samedi 10 décembre 2022

Brahms, Webern, Lutoslawski magnifiés par l’Orchestre de Paris, Gil Shaham et Karina Canellakis

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 7 décembre 2022

Karina Canellakis et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre de Paris recevait cette semaine à la Philharmonie de Paris deux musiciens États-Uniens, le violoniste Gil Shaham, toujours rayonnant, et la cheffe d’orchestre Karina Canellakis, dans un somptueux programme « Mittle Europa », Brahms-Webern-Lutoslawski.

Gil Shaham, Karina Canellakis et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Composé en 1878, le Concerto pour violon e Johannes Brahms (1833-1897) procura à son auteur maints désagréments, notamment dus à son dédicataire, le célèbre virtuose allemand Joseph Joachim (1831-1907), qui le trouva injouable, obligeant le compositeur à quelques modifications techniques, tandis que l’œuvre eut du mal à s’imposer. Il n’en émane pas moins que le concerto exhale un sentiment de plénitude, malgré des moments plus méditatifs, comme le mouvement lent. Pourtant, il ne se trouve ici rien de tragique et surtout pas une once de pathos, mais au contraire de l’héroïsme romantique et une radieuse sérénité. Ce qui caractérise précisément la personnalité de Gil Shaham, enjoué heureux de partager avec les musiciens et le chef, mais surtout avec le public avec qui il instaure des dialogues d’une tendresse et d’une cordialité chaleureuse. Son mouvement lent gorgé de poésie et son finale d’une luminosité incandescente, mais avec parfois des baisses de tension, d’allant, un manque d’abandon, de chaleur dans le son. Artiste particulièrement apprécié du public parisien, Gil Shaham n’a pas hésité longtemps avant de proposer deux bis : une pièce d’un compositeur états-unien dont je n’ai pas entendu clairement le nom écrite pour lui pendant le confinement, et l’un de ses morceaux favoris, la Gavotte en rondeau de la troisième Partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach.

Karina Canellakis, Gil Shaham et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pourquoi Witold Lutosławski (1913-1994), qui aimait tant la France, y est-il si peu programmé ?... Ses interprètes sont pourtant nombreux, et comptent parmi les plus éminents, d’Esa-Pekka Salonen à Christian Zimmermann, en passant par Anne-Sophie Mutter, Seiji Ozawa, Dietrich Fischer-Dieskau, Mstislav Rostropovitch… Ce relatif oubli est d’autant plus dommageable que Lutosławski est assurément le plus grand des compositeurs polonais - si l’on considère Chopin comme autant Polonais que Français et qu’il se consacra quasi exclusivement au piano -, et l’un des plus inventifs et originaux au monde au sein de sa génération, tandis que sa création ne compte aucune faiblesse. Ses premières créations ont été pour la plupart perdues lors du soulèvement de Varsovie, en 1944. Outre des pièces pour piano et de musique de chambre, il a commencé par s’intéresser au folklore polonais, dont il a arrangé quantité de pages, terreau qu’il exploitera tout au long de sa vie créatrice pour l’éducation musicale et la diffusion de la musique polonaise. Sa dernière partition d’avant-guerre, Variations Symphoniques, pourtant marquée de l’influence de Stravinski et de Szymanowski, révèle le talent de Lutosławski et est reprise à Paris dès 1946. Ses années 1941-1947 sont consacrées à la composition de sa Première Symphonie, qui, à sa création en 1948, est taxée de « formalisme » et sera interdite pendant la période stalinienne. Il continue toutefois à chercher ses propres modes d’expression parallèlement à des œuvres néo-bartokiennes « acceptables » dans la Pologne placée sous le joug soviétique, tels que les Cinq Préludes de danse composés en 1959, dans leurs deux versions, l’une pour clarinette et piano l’autre pour ensemble d’instruments à vent et cordes (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, violon, alto, violoncelle et contrebasse), cette dernière ayant été donnée en création mondiale à Louny, en Tchécoslovaquie, le 10 novembre 1959 par le Czech Nonet. L’année précédente, Lutosławski avait franchi un pas décisif avec la Musique funèbre pour orchestre à cordes qui se fonde sur un thème dodécaphonique et débouche sur un point de tension extrême exploitant le total chromatisme sous forme d’agrégats et de clusters qui place l’œuvre dans l’héritage de la Seconde Ecole de Vienne plutôt que dans la proximité du réalisme soviétique.


Karina Canellakis et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Conçu entre 1950 et 1954 comme une suite de métamorphoses, tant thématiques que rythmiques et d’alliages sonores, le Concerto pour orchestre, qui rend hommage à un autre Concerto pour orchestre, celui de Bartók de 1943, compte trois mouvements. Le premier, qui se fonde sur des éléments de mélodies venues de Mozavie (1) retravaillées par le compositeur, présente un matériau qui sera repris dans les deux mouvements suivants, constituant ainsi une forme cyclique, le finale étant plus développé que les deux premiers réunis. Que de merveilles dans ce Concerto pour orchestre !... Que de beautés sonores et de virtuosité dans l’écriture et le rendu instrumental dans cette grande page d’orchestre en trois mouvements. Magistral. Hommage à Béla Bartók comme son titre l’indique, cette œuvre créée le 26 novembre 1954 à Varsovie est à la fois un tournant dans la vie créatrice de son auteur et un pied de nez à la pire période de la Pologne aux prises avec le stalinisme finissant. L’Orchestre de Paris y a excellé, imposant une virtuosité naturelle faisant rebondir le son à travers la totalité des pupitres formés clairement d’individualités de premier plan capables d’une exaltante unité  dirigés par une cheffe remarquable.

L’incroyable fluidité de l’orchestre et le pointillisme de l’écriture d’Anton Webern (1883-1945) dans ses Six Pièces pour orchestre op. 6 de 1906 dans sa version révisée en 1928. Ecoutant ce chef-d’œuvre absolu du début du XXe siècle, m’est revenu à l’esprit le souvenir d’un concert de Carlo Maria Giulini en 1973 avec ce même Orchestre de Paris au cours duquel, ayant choisi de commencer son concert avec cet opus 6, le chef Italien, qui n’avait pas réussi à obtenir le silence, exécuta les Six Pièces sans broncher, avant de se retourner à la fin pour annoncer que, faute d’une écoute attentive il reprenait l’œuvre entière… Cette fois le public a écouté comme médusé cette partition capitale dans l’histoire de la musique dont Karina Canellakis a retenu la version allégée de 1928. Les pianissississimi et les crescendi étaient d’une précision phénoménale…

Bruno Serrou

1) La Mozavie est la région environnant la capitale polonaise, Varsovie 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire