaine, donnant notamment des créations de Philippe Boesmans, Brian Ferneyhough, Betsy Jolas, Jonathan Harvey, Pascal Dusapin. Dans les années 1980, il est membre du Ricercar Consort. Professeur d’analyse au Conservatoire Royal de Liège puis à celui de Bruxelles où il enseignera l’orgue, il compose nombre de pièces pour son instrument, mais aussi des œuvres de chambre, pour orchestre et vocales, dont l’opéra Cassandra. Ces dernières années, il multiplie les projets pluridisciplinaires associant l’orgue à la danse et à la vidéo. Après avoir assuré l’été dernier une mission de conseiller au Festival d’Aix-en-Provence à la suite du décès de Pierre Audi,, , il est retourné depuis août dernier à sa table de travail de compositeur, tandis que paraît chez Ricercar un disque monographique consacré à Tarquino Merula quelques semaines après la parution de son opéra Cassandra. Occasion de l’entretien ci-dessous en partie publié dans les colonnes du magazine Scherzo de Madrid.
° °
°
Bruno Serrou : Qui est Tarquino Merula à qui vous
consacrez un CD entier (1) ?
Bernard Foccroulle : Né à Busseto en 1595, mort à
Crémone en 1665, Tarquinio Merula est un compositeur italien contemporain de
Girolamo Frescobaldi, qui est de douze ans son aîné. Comme lui, il explore de
nouvelles formes, de nouveaux moyens expressifs. Personnellement, je suis très
sensible à cette période des débuts du baroque, où les artistes innovent,
sortent des sentiers battus et expérimentent. Merula a laissé une œuvre d’orgue
particulièrement originale qui pousse très loin la recherche chromatique. Il
utilise des notes très rares pour les orgues de l’époque, notamment les la
bémol, ré dièse et la dièse, ce qui implique de recourir aux tasti
sprezzati (touches brisées), c’est-à-dire un clavier qui comporte des
doubles feintes pour sol dièse et la bémol, pour mi bémol
et ré dièse, etc. Il fait dès lors appel à un instrument qui comporte
trois feintes brisées par octave : sol dièse et la bémol ont
ainsi chacun une feinte spécifique, de même que mi bémol et ré
dièse ainsi que si bémol et la dièse. Ce procédé permet de conserver un
tempérament mésotonique au quart de coma qui favorise les tierces majeures tout
en autorisant des modulations dans des tonalités moins usitées. Construit en
1565, l’orgue Antegnati de l’église Santa Barbara à Mantoue que nous avons
utilisé pour enregistrer les pièces solo possède ces doubles feintes.
B. S. : Quelle place occupe la musique de Merula
dans le répertoire organistique ? Comment nous est-elle parvenue ?
B. F. : Sa musique d’orgue nous est parvenue à
travers des sources italiennes mais également allemandes et polonaises. C’est
probablement dû à la fois à sa grande réputation, à la diffusion de son œuvre
hors de l’Italie mais aussi à sa fonction de musicien à la cour du Roi
Sigismond de Pologne de 1621 à 1626. Son œuvre occupe une place singulière dans
la littérature organistique de l’Italie du Nord en raison de sa dimension très
innovante et créative. Le compositeur écrit des notes telles que la bémol, ré dièse
et même la dièse, des notes rarement utilisées à l’orgue durant les seizième et
dix-septième siècles. Le chromatisme est présenté de manière particulièrement
évidente au début du Capriccio cromatico del primo tono, basé sur un
long motif chromatique ascendant qui s’étend sur plus d’une octave. La pièce
est composée de plusieurs sections successives dont l’animation va croissant et
qui permettent certains changements de registrations.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir
l’orgue sur lequel vous avez enregistré les pièces solistes ?
B. F. : Très peu d’instruments italiens ont
conservé les feintes brisées nécessaires pour mettre en valeur le
chromatisme cher à Tarquinio Merula. Nous avons donc choisi l’orgue de
Graziadio Antegnati de la Basilique Santa Barbara à Mantoue. Construit en 1565,
cet instrument est particulièrement précieux, et, après son examen approfondi,
les feintes brisées ont été rajoutées par Giorgio Carli lors de la restauration
achevée en 2006. Ce grand instrument fondé sur le Principale 16’ appartient
pleinement à l’esthétique de la Renaissance, et il contient les ressources
nécessaires à l’exécution de l’œuvre de Merula. Celle-ci s’éloigne toutefois du
monde de la Renaissance pour explorer avec beaucoup de liberté et de créativité
un univers nouveau et captivant, celui du premier baroque. L’Intonazione del
quarto tono par exemple se révèle plus proche du genre Durezze e
legature et semble appeler la sonorité délicate du Principale, suivant
l’indication du facteur d’orgues et compositeur Costanzo Antegnati, fils de
Graziadio Antegnati.
B. S. : Outre l’orgue solo, vous avez
sélectionné un certain nombre de pages avec ensembles. Qu’est-ce qui a présidé
au choix des œuvres du CD ?
B. F. : Fruit d’un projet porté par le cornettiste Lambert Colson et son ensemble
InAlto, ce CD contient aussi des œuvres vocales et instrumentales de Merula. Il
est d’ailleurs remarquable que la carrière de Merula ne se soit pas limitée à
l’Italie. Il a voyagé à travers l’Europe, travaillant notamment à la cour du
Roi de Pologne. Son œuvre instrumentale est assez considérable et nous avons
opéré avec InAlto une sélection de quelques œuvres parmi les plus remarquables.
L’une d’elles est la célèbre Canzonetta spirituale sopra la Nanna, pièce
vocale fondée sur deux notes (la – si bémol) qui conte les émois de la Vierge
Marie berçant l’enfant Jésus et méditant sur les souffrances qui vont
suivre : une sorte de minimalisme fascinant, qui n’exclut nullement une
expressivité incandescente.
B. S. : Que pensez-vous du disque en tant que
médium ? En tant qu’interprète, mais aussi comme compositeur ?
B. F. : En tant que musicien, j’ai évidemment
une prédilection pour le concert qui permet la rencontre vivante avec le public.
En tant qu’organiste, je reconnais que le CD me permet de choisir les orgues
historiques les plus remarquables et les mieux adaptés à chaque répertoire, à
chaque compositeur. De 1982 à 1997, j’ai enregistré l’intégrale de la musique
d’orgue de Bach en choisissant systématiquement des instruments historiques.
Idem plus tard avec Buxtehude, Weckmann ou Correa de Arauxo. En tant
qu’interprète, j’ai l’impression que ces instruments précieux me tendent la
main, me proposent des solutions et des sonorités idéales, m’évitent de prendre
de fausses pistes. Pour le CD « 25 Years of Contemporary Music for
Organ », j’ai eu le bonheur d’enregistrer sur l’orgue de la
Philharmonie de Paris, l’un des plus beaux orgues de salle de concerts dans le
monde, que j’avais eu le plaisir de co-inaugurer quelques années plus tôt. En
tant que compositeur, le CD autorise une diffusion qui va bien au-delà du
cercle des premiers spectateurs ou auditeurs. Dans le cas de mon opéra Cassandra
(2), j’ai eu le bonheur de représentations magnifiques à La Monnaie et au
Staatsoper de Berlin. Le CD en garde la trace et permet à des auditeurs plus
éloignés de découvrir l’œuvre.
B. S. : Pourquoi avoir mis en retrait la
composition au profit d’une carrière de directeur d’institutions, avant de décider
d’y revenir à partir de 2018 ?
B. F. : En acceptant la direction de La Monnaie,
ce sont surtout mes activités d’interprète que je réduisais. Je n’avais pas
encore à cette époque une activité de compositeur aussi active qu’aujourd’hui.
J’ai toutefois pu continuer à donner des concerts, à enregistrer des CD, et
depuis 1999, à composer. Mais c’est surtout depuis que j’ai quitté la direction
du Festival d’Aix, en 2018, que j’ai pu concentrer mon activité sur la
composition.
B. S. : Parallèlement à votre CD Merula, paraît l’enregistrement de
votre premier opéra, Cassandra, qui a été précédé d’une longue
maturation lyrique qui vous a permis de mener à bien la réalisation de l’idée
d’opéra. Vous qui, à l’instar d’un Gustav Mahler et d’un Richard Strauss, d’un
George Auric ou d’un Rolf Liebermann, avez dirigé d’importantes institutions
lyriques, qu’est-ce qui a fini par motiver votre décision de vous lancer dans
l’aventure ?
B. F. : Peter De Caluwe, qui m’a succédé en 2007
à la direction de La Monnaie, m’avait proposé d’écrire un opéra. En avril 2020,
j’ai pu profiter du confinement pour entamer une longue conversation avec
Matthew Jocelyn, qui est devenu le librettiste de cet opéra. J’étais très
attiré par le personnage mythologique de Cassandre, une figure toujours très
actuelle : combien de scientifiques, de lanceurs d’alerte, de militants
des Droits humains, d’activistes du climat ne sont-ils pas aujourd’hui
vilipendés, ou simplement inaudibles parce que leur parole dérange ? Nous
avons choisi de conserver la figure antique de Cassandre et d’y ajouter une
Cassandre contemporaine, une climatologue. Néanmoins, cette œuvre n’est pas un
opéra sur le climat, mais sur la tragédie de tous ceux qui ne sont pas
entendus, et de tous ceux (nous !) qui ne les entendent pas.
B. S. : Qu’est-ce qui a présidé au choix de la
langue ?
B. F. : J’ai choisi la langue anglaise pour
plusieurs raisons, notamment pour son potentiel dramatique. Mais j’ai eu
beaucoup de plaisir à composer en français (Le Journal d’Hélène Berr),
en italien (E vidi quattro stelle d’après Dante) ou en allemand (sur des
textes de Rainer Maria Rilke, de Paul Celan ou aujourd’hui de Felicitas Pfaus).
