Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mercredi 1er octobre 2025
Pier Francesco Cavalli est un immense compositeur. L’égal de son maître Claudio Monteverdi. Mercredi soir, au Théâtre des Champs-Elysées, était donné en version semi-scénique son pénultième dramma per musica « Pompeo Magno » (Pompée le Grand, 1666) mis en espace par l’excellente Cappella Mediterranea de Leonardo García-Alarcón, très en verve, dirigeant de l’orgue positif, associant humour, dimension épique, lyrisme extrême, dans une intrigue plutôt complexe, au point que le chef argentin a raconté au public en prologue les difficultés qu’il a rencontrées pour comprendre qui est qui et qui fait quoi, ajoutant espérer s’en être sorti positivement. La musique est splendide, sans cesse renouvelée, le chant est constamment présent, se déployant en airs et en récitatifs continus, le fameux cantar recitando hélas négligé à Naples puis tout au long du XVIIIe siècle, mais dont se souviendront les romantiques sous l’influence de Richard Wagner. Seul reproche personnel à formuler, l’excès de voix aiguës (deux sopranos, quatre contreténors, trois ténors pour un seul baryton), avec en tête de distribution Max Emanuel Cenčić (Pompée), Mariana Florès (Issicratea), Valerio Contaldo (Mitridate), Logan Lopez Gonzalez (Sesto). Ainsi que l’inusable Dominique Visse en Delfo. Admiratif des saqueboutes, des flûtes à bec et de la percussion (imparable magicien aux vraies castagnettes), une inspiration parfois populaire de la musique à l’orchestre faisant parfois penser aux pastourelles provençales…
Après La Calisto (1651) en 2010, La Didone (1641) en 2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/04/resurrection-dun-chef-duvre-de-lopera.html), le Théâtre des Champs-Elysées vient de
proposer cette semaine son troisième opéra de Pier Francesco Cavalli
(1602-1676), Pompeo Magno après que l’Opéra
de Paris eût programmé Eliogabalo (1667)
en 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2016/09/avec-eliogabalo-dirige-avec-allant-par.html), dernier de ses opéras complets qui
nous soit parvenu, et l’Opéra Comique Ercole
amante (1662) en 2019, (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/11/passionnant-ercole-amante-de-cavalli.html), quarante
et un an après la mémorable production que l’Opéra de Lyon avait confiée à
Michel Corboz, qui en avait fait un arrangement aujourd’hui contesté, et à Jean-Louis
Martinoty, auteur d’une mise en scène somptueuse, spectacle repris en 1981 au
Théâtre du Châtelet dans le cadre du Festival de France.
Elève de Claudio
Monteverdi, Pier Francesco Cavalli est aux côtés de son maître le plus grand
compositeur lyrique du Seicento (XVIIe
siècle italien). Chantre et organiste à la chapelle de la basilique San-Marco
de Venise alors dirigée par son maître Monteverdi, puis organiste et maître de
chapelle, auteur d’une quarantaine d’ouvrages lyriques, il a porté à son apogée
l’opéra vénitien qui, bientôt, allait être submergé par son rival napolitain.
L’on ne peut que regretter cette lamentable situation, tant le premier est largement
supérieur au second, car infiniment plus « moderne » et
créatif, d’autant plus qu’il se fonde sur des livrets d’une portée
poétique inégalable et d’une force dramatique qui confine au théâtre tandis que
le second suscitera pour l’essentiel des morceaux de bravoure vocale avec
des arie da capo et des roucoulades interminables
figeant l’action et nécessitant les récitatifs secs pour la faire un tantinet
progresser, tandis que les ensembles vocaux passent par pertes et profits. De
quoi s’ennuyer ferme, même noblement, à moins de s’occuper un tant soit peu en
mondanités, victuailles et autres libations moins avouables… Il faudra attendre
Gluck et Mozart pour que l’opéra retourne peu ou prou aux sources vénitiennes
et reprenne son essor après s’être libéré du carcan de l’opera seria et
de l’opera buffa, styles obligés de 1650 à 1780
environ.
