mercredi 25 janvier 2023

Piano**** superlatif : Elisabeth Leonskaja a fait chanter de façon admirable les Sonates de Johannes Brahms à la Philharmonie

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 24 janvier 2023

Elisabeth Leonskaja. Photo : (c) Bruno Serrou

Le vocabulaire de la langue française paraît fort pauvre pour qualifier la sublime intégrale des Sonates de Johannes Brahms qu’a offerte l’immense Elisabeth Leonskaja au public que l’on attendait plus fourni de la Philharmonie de Paris et Piano**** mardi soir. 

Elisabeth Leonskaja. Photo : (c) Bruno Serrou

Johannes Brahms, qui a beaucoup écrit pour le piano, concentre ses œuvres solistes au début et à la fin de sa vie de compositeur. Ainsi, ses trois Sonates sont concentrées entre 1852 et 1853, Brahms avait 19-20 ans, et portent donc ses premiers numéros d’opus, premier, deuxième et cinquième. Ces œuvres sont de véritables poèmes pour piano, tant la technique et surtout leur caractère dramatique impressionnent. C’est d’ailleurs dans cet ordre, Sonate n° 2, Sonate n° 1 et Sonate n° 3, qu’Elisabeth Leonskaja a présenté son programme. 

Ecrite à Hambourg en 1853, dédiée à Joseph Joachim, la première Sonate en ut majeur porte le numéro d’opus 1 parce que le compositeur la choisit pour la première de ses œuvres qu’il a considérée comme digne de publication, la jugeant supérieure à sa véritable première sonate. C’est Breikopf & Härtel qui, sur les recommandations de Robert Schumann, publiera cette sonate en même temps que celle qui allait devenir la deuxième bien qu’écrite précédemment. Parmi ses quatre mouvements dans lesquels il révèle déjà ses son sens des longues phrases mélodiques qui font sa caractéristique, Brahms reprendra le deuxième qui adopte la forme thème et variations et s’inspire du chant populaire Verstohlen geht der Mond auf (Furtivement la lune se lève) pour chœur de femmes en 1859.

« Dans la première sonate, il se trouve des écarts d’accords, des sonorités absolument révolutionnaires, me disait le pianiste François-Frédéric Guy. Schönberg l’avait bien démasqué au début du siècle dernier, Brahms est bel et bien un révolutionnaire. Le rythme est nouveau, le pianisme est nouveau, la projection orchestrale de la musique, même par rapport à Liszt est différente. Liszt est bien sûr très orchestral, mais Brahms arrive à une orchestration du piano tout à fait exceptionnelle, il opte pour des choses parfois loin d’être séduisantes, alors que Liszt est toujours dans la séduction. Brahms est un virtuose au début de sa carrière. Néanmoins, ce n’est pas la virtuosité qui l’intéresse, mais un piano qui soit différent. »

Johannes Brahms (1833-1897). Photo : DR

Dédiée à Clara Schuman, la Sonate n° 2 en fa dièse mineur op. 2 compte elle aussi quatre mouvements, le deuxième étant aussi de forme thème et variations, fondée cette fois sur le Minnesang Mir ist leide (Je suis désolé). Cette deuxième sonate, en fait la première écrite, date de novembre 1852. Quelques mois plus tard dans l’année 1853, Brahms jouait à Leipzig et s’imposait comme un organisateur de concert virtuose. Il tournait avec sa Première Sonate. Cette œuvre était l’un de ses chevaux de bataille, à Leipzig. Un jour, il l’a jouée en présence de Franz Liszt et d’Hector Berlioz, venus eux aussi pour leurs propres œuvres dans la cité saxonne, qui ont été éblouis. Liszt, qui a adoré cette première sonate, a demandé à Brahms de lui montrer la partition qu’il a déchiffrée sur le champ sans la moindre erreur, d’après ce que rapporte Brahms. Cette musique lui est apparue neuve et audacieuse. Quant à Berlioz, sortant du même concert, il a dit, d’après ses Mémoires : « Quel est ce jeune-homme si timide qui s’avise de faire une musique aussi nouvelle ? »

Photo : (c) Bruno Serrou

La Sonate n° 3 en fa mineur op. 5 a été conçue en 1853 à Düsseldorf. C’est avec elle que Brahms conclut son cycle de sonates pour le piano, donnant naissance à la plus longue. Avec ses cinq mouvements, dont deux Andante - le premier ayant été composé en 1852 d’après le poème Junge Liebe (Amour de jeunesse) de Karl Sternau -, elle se déploie sur plus d’une quarantaine de minutes. C’est la seule qu’il soumit à l’appréciation de son mentor Robert Schumann, qui la qualifia de « symphonie déguisée ». La gamme dynamique est considérable et la palette de couleurs très vaste, au point d’apparaître de fait, par sa forme, son développement, sa durée, la beauté, l’ampleur et la variété inouïe de ses sonorités, l’amplitude de ses dynamiques, comme une véritable symphonie pour piano seul.

Photo : (c) Bruno Serrou

C’est une intégrale superlative de ces sonates de Brahms qu’a offert mardi 24 janvier Elisabeth Leonskaja au public parisien. Quel engagement ! Quel nuancier ! Quel toucher, plein, puissant, souple, aérien, précis… Ses phrasés, ses rubatos, ses ralentendi, ses sonorités charnelles et d’une amplitude extraordinaire ont fait sonner le piano tel un très grand orchestre symphonique aux graves à se pâmer… Une soirée magnifique, comme il en est peu ! Et cet opu5, d’une grandeur épique, d’une densité, d’un souffle infini, d’une richesse de couleurs inouïe. Mais c’est l’ensemble de cette intégrale des trois sonates brahmsiennes, données dans l’ordre de leur genèse, qu’il convient de saluer, tant la pianiste géorgienne a mis de profondeur, de noblesse, de poésie dans son interprétation, au point de susciter un silence absolu quasi mystique de la part du public littéralement cloué dans les fauteuils de la salle Pierre Boulez de la Philharmonie.

 A l’issue de ce somptueux programme, aussi dense qu’exigeant, la pianiste géorgienne a donné en bis une page des plus apaisées, le délicieux mouvement lent de la Sonate pour piano n° 16 en ut majeur « Sonata simplice » KV. 545 de Mozart.

Bruno Serrou

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