Chaque langue a sa musique propre, et je suis de plus en plus sensible à cette
empreinte de la langue sur la musique, et même sur les instruments, notamment
sur les orgues qui reflètent très souvent les langues locales.
B. S. : Revenons à votre carrière d’interprète.
Qu’est-ce qui vous a conduit à opter pour l’orgue ?
B. F. : J’ai souhaité jouer de l’orgue à l’âge
de cinq ans. C’était évidemment trop tôt ! Je suis passé par le piano et
j’ai atterri dans la classe d’orgue au Conservatoire de Liège à l’âge de quinze
ans. Là, les choses sont allées très vite, et j’ai été très rapidement invité à
jouer dans des festivals internationaux, notamment la musique contemporaine
dont j’étais à l’époque l’un des rares organistes spécialistes. Mais si Bach
est toujours resté au centre de ma vie musicale, l’orgue m’a également permis
de pratiquer la musique de chambre, notamment avec le Ricercar Consort, dont
nous célébrons cette année les quarante ans d’existence. Après mes cours,
notamment avec Xavier Darasse et Gustav Leonhardt, j’ai beaucoup appris au
contact de chanteurs tels que Henry Ledroit, René Jacobs, Max Van Egmont, ou
d’instrumentistes de haut rang tels que Philippe Pierlot ou Jean Tubéry.
Aujourd’hui, j’ai le bonheur de rejoindre périodiquement la jeune génération,
notamment ma fille Alice Foccroulle,
soprano, et son mari, Lambert Colson, remarquable cornettiste, et leur
ensemble InAlto.
B. S. : Votre vocation de passeur vous a conduit
à vous consacrer à l’enseignement. Vous avez commencé cette carrière au
Conservatoire de Liège, puis à l’Université de Louvain-la-Neuve, enfin au
Conservatoire de Bruxelles. Aujourd’hui à la retraite, vos dispensez des
masters classes.
B. F. : Je suis très tôt devenu professeur
d’analyse musicale, ce que je préférais à l’enseignement de l’orgue : je
ne voulais pas me retrouver « enfermé » dans le monde de l’orgue,
quelle que soit ma passion pour cet instrument. Mais j’étais aussi très engagé
dans le partage avec des publics plus éloignés : j’ai été président des
Jeunesses Musicales en Belgique francophone, j’ai cofondé le festival Ars
Musica parce que la musique contemporaine disparaissait des radars en Belgique
à la fin des années 1980. C’est ce qui a conduit Gérard Mortier à me proposer
de lui succéder à la direction de La Monnaie, ce que je n’avais jamais envisagé
jusque-là. L’enseignement de l’orgue n’est venu qu’à partir de 2009, au
Conservatoire de Bruxelles. Aujourd’hui, je donne régulièrement des
master-classes dans des académies internationales.
B. S. : Venons-en à votre activité de directeur
d’institutions lyrique. Pouvez-vous évoquer votre action à la tête du Théâtre
de La Monnaie, que vous avez dirigé pendant quinze ans. Comment avez-vous
acquis vos premières expériences en ce domaine ?
B. F. :
Je l’ai acquis en deux temps. D’abord à la présidence des Jeunesses musicales
de la Belgique francophone, puis, en 1989, en créant le festival Ars Musica
avec Paul Dujardin, qui deviendra par la suite directeur du Palais des
Beaux-Arts. Je ne connaissais l’Opéra que comme artiste et spectateur. Je m’y
suis formé sur le tas, d’une part pendant les vingt mois entre ma nomination et
mon entrée en fonction à La Monnaie, où j’avais un bureau qui m’a permis de
connaître toute la maison, et d’autre part progressivement, d’année en année.
J’ai mesuré combien cette nomination représentait de défis majeurs, tant il
n’était guère évident de succéder à Gérard Mortier. En fait trois grands défis
se présentaient. Le premier était artistique, avec le maintien de la Monnaie au
rang auquel l’avait amené mon prédécesseur, mais qui n’avait pas toujours été
le sien dans l’Histoire, et d’en faire un vrai théâtre de création,
d’interprétation tout en travaillant sur le sens des œuvres. Deuxième
défi, briser l’image élitiste, de forteresse inaccessible du théâtre en ouvrant
portes et fenêtres à un nouveau public, aux jeunes, au monde scolaire, etc.
Troisième défi auquel j’ai été très vite confronté, l’aspect financier, avec
l’installation de nouveaux outils de gestion qui, depuis, nous ont permis de
remettre La Monnaie financièrement à flot. Tout cela a demandé un certain
temps, parce que je tenais à la fois à me placer dans la continuité de
Mortier et de sa réflexion sur l’opéra comme art d’équipe, et à imposer ma
marque en apportant ma sensibilité pour la musique ancienne et mon engagement
dans la musique contemporaine, sans renoncer au répertoire central.
B. S. : Parmi vos préoccupations figure
l’ouverture à de nouveaux publics. En quoi cela a-t-il consisté, considérant
qu’au moment de votre arrivée à la direction de La Monnaie, l’offre était
largement inférieure à la demande ?
B. F. : Je suis convaincu qu’un théâtre soit
plein n’est pas forcément un cadeau, le corollaire étant d’être prisonnier de
son public et de ne toucher ainsi qu’une infime minorité. C’est pourquoi nous
avons cherché à augmenter les jauges et le nombre de spectacles, à diversifier
les publics, à réduire progressivement la proportion d’abonnés et augmenter la
part des non-abonnés. J’ai créé dès 1992 un service éducatif vite monté en
puissance jusqu’à atteindre plus de quarante mille jeunes. Nous avons investi
sur la présence des jeunes dans les spectacles. Toutes sortes d’activités leur
étaient proposées, depuis des programmes destinés aux groupes scolaires jusqu’à
des moments privilégiés comme le festival « Take a Note », week-end
réservé au jeune public, à la fois autour d’un spectacle, des visites
d’ateliers, notamment vocaux, solistes, chœurs, musiques extra européennes,
etc. Nous avons également adapté des d’abonnements aux spécificités des jeunes,
qui sont des zappeurs et qui se décident au dernier moment. Pour ce faire, nous
avons inventé le « Pass » à tarif réduit unique pour ceux qui
assistent à toutes les productions de l’année, opéra, danse, concert. Les
quinze années que j’ai passées à la direction de la Monnaie ont été absolument
passionnantes.
B. S. : A Aix-en-Provence, vous avez développé
le concept d’Académie, de découverte de jeunes chanteurs, instrumentistes,
chefs d’orchestre, compositeurs, metteurs en scène…
B. F. : A Aix-en-Provence, j’ai en effet pu
développer une politique dans la ligne de ce que j’avais réalisé à La
Monnaie : accent sur la création, mise en place d’un service éducatif,
ouverture à de nouveaux publics avec Aix-en-juin, programmation
interculturelle, etc. La création de Written on Skin
de George Benjamin a été un grand moment et l’aboutissement d’une démarche
entamée vingt ans plus tôt à la Monnaie. L’Académie a constitué une
spécificité remarquable : à côté des sessions voix et instruments, nous
avons lancé des ateliers destinés aux jeunes créateurs de toutes disciplines,
et cela a donné des résultats remarquables. Nombre de jeunes compositeurs,
metteurs en scène, dramaturges, chefs d’orchestre, etc., sont passés par
l’Académie, y ont découvert le monde de l’opéra, ont rencontré des artistes d’autres
disciplines, des équipes se sont formées, des projets sont nés… Cette année
2025, le spectacle The Story of Billy Budd,
Sailor était mis en scène par Ted Huffmann (3), un ancien de l’Académie, et
incluait plusieurs artistes liés à cette dernière. Entretemps, Ted est devenu
directeur général du Festival, il est le premier directeur à être passé par
l’académie et avoir mis en scène cinq opéras à Aix ! Mais c’était aussi le
cas cette année de Sivan Eldar, la compositrice de The Nine jewelled Deer.
Ces réussites et beaucoup d’autres suscitent en moi joie et fierté. Enfin,
l’accueil de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée depuis 2010 a permis
d’élever le niveau de cette formation, d’année en année, et surtout
d’accompagner des artistes méditerranéens dans des créations interculturelles
passionnantes. A cet égard, le travail porté par Fabrizio Cassol a donné des
résultats exceptionnels.
B. S. : Vous avez également développé des
réseaux, cela depuis vos débuts à Ars Musica, qui s’associent pour passer des commandes.
Quels sont les conséquences dans le développement de la musique ?
B. F. : Les intérêts sont multiples. D’abord
pour les artistes. Au lieu d’écrire un opéra pour un seul théâtre lyrique comme
cela se faisait généralement au XXe
siècle - et dans la majorité des cas ce n’était pas rejoué -, aujourd’hui quand
on coproduit un opéra à deux, trois, quatre, six partenaires, on a une certaine
assurance que l’opéra va voyager, aller à la rencontre de nouveaux publics, ce
qui conduit à la création d’un véritable « répertoire » d’opéras
contemporains beaucoup plus vivant aujourd’hui que ce n’était le cas il y a
trente ou quarante ans. J’y vois l’avantage pour les institutions artistiques
de réduire les coûts en ces périodes où l’on doit faire face à des réductions
de subventions, cela permet de rémunérer correctement les artistes en
répartissant entre plusieurs partenaires les coûts de commandes, de production,
etc. Cela exerce aussi, je pense, une certaine influence sur les publics dans
la mesure où un spectateur français, par exemple, ne va pas être uniquement
informé du travail des compositeurs français mais il va aussi découvrir
quelques compositeurs italiens, américains, anglais ou argentins, ce qui aide
ainsi à la circulation internationale des artistes et des œuvres d’art
contemporains.
