vendredi 8 février 2013

Yuja Wang, fascinante dans Prokofiev, et Juraj Valčuha captivent l’Orchestre de Paris et la Salle Pleyel au grand complet



Paris, Salle Pleyel, mercredi 6 février 2013

 Yuja Wang en répétition avec Juraj Valčuha et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris


Comme l’an dernier à pareille époque (http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/02/nicholas-angelich-et-juraj-valcuha-au.html), Juraj Valčuha a proposé mercredi avec l’Orchestre de Paris un concert où, dès le début, la public s’est senti comme en état d’apesanteur, tant tout s’était annoncé, a semblé a priori et s’est avéré a posteriori parfait : programme, rare mais somptueux, soliste, chef, orchestre… Tout a participé à l’accomplissement de cette soirée comme on aimerait en entendre plus souvent mais que l’Orchestre de Paris tend à normaliser de plus en plus. Une ouverture de concert assurée par de chatoyantes Danses de Galánta de Zoltán Kodály (1882-1967) trop peu programmées par les orchestres français alors qu’elles mettent en valeur les pupitres solistes, bois, cordes et cuivres mêlés, et que l’élan tourbillonnant de ces musiques à connotation tzigane qui les emplissent est si communicatif. Cette ville marchande désormais slovaque située entre Budapest et Vienne où Kodály passa son enfance qu’est Galánta, a inspiré en 1933 au compositeur hongrois des pages nostalgiques et fébriles, en fait des danses de recrutement militaires mâtinées d’esprit tzigane plus ou moins authentique, le tout évoquant son opéra Háry János (1925-1926). Juraj Valčuha chante ici dans son jardin, et  met en évidence, avec un naturel et un plaisir communicatif, la richesse et les aptitudes à la coloration des pupitres de l’Orchestre de Paris, qui s’en sont donné à cœur joie. 


Serge Prokofiev (1891-1953). Photo : DR

Le Concerto pour piano n° 2 en sol mineur, op. 16 de Serge Prokofiev (1891-1953) a été l’occasion pour l’Orchestre de Paris et Juraj Valčuha de retrouver Yuja Wang deux ans après une éblouissante Rhapsodie sur un thème de Paganini de Serge Rachmaninov. A 25 ans, frêle et menue mais toute en muscles, la jeune pianiste chinoise captive par la vaillance de son jeu, la précision de ses attaques, l’élasticité et l’adresse infaillible de ses doigts, la richesse de son nuancier, son aptitude au chant, sa tenue naturelle devant le clavier, le charme qui émane de son être. Wang est musicienne jusqu’au profond de sa chair. Son interprétation du concerto de Prokofiev a fasciné. Composé en Russie en 1912, où il fut créé le 5 septembre 1913 à Pavlovsk, reconstitué de mémoire à Paris en 1923 avec une orchestration plus ample, ce concerto d’une demi-heure compte quatre mouvements forts contrastés en eux-mêmes qui permettent d’exprimer autant au soliste (en l’occurrence à la soliste) qu’à l’orchestre une grande diversité de climats propres à exalter la musicalité des deux entités. Le morceau initial inclut une longue cadence dans laquelle Yuja Wang a fait preuve d’un brio et d’une poésie saisissants. L’entente pianiste/chef/orchestre a été totale, Valčuha enveloppant Wang des sonorités moelleuses de l’Orchestre de Paris. 

 Yuja Wang. Photo : DR

Après avoir offert le bouquet de fleurs qui lui avait été remis à Roland Daugareil, le premier violon solo de ce programme, qui l’a lui-même donné Nathalie Lamoureux, troisième violon solo, la pianiste chinoise a proposé en bis une hallucinante Toccata en ré mineur op. 11 que Prokofiev a composée la même année que son Concerto n° 2. Geste magnétique quoique sans fioritures, grâce aérienne du touché ont médusé le public de Pleyel. 