Pompeo Magno (Pompée le Grand) a été composé en 1666 et sera l’ultime opéra de
Cavalli représenté à Venise du vivant de son auteur. Le signataire du livret, Nicoló Minato (1627-1698), est le
co-auteur de six autres opéras de Cavalli sur la trentaine que ce dernier
laissa à la postérité. L’action de ce dramma
per musica en trois actes créé au Teatro San Salvadore de Venise le 20
février 1666 se déroule à Rome un siècle avant notre ère, à l’époque de Pompée
et de Jules César, et entremêle amours, jalousie, trahisons, intrigues
politiques. Mithridate (1), Pompée et César s’affrontent sur un fond de
passions contrariées et de révélations bouleversantes. L’un des plus grands
généraux de Rome et homme d’Etat (consul, membre du triumvirat avec César et
Crassus), Pompée dit « le Grand » (106 av. JC - 48 av. JC), dont les
nombreux faits d’armes restent à jamais gravés dans l’histoire mondiale (batailles
d’Asculum (89), de Multina (77), de Lycos (66), Guerre de Spartacus (71), siège
de Jérusalem (63), guerre civile de César (52-48), fondateur de la province de Syrie (63), il
sera assassiné par les sbires du frère de Cléopâtre, Ptolémée III, qui escomptait complaire à Jules César en lui faisant apporter sa tête. Au début de l’opéra, Pompée (contreténor alto) est rentré
vainqueur à Rome après sa troisième campagne et est accueilli en héros par les
grands de la République dont César (contreténor soprano). Mais il n’est pas
question de se reposer sur ses lauriers, car une autre guerre se déroule à
huis-clos dans les hauts lieux de Rome. Sesto (contreténor soprano), fils de
Pompeo, désire la belle prisonnière de guerre Issicratea (Hypsicratia, soprano),
sans savoir qu’elle est l’épouse de Mithridate (ténor), un ennemi de son père
censément mort. Mais le roi du Pont est bel et bien vivant, et se trouve
incognito dans Rome où il met à l’épreuve la fidélité de sa femme et la loyauté
de son fils Farnace (contreténor soprano). Quant à Pompeo, il est amoureux de
Giulia (soprano), la fille de César qui a déjà promis son cœur à Scipione Servilio
(contreténor soprano). Le foudre de guerre se doit dès lors de prouver qu’il
est aussi un être doué de sensibilité. Ici, le tragique rehaussé d’humanité
profonde est étroitement imbriqué à la comédie et au comique dans une trame
dense aux multiples facettes, les émotions profondes se mêlant au grotesque de
la commedia dell’arte.
Mis en espace d’une production mise en scène par Max Emanuel Cenčić, qui tient le rôle-titre, venue de Bayreuth où elle a été donnée au festival de musique baroque du Théâtre du Landgrave en septembre, cette représentation de Pompeo Magno a été jouée comme une représentation sans décors, mais avec costumes et jeux de scène, les protagonistes s’exprimant divers points du TCE, dans la salle, dans les hauteurs et au milieu du public, ainsi que dans les divers recoins du plateau et des coulisses. Autour du Pompée de Max Emanuel Cenčić une distribution de premier plan s’exprimant autour et à l’intérieur d’un orchestre flamboyant, l’opulente Cappella Mediterranea de Leonardo García-Alarcón, qui dirige cette œuvre splendide avec une force conquérante, une verve extraordinairement communicative, un sens de la nuance, de la jouissance sonore d’une grande sensualité, du fantasque, du comique et de la poésie qui en fait l’un des plus éminents spécialistes du Seicento italien. Le bonheur total pour les sens, particulièrement l’oreille, mais aussi pour le cœur et pour la tête. Certes, d’aucuns, dont je suis, peuvent trouver que l’écriture vocale manque d’éléments graves, avec un seul baryton, à qui en plus est attribuée la partie qui apparaît insuffisamment développée, bien qu’il s’agisse de Jules César. Seul manquaient mercredi au Théâtre des Champs-Elysées les chœurs qui représentent le peuple, les licteurs, serviteurs, légionnaires, dames d’honneur, cavaliers, pages, défunts, prisonniers, esclaves.
Malgré la pléthore de personnages, la distribution est sans faille notable.
A commencer par les personnages de commedia
dell’arte, l’inénarrable vieille
folle infréquentable Atrea du puissant ténor néerlandais Marcel Beekman,
les éclats de rire suraigus particulièrement communicatifs de l’Arpalia de l’excellent
contreténor polonais Kacper Szelążek, seule victime de l’intrigue, passée
au fil de l’épée par Mitridate, tandis que l’inusable contreténor français Dominique Visse est un saisissant serviteur
Delfo. Pour ce qui concerne les rares femmes de la distribution scénique (elles
sont en revanche en nombre au sein de l’orchestre), la rayonnante soprano
argentine Mariana Flores, Issicratea d’une sensibilité si extrême qu’elle
attise le feu qui brûle en elle par une jalousie défiant la raison, tandis que
son pompeux mari Mitridate campé par le ténor italien Valerio Contaldo est judicieusement
emphatique. Trop court hélas, le second rôle féminin, Giulia de la subtile soprano
espagnole Lucia Martin-Cartón flanquée de son amant Servilio, le contreténor
allemand Valer Barna-Sabadus. Héros vieillissant et maître de sa stature et de
sa pensée, véritable deus ex machina
de l’opéra, autant comme chanteur qu’au sens propre du terme comme metteur en
scène, le contreténor autrichien Max Emanuel Cenčić se glisse dans la
peau du consul romain avec un naturel confondant et un plaisir non feint,
exprimant davantage d’affection pour le fils de son rival, Farnace, le
contreténor autrichien Aloïs Mühlbacher, plutôt que vers le sien, Sesto, ce
dernier étant en fait le personnage le plus intéressant de l’ouvrage par la
variété des sentiments qui le gouvernent et par les changements de perspective
qu’offre l’évolution de sa propre histoire, qui est remarquablement tenu par le
contreténor belge Logan Lopez Gonzalez ? ENFIN Victor Sicard en Jules
César fuyant.
Bruno Serrou
1) Roi du Pont dont
Mozart fera le personnage central de son opera
seria KV. 87 en 1770 sur un livret adapté de la pièce Mithridate de Jean Racine (1672)