B. S. : Il est pourtant de notoriété qu’à
l’opéra plus on joue plus cela coûte
B. F. : Cela dépend des formats. C’est vrai pour
les grands opéras, cela ne l’est pas forcément pour Cosi fan tutte par
exemple, parce qu’il y a une distribution plus légère ; je pense que le
fait de beaucoup jouer ne conduit pas forcément à une inflation déficitaire, et
pour des formes plus petites, comme The Turn of the Screw ou cet été à
Aix de Billy Budd, qui était sold out, nous avons ajouté
une représentation sans pour autant perdre d’argent … Et ce fut de nouveau sold
out. Ce qui est plutôt réjouissant.
B. S. : Les compositeurs qui écrivent pour
l’opéra aujourd’hui en France ont tendance à le faire pour les voix façon Pelléas et Mélisande de Clade
Debussy. Les élèves du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris
n’ont pour la plupart pas entendu parler de l’Œdipe d’Enescu, opéra en
français avec des quarts de ton qui chante vraiment.
B. F. : C’est vrai pour les opéras en français,
cela ne l’est pas pour les autres langues, les modèles étant différents. Mais
il ne faut pas oublier que chaque langue a sa musique propre, et si l’on tient
à respecter la musique de la langue, il est très difficile en français
d’aujourd’hui d’échapper à une certaine influence debussyste ou
ravélienne.
B. S. : Travailler avec des compositeurs comme
George Benjamin, qui a donné naissance au chef-d’œuvre Written on Skin, comment
avez-vous pensé à lui ?
B. F. : C’est une longue histoire, qui remonte à
ma première année à La Monnaie, en 1990. Il a été le premier compositeur auquel
je me suis adressé pour un opéra, parce que j’avais beaucoup d’estime pour son
travail. C’est un surdoué, un hypersensible, mais il n’était pas encore prêt.
Nous avons gardé une réelle amitié, je l’ai invité àar venir diriger Pelléas et Mélisande à la
Monnaie, puis nous lui avons passé commande de Dance Figures, une pièce
chorégraphique… Un jour, il m’a téléphoné et m’a dit « voilà, le Festival
d’Automne à Paris m’a commandé une petite forme lyrique, viens la voir, si tu
apprécies nous parlerons de ta commande ». J’y suis allé, j’ai trouvé Into
the Little Hill formidable, et nous avons commencé à parler de Written
on Skin que nous avons créé cinq ans plus tard. C’est un projet qui s’est
donc étendu sur vingt ans, des années 1990 jusqu’à 2012. J’ai aussi passé des
commandes à Toshio Hosokawa, compositeur que j’aime beaucoup et avec qui je
suis toujours en contact. J’ai joué l’une de ses pièces à l’orgue au Japon
voilà une dizaine d’années. Je suis fier par exemple d’avoir donné à La Monnaie
plus d’une vingtaine d’œuvres nouvelles en quinze ans, ce qui fait plus d’une
création par saison. Pas toutes en première mondiale ; je n’ai pas l’instinct
de propriété en la matière. J’ai eu autant de plaisir à accueillir Trois
Sœurs d’Eötvös qu’à donner naissance aux opéras de Philippe Boesmans et
d’autres. Chaque œuvre a son itinéraire propre. Ballata de Luca
Francesconi, par exemple, mis en scène par Achim Freyer en 2002, a été un très
grand moment. Cette production a vu les débuts de Kazushi Ono comme directeur
musical de La Monnaie. Mais au-delà des trajectoires individuelles de ces
œuvres, ce qui me reste surtout est que chacune a entraîné une énergie incroyablement
positive au sein des équipes. Le fait d’accompagner la naissance d’une œuvre,
depuis sa conception jusqu’à sa réalisation
constituer une équipe autour du compositeur, réunir les chanteurs,
’accompagner le processus jusqu’au soir de la première, c’est la plus belle
partie du travail de directeur d’opéra. En tant que compositeur, cette
confrontation, ce compagnonnage, ce regard qui associe distance et proximité,
est extraordinairement formateur et inspirant. Beaucoup de compositeurs ont eu
la gentillesse de me dire qu’ils ont été aussi nourris par ce regard. Avoir
fréquenté Pascal Dusapin au moment de la création de Medeamaterial en
1992 et ensuite Passion en 2008, George Benjamin au printemps 2006 à la
création de Dance Figures pour Anne Teresa De Keersmaeker puis de Written
on Skin, et tant d’autres a été un privilège extraordinaire.
B. S. : Vous avez révélé des grands chefs
d’orchestre, comme Antonio Pappano, Kazushi Ono déjà cité
B. F. : Antonio Pappano a été le directeur de
l’Orchestre de La Monnaie pendant dix ans : un musicien exceptionnel, un
grand connaisseur des chanteurs, un homme de théâtre, un être humain de grande
qualité…A son propos, je suis en train d’écrire une œuvre pour le London
Symphony Orchestra que Pappano va créer en 2027. Quant à Ono, il est revenu à
Bruxelles en 2022 à la tête d’un autre orchestre, le Brussels Philharmonic,
tout en étant directeur artistique du Nouveau Théâtre national de Tokyo depuis
2018. Ce compagnonnage avec les chefs
d’orchestre est extrêmement inspirant.
B. S. : Que vous a apporté l’enseignement en
tant que compositeur et interprète ? En vérité, qu’êtes-vous avant
tout ?
B. F. : Je suis musicien. Le plaisir du partage,
de la transmission est quelque chose que j’ai très ancré en moi depuis
toujours. J’ai commencé très tôt à enseigner l’analyse musicale dans un
conservatoire, j’avais 22 ans, d’abord à Bruxelles puis à Liège. J’ai toujours
aimé enseigner. Au départ, je ne voulais pas trop enseigner l’orgue parce que
je ne voulais pas être prisonnier du monde de l’orgue. J’y suis venu beaucoup
plus tard, à Bruxelles en 2010 pendant une dizaine d’années. En fait j’ai
beaucoup de plaisir à partager mes passions.
B. S. : N’avez-vous jamais enseigné la
composition ?
B. F. : Jamais. Peut-être le ferai-je un jour,
mais je n’ai vraiment pu me consacrer à la composition que récemment. Je ne
pouvais donc pas prétendre professer quelque chose à laquelle je ne m’adonnais
pas prioritairement… Mon premier opéra, je l’ai écrit à 70 ans… Enfin, j’ai
commencé à 67-68 ans. C’est donc tard. Un peu comme César Franck si je puis
dire [rires], je suis un vieux « jeune compositeur ».
B. S. : Mais vous composez beaucoup, désormais,
est-ce une nécessité vitale pour rattraper le temps plus ou moins perdu ?
B. F. : Oui, dans ce domaine, je suis désormais
beaucoup plus actif. Je suis en train de réfléchir à un nouvel opéra. Mais je
n’ai pas encore trouvé le sujet. Je n’ai pas encore non plus reçu d’invitation
ferme. Mais en ce moment, j’ai diverses œuvres en écriture et en projet. Je
viens de terminer une pièce pour le
ténor Julian Prégardien, la soprano Pia Davila et l’Ensemble Modern de
Francfort. Aujourd’hui, je suis revenu à la partition pour voix et orchestre
pour le London Symphony Orchestra, et j’ai d’autres projets sur le feu. Pour le
LSO, j’ai sélectionné des textes d’une très belle écrivaine québécoise
autochtone, Joséphine Bacon, écrits dans
la langue traditionnelle innue, mais ils seront chantés en anglais.
B. S. : Pour en revenir à Aix-en-Provence, vous
y êtes retourné en acteur pour y assurer l’intérim de Pierre Audi, subitement
décédé le 3 mai 2025. Comment s’est déroulé ce retour imprévu ?
B. F. : Ce retour était très étrange, après sept
ans, ce qui m’a conduit à retrouver beaucoup de personnes que j’avais fréquentées
et appréciées parmi les équipes aixoises. Je ne me suis pas vraiment trouvé à
la direction, car ce n’était pas ma programmation. En fait j’ai essayé
d’accompagner les équipes pour réaliser dans les meilleures conditions
possibles cette édition, et j’ai commencé à préparer à la fois l’édition 2026
et à accompagner le processus de la succession (4).
B. S. : Vous connaissiez bien Pierre Audi, qui
avait longtemps dirigé l’Opéra d’Amsterdam…
B. F. : Nous avons beaucoup travaillé ensemble,
entre Aix et Amsterdam. J’admire ce qu’il a accompli à l’Opéra National des
Pays-Bas et sa capacité à aller chercher des gens extérieurs au monde de
l’Opéra, par exemple Simon McBrurney, Simon Stone, de les amener du théâtre
lyrique, à l’instar d’artistes plasticiens. Il était en permanence très
attentif à faire vivre le monde de l’Opéra, point de vue que nous
partagions.
B. S. : Ce qui explique le fait que la
succession s’était très bien passée. Ce fut plutôt une continuité dans le
renouveau des objectifs du Festival d’Aix-en-Provence, entre vous deux.
B. F. : Sur de nombreux points, en effet.
Maintenant, j’ai résolu d’arrêter totalement la direction d’institutions. J’ai
pris cette décision en 2018 et je m’y tiens. Mon activité essentielle est la
composition. Je ne refuse pas de donner des conseils, ou de participer à un
jury, mais mon travail est redevenu plus individuel ou au maximum en équipe
réduite.
B. S. : Avez-vous envie d’écrire pour des
instruments solistes ?
B. F. : La forme concertante ne m’a pas vraiment
attiré. Mais j’ai écrit une pièce pour violoncelle et orchestre à la suite
d’une commande de La Monnaie. Je dois dire que depuis plus d’une dizaine
d’années, le travail sur la voix et sur le texte me passionne vraiment. Ce
n’est pas exclusif, mais c’est le centre de ma création.
