vendredi 12 mai 2023

Fantastique découverte à l’Opéra de Nancy d’un chef-d’œuvre de l’opéra polonais, "Manru" d’Ignacy Jan Paderewski

Nancy (Moselle). Opéra national de Lorraine. Mardi 9 mai 2023 

Ignacy Jan Paderewski (1860-1941), Manru. Gemma Summerfield (Ulana), Thomas Blondelle (Manru). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Splendide soirée découverte mardi 9 mai 2023 à l’Opéra national de Lorraine à Nancy avec Manru d'Ignacy Jan Paderewski sur un livret allemand tiré d’un roman de Józef Ignacy Kraszewski créé à l’Opéra d’Etat de Saxe à Dresde le 29 mai 1901, quatre ans avant Salomé de Richard Strauss en ce même théâtre. 

Ignacy Jan Paderewski (1860-1941). Photo : DR

Pianiste idolâtré par les foules du monde entier qu’il enchantait par ses exceptionnelles qualités de virtuose et par son charisme, Ignacy Jan Paderewski (1860-1941) représente bien davantage pour les Polonais. Compositeur de talent, éminent pédagogue, il est considéré comme un héros par ses compatriotes. Né le 18 novembre 1860 à Kurylowka en Podolie (désormais en Ukraine) dans une famille de la petite noblesse pauvre, orphelin de mère âgé de quelques mois tandis que son père était arrêté devant ses yeux d’enfant de trois ans par les autorités tsaristes, il entre à 12 ans au Conservatoire de Varsovie où il enseigne à partir de 1878. En 1882, il s’installe à Berlin où il est l’élève de Friedrich Kiel et où il publie ses premières œuvres. Deux ans plus tard, il étudie à Vienne avec Teodor Leszetycki (1830-1915) puis il enseigne au Conservatoire de Strasbourg et commence sa carrière internationale Salle Erard à Paris en 1888, tandis qu’à Vienne est créé son Concerto pour piano par la pianiste russe Anna Esipova (1851-1914). En 1891, il effectue sa première tournée américaine, donnant plus de cent récitals qui attirent des foules enthousiastes. Fortune faite, il s’installe à Morges, sur la rive suisse du lac Léman, puis effectue une tournée en Russie. En 1901, l’année de la création de Marnu, il perd son fils infirme. Tout en se produisant partout dans le monde, il compose et finance le monument commémoratif du centième anniversaire de la bataille de Grunwald au cours de laquelle la Pologne écrasa les chevaliers teutoniques, prononçant le discours d’inauguration le 15 juillet 1910 à Cracovie. En 1913, après des derniers concerts en Pologne (Cracovie et Lviv alors en Galicie autrichienne), il achète un ranch en Californie, où il crée en 1915 le Comité général des secours aux victimes de la guerre en Pologne, ce qui le conduit à rencontrer le président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, qui l’invite à donner un concert à la Maison Blanche le 22 février 1916, et à qui il remet en 1917 un mémorandum sur la question polonaise qu’il présente devant le Congrès américain le 8 janvier 1918. Le 1er janvier 1919, il est de retour à Varsovie, capitale d’un pays redevenu indépendant dont il devient deux semaines plus tard le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. A ce titre, il signe le traité de Versailles le 28 juin, avant de démissionner le 1er décembre, comme il le fera de ses fonctions de Délégué de la Pologne à la conférence des ambassadeurs et à la Société des Nations pour reprendre ses activités artistiques, donnant notamment un récital au Théâtre des Champs-Elysées en 1933 au profit des intellectuels juifs. Trois ans plus tard, dans sa propriété susse, il fonde le Front de Morges contre l’autoritarisme du gouvernement polonais tout en collaborant avec l’Institut Chopin de Varsovie pour l’édition des œuvres complètes. En 1939, tandis qu’il est en tournée aux Etats-Unis, l’Allemagne envahit la Pologne. Paderewski devient alors président du Conseil national polonais en exil, dont le siège est à Paris. Il quitte la Suisse le 23 septembre 1940 et retourne aux Etats-Unis par la France, l’Espagne et le Portugal. Arrivé à New York, il n’a de cesse de défendre la cause polonaise, multipliant interventions et allocutions pour venir en aide à ses compatriotes. Il prononce son dernier discours le 22 juin 1941 devant les vétérans de l’armée polonaise d’Amérique et meurt quelques jours plus tard, le 29 juin, des suites d’une pneumonie… Le 5 juillet 1992, ses cendres sont transférées dans la crypte de la cathédrale Saint-Jean de Varsovie.

