lundi 30 janvier 2023

Disciple de Francis Poulenc, le pianiste Gabriel Tacchino est décédé la veille du 60e anniversaire de la mort de son maître, le 29 janvier 2023

Gabriel Tacchino (1934-2023). Photo : DR

Gabriel Tacchino est mort dimanche 29 janvier 2023 à l’âge de 88 ans. Né à Cannes le 4 août 1934, après avoir étudié au conservatoire de Nice, il s’était perfectionné auprès de Jean Batalla, Jacques Février et Marguerite Long au Conservatoire de Paris entre 1947 et 1953. Disciple de Francis Poulenc, qu’il a rencontré en 1958 par l’intermédiaire de Jacques Février, il en a gravé la première intégrale discographique de l’œuvre pour piano. Professeur au CNSM de Paris de 1975 à 1994, il avait fondé en 1975 le festival Les Nuits musicales du Suquet, église de Cannes, sa ville natale, qu’il a dirigé jusqu’en 2011. Remarqué par Herbert von Karajan, qui l’invite à jouer avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin et avec celui de La Scala de Milan, il se produit très vite avec les plus grands chefs d’orchestre, Pierre Monteux, Jascha Horenstein, André Cluytens, Riccardo Muti entre autres. Depuis sa retraite du CNSMDP, il enseignait à la Schola Cantorum de Paris depuis 2009.

A la mémoire de ce très grand musicien français et de son maître Francis Poulenc, morts tous deux à vingt-quatre heures et soixante ans de distance, je reprends ici un entretien que Gabriel Tacchino m’avait accordé fin décembre 1998 au sujet de son maître pour le quotidien La Croix daté 7 janvier 1999, pour le centenaire de la naissance de Poulenc. 

Francis Poulenc et Gabriel Tacchino. Photo : DR

Bruno Serrou : Comment s’est passée votre première rencontre avec Francis Poulenc ?

Gabriel Tacchino : Le 9 décembre 1958, je jouais à Monte-Carlo un concerto de Serge Prokofiev. Je ne savais pas qu’il était là. Il est venu me parler de Prokofiev qu’il avait bien connu pour avoir été son partenaire aux cartes dans d’interminables parties fortement arrosées. Quatre jours plus tard, je donnais à Cannes quelques-unes de ses pièces pour piano. Le sachant dans la salle, j’ai eu un léger trou de mémoire. « Oh, tu sais, m'a-t-il dit à l’entracte, cela m’est arrivé au même endroit ! - Mais c'est vous qui l'avez écrit ! - Oui, mais j’ai toujours des doutes !... J’apprécie ta façon de jouer ma musique et j’aimerais que l’on se voie régulièrement. » C'est ainsi que j'ai commencé à travailler avec lui, notamment à Cannes où il séjournait souvent. A Paris, un 31 décembre, alors que je m’apprêtais à sortir avec des amis du Conservatoire, le téléphone sonna. C’était Poulenc, qui me dit : « Tu sais combien on t’aime, Jean Cocteau et moi, tu es notre fils spirituel...  - Bon, ben d’accord, et alors ? - On aimerait que tu réveillonnes avec nous. » Impossible de refuser : il y avait Georges Auric, Jean Cocteau, Jacques Février, Henri Sauguet... Poulenc avait treize convives à sa table... je fis le quatorzième.


B. S. : Qu’attendiez-vous de sa part ?

G. T. : Qu'il me fasse travailler ses œuvres. Chez lui, les mouvements vifs le sont trop. « Comment peut-on jouer la Toccata à cette allure ? - Oui, mais toi tu fais les notes, moi pas, donc ça va plus vite. - Ce n'est pas une raison ! Si on respecte le tempo, c’est pratiquement injouable. - Je l’ai écrite pour Vladimir Horowitz. Quand il la joue je ne la reconnais pas tant c’est extraordinaire. - Oui, mais Horowitz... - Il y a deux solutions, ou tu ne fais pas les notes comme moi ou tu les fais toutes comme Horowitz ! » A la fin de la conversation, il prit ma partition et y écrivit : « Ne te décourage pas, ça viendra. » Suivait la dédicace : « Pour Tacchino, qui jouera Toccata alla polonia. »


B. S. : Suspectée de légèreté, la musique de Poulenc ne serait-elle pas en fait très sérieuse ?

G. T. : Elle est légère dans la mesure où elle est parfois plus proche de la Bastille que du XVIe arrondissement. Mais il ne faut pas oublier que, de par son père d’origine terrienne aveyronnaise, il reçut une éducation religieuse pratiquante qui influa sur une large part de son œuvre, alors que, par sa mère, il était un artisan, d’où la précision du détail de sa musique. Après la mort de son père en 1917, l’indifférence religieuse de sa mère ne l’incita pas à pérenniser sa dévotion. Il connut un moment de flottement, puis l’envie de faire la fête l’emporta, mais il finit par revenir à la religion. Le matin de sa mort, je lui ai téléphoné d’Avignon pour lui rendre compte du récital que j’avais donné la veille. Sa gouvernante me dit : « Monsieur ne peut vous parler, il est enroué… » A 13 heures, une crise cardiaque l’emportait. Ce fut un choc terrible. Il était très dévoué pour les êtres qu'il aimait. Je lui dois beaucoup.

Propos recueillis par Bruno Serrou



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