B. S. : Ce qui est naturel pour un homme
d’Opéra…
B. F. : Voilà. Impossible de cacher le naturel,
il revient au galop !
B. S. : Votre répertoire d’interprète est très large,
depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. Vous vous êtes notamment attaché à la
musique espagnole, qui est important à l’époque de Vittoria, avant une sorte de
« traversée du désert » jusqu’au tournant des XIX-XXe siècles. Quel est votre rapport avec le
répertoire ibérique ?
B. F. : J’y suis très sensible, particulièrement
à celle de Francisco Correa de Arauxo (1584-1654). J’ai enregistré deux CD de
sa musique en 1989 et 1990, et plus récemment cinq nouveaux CD qui sont parus
chez Ricercar. Ce compositeur me touche particulièrement pour quantité de
raisons liées à la fois à la culture espagnole, à la persistance d’éléments
arabo-andalous, à sa façon de travailler les clairs-obscurs, à une expressivité
extrêmement intense, incandescente, et j’aime l’Espagne et ses orgues. Je suis
très touché par ce répertoire, mais il est vrai qu’au-delà du XVIIe
siècle, la musique espagnole des XVIIIe et
XIX, à l’exception de Cabanillés, n’est pas à mon sens capitale. Un peu comme
la musique anglaise après Henry Purcell.
B. S. : Il faut attendre Falla, Granados…
B. F. : Effectivement, il faut attendre Falla,
qui est passionnant, et aujourd’hui il y a toute une série de compositeurs de
qualité. . Je donne régulièrement des concerts d’orgue en Espagne. J’ai été plusieurs fois invité
par le Festival Bach de Madrid, deux fois ces dernières années par le Festival
de Grenade, en Andalousie… J’ai pas mal de contacts en Espagne, et c’est
toujours un bonheur de m’y rendre.
B. S. : La littérature espagnole, ne vous
a-t-elle pas encore inspiré ?
B. F. : Je ne parle pas bien l’espagnol..
Jusqu’à présent, je n’ai pas eu l’occasion d’écrire en espagnol. Je le fais
volontiers en Italien, en anglais, en allemand, en français, mais en espagnol
ou en russe ce serait plus difficile.
B. S. : Sur le plan de la politique culturelle,
il est de plus en plus difficile d’obtenir des subsides, non seulement en
raison des problèmes économiques mondiaux, mais aussi parce que les édiles
politiques rasent dans le sens du poil, c’est-à-dire que le divertissement
populaire prime, les musiques mercantiles. Comment voyez-vous l’avenir ?
Début septembre dernier, la Philharmonie de Paris a organisé un cycle
symphonique appelé « Les Prem’s » en référence aux Prom’s de Londres,
avec un parterre défait de ses sièges réunissant huit cents personnes debout au
lieu des quatre cent cinquante places assises habituelles, accessibles pour une
somme modique de 15 euros. Si bien que quantité de jeunes ont découvert la
musique d’orchestre, la majorité ayant entendu la Neuvième de
Mahler avec plaisir, donnée par l’Orchestre Philharmonique de Berlin…
B. F. : Les deux phénomènes sont concomitants,
un aspect négatif qu’est le consumérisme et la marchandisation de l’art qui est
un problème à l’échelle planétaire, et, en contrepoint, il y a toute une série
d’éléments réjouissants et positifs comme celles que vous venez d’évoquer, qui
sont l’assez bonne santé de l’opéra contemporain, de la création, toute une
série de facteurs encourageants, mais je pense que nous sommes malgré tout en
train d’entrer en résistance, et je ne sais pas jusqu’où ira le
processus. Quand on voit l’évolution aux Etats-Unis, cela donne vraiment froid
dans le dos. Tant et si bien que je pense qu’il nous faut réfléchir sur la
façon de résister. Pour moi, la poésie est une forme de résistance, la musique
de qualité également, donner des concerts d’orgue peut aussi devenir une forme
de résistance. J’organise des concerts pour la paix à partir de la Belgique
avec la volonté d’en faire un événement de dimension européenne. Je crois qu’il
faut être conscient du fait que nous sommes entrés dans une période très
dangereuse, et qu’il faut veiller à ne pas nous laisser entraîner dans cette
spirale négative.
B. S. : Il se trouve de plus en plus de jeunes
musiciens surdoués dans les conservatoires, que vont-ils devenir ?
B. F. : Ils doivent pouvoir pratiquer leur
musique. Mais il va falloir trouver de nouvelles solutions. On parle
d’entreprenariat, du fait que l’on soit autoentrepreneur de son travail. Nous
allons devoir trouver de nouveaux modèles économiques. Je pense que nous allons
vers une mutation à grande échelle. Dans cette mutation, il peut y avoir des
choses catastrophiques, mais il peut aussi y en avoir de très positives. Il
faudra que le monde de la Culture soit flexible et s’adapte pour le meilleur et
pas pour le pire.