Alexandre Zemlinsky (1871-1942). Caricature des années 1930. Photo : DR

Chef d'orchestre et pédagogue réputé, Alexandre Zemlinsky (1871-1942) est un immense compositeur, non seulement lyrique (ses opéras s’imposent peu à peu en France, son Der Zwerg vient d’être repris à l’Opéra Garnier, ) mais aussi symphonique. Conjuguant les deux aspects de sa personnalité, sa Symphonie lyrique l’a déjà prouvé en maintes occasions en France, mais sa plus rare Seejungfrau (Petite sirène) découverte dans les années quatre-vingt l’a confirmé mercredi soir, deux ans après l’avoir fait voilà deux ans dans cette même salle, mais avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Andrey Boreyko. Composé en 1902-1903, créé au même programme que le Pelléas et Mélisande de l’élève Schönberg, le 25 janvier 1905, la partition fut immédiatement retirée par son auteur. Lorsque ce dernier, fuyant l’Anschluss, quitta l’Europe en 1938 pour New York, emporta seulement deux mouvements de sa Petite sirène dans ses bagages. Les trois parties de la partition ont finalement été retrouvées en 1984. Depuis lors, cette puissante partition acquiert lentement mais sûrement une place amplement méritée dans le répertoire. Davantage placé dans l’héritage de Brahms, à qui Zemlinsky doit ses premières publications, que de Wagner, Mahler ou Richard Strauss, cette fantaisie pour orchestre d’après le conte éponyme de Hans Christian Andersen est d’origine autobiographique, tout comme l’ensemble des œuvres du compositeur. Alma Schindler, son élève à qui il vouait un amour profond mais qui, tout en l’estimant et se laissant porter au flirt pendant deux ans, le considérait comme un nabot hideux, s’était mariée en 1900 avec le plus beau parti de la musique qui se puisse alors trouver sur la place de Vienne, le compositeur chef d’orchestre et directeur de l’Opéra de la capitale impériale, Gustav Mahler, que Zemlinsky admirait. Ce dernier se tourna alors vers l’histoire de cette sirène d’Andersen, celle-là même qui inspire simultanément à Dvořák l’opéra Rusalka créé le 31 mars 1901, y voyant l’écho de sa propre expérience.

 
Alma Schindler (1879-1964), à l'époque où elle était l'élève d'Alexandre Zemlinsky. Photo : DR 

Dans le conte d’Andersen, la sirène sauve un prince de la noyade et en tombe amoureuse. Son sentiment la pousse à solliciter la Mer-sorcière, qui, en échange de sa voix - elle lui coupe carrément la langue ! -, la rend humaine. Mais le marché est risqué, car si la sirène ne réussit pas à conquérir le cœur du prince, elle est vouée à la mort. Lorsque le prince épouse une autre femme, les sœurs de la sirène supplient la Mer-sorcière de la sauver. Cette dernière décrète alors que la sirène doit tuer le prince, mais celle-ci ne peut se résoudre au geste fatal. Le cœur brisé, elle plonge dans la mer, mais, au lieu de périr, elle se transforme en Fille de l’Air et se voit offrir une nouvelle chance de récupérer son âme immortelle. Selon le biographe Olivier Beaumont, le compositeur se voyait dans cette œuvre comme la sirène essayant de conquérir le cœur du prince-Alma



Alexandre Zemlinsky et Arnold schönberg. Photo : DR 
La fantaisie symphonique débute comme le conte, qu’elle suit quasi littéralement. Zemlinsky narre l’histoire par le biais d’une série de motifs. Parmi eux, une figure, qui représente le fond de l’océan, et le thème de la sirène, douze notes introduites par le violon solo, sont parmi les motifs exposés au début du premier mouvement. Au centre du morceau, qui tient le rôle du développement après la longue exposition thématique qui le précède, dépeint la tempête mouvementée au cours de laquelle le prince tombe dans l’eau. Au moment où la musique semble sur le point d’atteindre son point culminant, se présente une douce et lyrique exposition du thème de la sirène. Le mouvement central, un scintillant scherzo, renvoie au bal du palais du roi-Mer. L’orchestration est brillante, évoquant plus ou moins Richard Strauss. Lorsque la sirène entre dans la tanière de la Mer-sorcière, la musique se fait soudain mystérieuse et tragique. Un motif de grande noblesse, à l’image de l’âme immortelle de la Sirène, se fait entendre avant le retour de la musique de bal, plus étincelante qu’au début. A l’exorde du finale, la sirène fait ses premiers pas sur d’être humain. Zemlinsky reprend une partie du matériau de sa partition aux élans essentiellement lyriques, jusqu’à un violent climax, qui marque la brutalité du choc de la découverte par la jeune fille du prince au bras de son épouse. Son désarroi se mue graduellement en une coda extatique, reflet de sa transformation progressive et de son immortalité promise. 



Juraj Valčuha. Photo : DR

Le tout a été délicieusement perceptible par l’auditeur, qui, grâce à l’intelligibilité de la direction évocatrice, à la fois lyrique et dramatique, de Juraj Valčuha, a pu suivre à livre ouvert non seulement l’intrigue de ce grand poème symphonique d’une cinquantaine de minutes, mais aussi tout ce qui s’y trouve de vécu et d’intimement éprouvé par l’auteur de la partition. Le chef letton a remarquablement mis en lumière une orchestration onctueuse et luxuriante mais toujours limpide et charnelle, et en instillant une singulière théâtralité, sa vision suscitant une variété de climats et de couleurs digne de cet ample poème symphonique en trois parties. L’Orchestre de Paris, qui interprétait l’œuvre pour la seconde fois (en 2004, Die Seejungfrau entrait à son répertoire sous la direction d’Armin Jordan) a partagé avec un plaisir non feint la vision du chef en exaltant les sensuelles sonorités qui font l’une des plus singulières richesses de l’écriture foisonnante de Zemlinsky et la rendent immédiatement identifiable.

 
Bruno Serrou

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