Ignacy Jan Paderewski (1860-1941), Manru. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Drame lyrique en trois actes, Manru a été écrit sur un livret en langue allemande pour répondre à la commande de l’Opéra d’Etat de Dresde où il a été créé le 29 mai 1901 sous la direction d'Ernst von Schuch (1846-1914), qui dirigera six mois plus tard la création de l’opéra Feuersnot de Richard Strauss, premier des quatre opéras dont il assurera la création, Salomé en 1905, Elektra en 1909 et Der Rosenkavalier en 1911. Le livret d’Alfred Nossig (1864-1943), sculpteur, écrivain et activiste sioniste qui finit exécuté par la résistance comme collaborateur de la Gestapo dans le Ghetto de Varsovie, est adapté de la nouvelle Une cabane derrière le village du journaliste, historien, romancier prolifique polonais Józef Ignacy Kraszewski (1812-1887), livret qui sera rapidement traduit en polonais par le compositeur et Stanislaw Rossowski pour une production à l’opéra de Lwów (aujourd’hui Lviv en Ukraine) donnée le 8 juin 1901. Les deux versions allaient connaître un vif succès en Europe du nord et centrale, l’allemande étant produite à Prague, Zürich, Monte-Carlo, Nice - quant à Paris, prévues à l’Opéra Comique, les représentations furent annulées -, Bonn et Kiev, tandis qu’une adaptation en anglais était donnée à New York au Metropolitan Opera le 14 février 1902 dirigée par Walter Damrosch. Malgré cette résonance internationale initiale, l’œuvre ne connut aucune représentation après 1945 hors des frontières polonaises, jusque les années 2020, dont la réalisation scénique présentée à Nancy en coproduction avec l’Opéra de Halle où elle a été créée le 22 mai 2022. Fondée sur l’incompréhension et l’intolérance, l’intrigue tragique oppose deux communautés, l’une sédentaire, les habitants d’un village, l’autre nomade, une communauté tzigane. A l’instar de Roméo et Juliette, le Tzigane Manru et la villageoise Ulana, qui l’épouse en dépit de l’opposition de sa mère, Hedwig, s’aiment, se déchirent, se quittent, se retrouvent et finissent de tragique façon, victimes des haines et des rivalités de leurs entourages, mais aussi le désir de liberté que Manru ne peut réprimer face au besoin de sédentarité d’Ulana que contraint son enfant dont elle tient à s’occuper.

Ignacy Jan Paderewski (1860-1941), Manru. Gemma Summerfield (Ulana), Gyula Nagy (Urok). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Alors que l’Opéra de Strasbourg eût pu léginimement le monter, Paderewski ayant vécu dans cette ville où il fut professeur au Conservatoire en 1885-1886 alors qu’elle était allemande, c’est Nancy, la métropole la plus polonaise de France grâce à la figure de Stanislas Leszczynski, roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar, beau-père de Louis XV qui crée l’événement en donnant en première française son unique opéra créé voilà cent vingt deux ans. 

Ignacy Jan Paderewski (1860-1941), Manru. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Œuvre d’une force déchirante avec un orchestre fantastique empli de solos de cordes, de bois, de cymbalum, de harpe, d’enclumes, et surtout deux extraordinaires solos de violon tzigane joués par Jagu (saisissant Artur Banaszkiewicz, violoniste, compositeur, arrangeur polonais qui n’a hélas pas droit à une notice biographique dans le programme de salle), des élans précurseurs de Tiefland d’Eugen d’Albert, de La Ville morte d’Erich Wolfgang Korngold et du Ferne Klang (Le Son lointain) de Franz Schreker, une écriture vocale issue de Lohengrin et de Tristan de Richard Wagner, avec un finale digne de celui de Carmen de Georges Bizet…

Ignacy Jan Paderewski (1860-1941), Manru. Gemma Summerfield (Ulana), Thomas Blondelle (Manru), Gyula Nagy (Urok). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

La distribution réunie par l’Opéra national de Lorraine est sans faille, à l'exception de Hiladou Nombre dans le rôle bicéphale de Jagu (chanteur), doté d’un trop large vibrato. En tête d’affiche, quatre chanteurs remarquables que je ne connaissais étonnamment pas, le ténor héroïque belge Thomas Blondelle dans le rôle-titre, et la bouleversante Ulana de la soprano britannique Gemma Summerfield, ainsi que la soprano écossaise Janis Kelly mère d’une violence impressionnante, le baryton hongrois Gyula Nagry en Urok digne de Iago, la soprano française Lucie Peyramaure en Asa, rivale attentive d’Ulana, et le baryton polonais Tomasz Kumiega, dont la jalousie suscite la fin tragique de l’œuvre. Le Chœur, renforcé par les voix d’enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy, et l’Orchestre de l’Opéra de Nancy de toute beauté participent à satiété à l’impressionnante réussite de cette production en magnifiant les infinies beautés de cette partition injustement négligée, dirigée par Marta Gardolińska, directrice musicale de l’Opéra lorrain qui chante dans son jardin. La mise en scène au cordeau de Katharina Kastening, qui se déploie sur un camembert tournant faisant alterner le village et la cabane, rappelle en moins nue les scénographies de Wieland Wagner à Bayreuth.

Bruno Serrou

Jusqu'au 16 mai 2023 

1 commentaire:

  1. Merci de votre article très complet. J'y note, comme sur la page Wikipédia consacrée à Manru, que cet opéra s'est donné à Nice quelques mois après sa création. Les représentations nancéiennes ne seraient-elles donc pas la première française ?

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