B. S. : Vous êtes très engagé sur le plan
politique culturelle, sociétale. N’avez-vous jamais cherché à vous engager plus
à fond dans ce domaine ?
B. F. : Quand j’étais jeune, j’ai été militant,
mais depuis quarante ans je considère que c’est inclus dans mon travail
artistique, de transmetteur, etc. C’est là que se situe mon engagement, je
n’adhère à aucun parti, je n’ai pas l’intention de devenir un responsable
politique, mais en revanche je pense que comme citoyen nous sommes tous appelés
à nous engager. J’essaye donc de le faire là où je suis.
B. S. : Quelle est à vos yeux la place de
l’art au sein de la société ?
B. F. :
Si tant de responsables politiques négligent la dimension artistique, c’est
parce qu’ils la considèrent comme quelque chose de décoratif, un
divertissement, un loisir, alors que nous savons à quel point la musique,
l’opéra, le théâtre, mais aussi la danse, le théâtre, la littérature et bien
entendu le cinéma sont des outils d’appropriation du monde. Impossible de
comprendre ce dernier si nous ne prêtons pas attention à la vision de
l’artiste. Il s’agit d’un immense travail de sensibilisation à
entreprendre ; non pas d’instrumentalisation, ce qui serait évidemment dangereux,
mais pour replacer l’art au cœur de la société. Voilà une quinzaine d’années,
nous avons fondé avec un certain nombre de confrères l’association Culture et
Démocratie. Notre but était précisément de replacer l’art et la culture au cœur
de la cité, d’élargir l’accès du public aux formes les plus diverses
d’activités culturelles et de créer des passerelles interdisciplinaires et
intercommunautaires, notre époque ayant trop tendance au cloisonnement.
Aujourd’hui, un jeune compositeur connaît peu de jeunes plasticiens ou de
jeunes metteurs en scène. Chacun vit dans son monde. C’est non seulement un
problème d’éducation, mais aussi de conception de l’art. Je crois que
l’enseignement artistique tel qu’il a été mis en place au XIXe
siècle s’est orienté vers certains modèles dominants, comme le virtuose,
l’artiste romantique. Il faut impérativement revoir cette conception. Le
virtuose existe encore, certes, mais il y a aujourd’hui mille fonctions
artistiques qui impliquent un autre type de relations avec le monde. La notion d’artiste
en résidence, par exemple, extrêmement importante, nous a beaucoup aidés à
La Monnaie et à Aix-en-Provence. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est à quel point
les lieux de culture, même les plus prestigieux, se sont coupés de la création.
J’ai eu le bonheur à La Monnaie de travailler avec des artistes en résidence
tels que la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker dans le domaine de la
danse, Philippe Boesmans et Fabrizio
Cassol dans le domaine de la musique, avec pour chacun des itinéraires
distincts, mais tous les trois ont apporté à La Monnaie des éléments
considérables, bien au-delà de leur propre travail, des réseaux d’artistes, des
modes de pensée, une présence dans des processus, etc. Je suis convaincu que
mon action n’aurait pas été la même sans ces résidences, ces proximités aussi
avec d’autres artistes importants, écrivains, chorégraphes, metteurs en scène,
etc., qui ont nourri ma réflexion. Si bien que je m’étonne que si peu
d’institutions culturelles fassent appel à ce modèle, qui n’a rien de
contraignant et qui peut être décliné de toutes les façons. J’aurais aimé
accueillir en résidence davantage d’écrivains, de vidéastes, aller plus loin
dans la proximité et l’interdisciplinarité. L’opéra dans la cité, c’est aussi
être une corde de résonance, le miroir d’un certain nombre d’enjeux de société.
Cela ne procède pas forcément d’une volonté délibérée, mais quand nous nous
sommes retrouvés dans l’affaire Dutroux qui bouleversa la Belgique entière et
au-delà, tandis que La Monnaie présentait The Turn of the Screw,
l’œuvre de Britten est entrée en résonance avec la maltraitance des enfants.
Les premières productions d’opéras russes, comme La Khovanstchina en
1995 avec des chanteurs qui, pour la plupart, sortaient pour la première fois
de Russie et d’Ukraine, ont constitué des moments d’une force considérable. Les
rubriques « International » des journaux se sont emparées du
spectacle. J’ai tenu à montrer que le travail de l’artiste est le contraire
d’un travail en chambre, et même quand il travaille en chambre, il reste relié
au réel.
Propos recueillis par Bruno
Serrou
Samedi 6 septembre 2025, complétés et révisés le 14 novembre 2025
1) 1CD Ricercar RIC 474 (Outhère Music)
2) 1CD Fuga Libera FUG 844 (Outhère Music)
3)
Ted Huffmann a été nommé fin octobre 2025 directeur général du Festival
International d’Art lyrique d’Aix-en-Provence, où il succède à Pierre Audi,
décédé subitement le 3 mai 2025
4) id.








Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire