mardi 17 janvier 2023

L’onirique Mantra de Karlheinz Stockhausen de Jean-François Heisser et Jean-Frédéric Neuburger

Paris. Théâtre des Bouffes du Nord. Cycle « La belle saison ». Lundi 17 janvier 2023

Jean-François Heisser et Jean-Frédéric Neuburger. Photo : (c) Bruno Serrou

Voilà près d’une décennie, le 28 juin 2013, au CentQuatre dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, Jean-François Heisser et Jean-Frédéric Neuburger donnaient pour la première fois à Paris leur conception de l’œuvre-monde de Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Mantra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/06/deux-personnalites-dissemblables-mais.html). Dix ans plus tard, les deux musiciens, le maître et l’élève devenu maître à son tour, ont considérablement évolué dans leur vision de cette partition emblématique du répertoire pour deux pianos du XXe siècle, avec le concours de Serge Lemouton à la console électronique live.

Micro (pour la captation du son et sa transformation live), pupitre (pour commandes informatique IPad, à droite, absent sur la photo, le Wood block), les crotales, le clavier et les pédales du Steinway. Photo : (c) Bruno Serrou

Mantra, qui suit Hymnen pour bande quatre pistes (1966-1967) et Stimmung pour six chanteurs et six micros (1968), marque une véritable césure dans l’évolution de Stockhausen. C’est en effet à partir de cette immense partition composée en 1969-1970 qu’il initie un retour aux concepts classiques (harmonie, mélodie, thème). Dans Mantra pour deux pianos et électronique en temps réel, le compositeur allemand réconcilie tous les styles pianistiques, de Schumann à Thelonious Monk en passant par Liszt, Debussy, Schönberg, Webern, Berg, Bartók, Messiaen, et les musiques extra-européennes, avec notamment l’utilisation de crotales et de Wood blocks joués par les pianiste en guise de ponctuations. L’architecture, la richesse du matériau harmonique et mélodique, et, surtout, l’ingéniosité du projet formel annoncent l’évolution ultérieure de Stockhausen. Cette partition repose en effet sur une formule unique, répétée cent cinquante-six fois, sous toutes les formes possibles, allant en s’amplifiant ou en se comprimant.

Jean-François Heisser et Jean-Frédéric Neuburger (et leurs tourneuses de pages). Photo : (c) Bruno Serrou

Commandée par le Festival d’Edimbourg, cette œuvre d’une ampleur exceptionnelle, a été créée au Festival de Donaueschingen le 18 octobre 1970 par Aloys et Alfons Kontarsky, à qui Stockhausen destinait expressément Mantra, après avoir connu une genèse rapide quoiqu’étalée dans le temps. En effet, en septembre 1969, Stockhausen esquissait sur un vol qui le conduisait à Los Angeles « une sorte de pièce de théâtre pour deux pianos » qu’il intitula tout d’abord Vision. En mars 1969, il commençait à travailler sur la partition, mais s’interrompit après avoir rédigé trois pages. En septembre, pendant un voyage en automobile entre Madison (Connecticut) et Boston (Massachussetts), une mélodie lui vint à l’esprit qu’il conçut avec l’idée de la déployer à longue échelle pour une œuvre pouvant attendre voire dépasser la soixantaine de minutes. Il nota sans attendre la mélodie sur le dos d’une enveloppe. Après avoir abandonné Vision, Stockhausen reprit la mélodie qu'il avait griffonnée et traça le plan formel et le squelette de Mantra entre le 1er mai et le 20 Juin 1970 au cours d’un séjour à Osaka. Puis il paracheva la partition en son domicile de Kürten d’une seule traite, entre le 10 Juillet et 18 Août de la même année. Les cymbales ou crotales, instruments de culte parmi les plus anciens, appelant à la prière, invoquant le divin, accompagnant la mort, complètent et élargissent l’attaque et la résonance des sons des pianos, et les relie ainsi au son sinusoïdal qui s’y ajoute à travers la modulation en anneaux, tandis que les Boku-sho (Wood blocks), qui servaient à accompagner des invocations magiques et extatiques, acquièrent, par leur effet de signal, une fonction formelle structurant le discours. L’Extrême-Orient, comme souvent chez Stockhausen, gouverne en effet l’œuvre entière. Le Mantra désigne de fait des formules magiques, des phrases sacrées qui, dans la tradition de la philosophie yogi indienne du tantrisme, dont l’idée-force est que « tout est un et chaque partie exerce une influence sur le tout », servent à exercer la concentration dans le but d’élargir la conscience et obtenir des forces spirituelles particulières. Le finale d’une rapidité à couper le souffle est une compression de l’ensemble de l’œuvre déployée en un laps de temps extrêmement bref, toutes les augmentations et transpositions y étant rassemblées en quatre strates exécutées à une vitesse considérable.

Jean-Frédéric Neuburger, Jean-François Heisser et Serge Lemouton. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme à son habitude, Jean-François Heisser a présenté l’œuvre, partageant cette fois son introduction avec son partenaire, Jean-Frédéric Neuburger. Dans l’acoustique chaude et précise du Théâtre des Bouffes du Nord, qui invite à l’intimité, l’œuvre est apparue plus libre, souple, aérée, moins contrainte qu’il y a dix ans. Le dispositif était moins resserré, car tandis qu’ils étaient disposés côte à côte au CentQuatre, queues parallèles, les deux pianos cette fois se faisaient face, queue contre queue. Inversant leurs rôles par rapport au CentQuatre, Jean-François Heisser cette fois au premier piano, et Jean-Frédéric Neuburger au second piano, ont donné une exécution littéralement enivrante. L’œuvre a atteint sous leurs doigts une évidence, une maturité, une souplesse, une fluidité avec un naturel confondant. Les deux pianistes ont ainsi offert une vision onirique et colorée avec un brio fascinant, les deux musiciens étant cette fois totalement en parfaite osmose, chacun exaltant le son dans un même élan voluptueux et hypnotique, les reliefs et les couleurs se développant d’une façon singulièrement libre, d'une force poétique extraordinaire, soulignant l’onirisme de Mantra, qui a atteint la dimension et le ton d’un classique, dans l’héritage direct du XVIIIe siècle à travers la totalité des conquêtes de l’écriture et du jeu pour clavier depuis la synthèse de Jean-Sébastien Bach jusqu’à nos jours, valorisant l’aspect visionnaire de Stockhausen qui reste d’une prégnante actualité. Magie du son, clarté, digitalité, intensité dramatique, luminosité, virtuosité ont admirablement servi ce prodigieux chef-d’œuvre.

Bruno Serrou

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