mardi 1 juillet 2025

Impressionnante première scénique bordelaise de «La Passion grecque» de Bohuslav Martinů par Raphaël Pichon et Pygmalion au Festival Pulsations de Bordeaux

Bordeaux. Festival Pulsations. Hall 47 - Floirac. Samedi 28 juin 2025 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Adrian Stapf

Le dernier samedi de juin, à Bordeaux, dans un lieu magique de la rive droite de la Gironde, une friche industrielle dénommée Halle 47-Floirac, dans le cadre du Festival Pulsations de Raphaël Pichon, ce dernier a dirigé une production remarquable du chef-d’œuvre lyrique du Tchèque Bohuslav Martinů, La Passion grecque d’après Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis. Un pur joyau du XXe siècle pourtant fort peu programmé, ce qui est injustifié. Raphaël Pichon en a réalisé l’adaptation française du livret original en anglais. Réduisant légèrement l’orchestre, particulièrement les cordes, ainsi que l’œuvre-même d’une vingtaine de minutes afin d’enchaîner les quatre actes sans entracte. Un sujet universel se déroulant dans un village d’Anatolie pendant la guerre gréco-turque de 1919-1922 où communautés autochtone et émigrée essaient de cohabiter, une musique dense, d’une vocalité rare pour la seconde moitié du siècle dernier, avec un usage d’instruments solistes d’une rare poésie (cor anglais, hautbois, clarinette, basson, accordéon, violoncelle, violon…), direction d’une force dramatique et d’un onirisme enthousiasmants portant la distribution à l’effervescence, avec notamment Julien Henric, Mélissa Petit, Matthieu Lécroart, Thomas Dolé (pope impressionnant), Marc Mauilllon, Camille Chopin, un chœur et un orchestre Pygmalion magistraux enrichis d’un chœur d’amateurs et de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine, mise en scène et scénographie brillantes de Juana Inès Cano Restrepo 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque. Julien Henric (Manolios) 
Photo : (c) Adrian Stapf

Plus encore que Juliette ou la clef des songes d’après la pièce de Georges Neveux composé en 1938 à l’affiche de l’Opéra de Paris en 2002 reprise en 2006, le chef-d’œuvre de Bohuslav Martinů (1890-1959) est le dernier de ses quatre opéras, La Passion grecque, composé en 1957. Il s’agit aussi indubitablement de l’une des partitions d’opéra les plus significatives du XXe siècle, inexplicablement absente de la scène lyrique française, y compris à Paris, où elle n’a été donnée, sauf erreur ou omission, que sur le plateau de l’Opéra-Comique en version concert par la troupe de l’Opéra de Prague à l’époque où Rolf Liebermann dirigeait l’Opéra de Paris duquel dépendait alors la salle Favart. Depuis sa programmation au Festival de Salzbourg en 2023 dans une mise en scène de Simon Stone et sous la direction de Maxime Pascal. L’œuvre a pourtant tous les atouts pour convaincre et séduire le public contemporain. Sur le plan littéraire tout d’abord. Le compositeur tchèque a choisi pour assise de son opéra l’une des œuvres phare de la littérature grecque moderne, le roman Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis (1883-1957) - auteur notamment du roman Alexis Zorba sur lequel se fonde le film Zorba le Grec de Michel Cacoyannis, et de La Dernière Tentation, qui inspira La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese -  écrit en 1948, publié en 1950 dans une traduction en suédois, puis en 1951 en norvégien, en 1953 en anglais, en 1954 dans sa version grecque originale, en 1955 en français… Mêlant avec humanité Mythe et Histoire, le récit relate les tentatives de préparations de la Passion du Christ par les habitants du village anatolien de Lycovryssi sous domination ottomane. 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Adrian Stapf

Tous les sept ans, durant la Semaine sainte, cette commune met en scène la Passion dans une distribution à six personnages élaborée par les anciens du village. Tandis que le berger Manolios, dont le cœur est partagé entre deux femmes du village attirées par son inaccessible beauté, est choisi par le pope omnipotent pour incarner le Christ, un groupe de réfugiés grecs chassés de leur propre village par les Turcs arrivent à Lycovryssi. La présence de ces derniers va diviser la communauté. Tandis que le pope et les notables les rejettent sans pitié, les habitants plus modestes choisissent ceux qui vont incarner les apôtres, mettant également tout en œuvre pour secourir les arrivants. Leur générosité va agir comme un électrochoc, provoquant une série de drames qui va bouleverser l’existence du vieux bourg, annihilant les valeurs qu’ils proclament à travers la Passion d’accueil, de charité, de solidarité et de fraternité, avivant les bas instincts dissimulés par l’hypocrisie et la bien-pensance mus par la peur et le rejet de l’autre qui vont conduire au sacrifice du berger, qui, comme le Christ qu’il incarnait, perdra la vie pour avoir préféré l’amour de son prochain en souffrance plutôt que celui d’une seule. Sur le plan musical ensuite, tant il se trouve dans l’œuvre de Martinů, également auteur du livret, une inspiration mélodique sertie d’une écriture instrumentale et d’une vocalité aussi incandescentes, expressives, raffinées et puissamment originales que celles du Morave Leoš Janáček

                                                 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Adrian Stapf

Comme il l’annonçait dans l’interview qu’il m’avait accordée en février dernier et publiée sur ce site en date du 8 mai 2025 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/interview-raphael-pichon-directeur.html), Raphaël Pichon, qui reconnaît avoir un faible pour cette œuvre, a longuement travaillé la partition, commençant par le livret dont il a lui-même réalisé l’adaptation à partir de la version française de 1967 fondée sur l’original anglais de la création à l’Opéra de Zürich le 9 juin 1961 et du roman de Kazantzakis, mettant clairement en évidence le fait que l’œuvre est le reflet des sociétés contemporaines, et en effectuant quelques coupures faisant en sorte de donner les quatre actes en un seul tenant de cent-dix minutes, amputant l’œuvre d’une vingtaine de minutes sans dommages marquants tant elles sont judicieusement réalisées, témoignant ainsi de la grande sensibilité de musicien de Raphaël Pichon, coupant court à l’adage de Richard Strauss qui estimait à raison qu’ « il n’est pas juste qu’un opéra bien composé et bien conçu sur le plan dramatique soit raccourci par des coupures. Les proportions sont meilleures et permettent une bonne répartition de la lumière et des ombres » (1). Raphaël Pichon met en relief les aspirations de la totalité des protagonistes à un foyer, une terre, un avenir, portant le tout vers la grâce, donnant à l’œuvre une luminosité et une humanité exacerbées proprement bouleversantes. Du côté de l’orchestre, l’arrangement réalisé par le compositeur Arthur Lavandier (né en 1987) est subtilement réalisé, réduisant le nombre de cordes et de cors, tandis qu’instruments à vent et à percussion restent conformes aux effectifs d’origine [deux flûtes, deux hautbois (premier également cor anglais), deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, deux trombones, tuba, deux percussionnistes, harpe, accordéon, cordes (6, 6, 5, 5, 3)].

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Pygmalion

Tirant un intelligent parti du lieu choisi pour la production du spectacle, une friche industrielle de la rive droite de la Gironde répertoriée sous le nom de Halle 47 – Floirac à l’acoustique un rien sèche mais généreuse et limpide, la metteuse en scène autrichienne Juana Inès Cano Restrepo, également signataire de la scénographie, réalise pour sa première production en France un spectacle d’une grande lisibilité, exploitant le vaste espace scénique, disposant l’orchestre à jardin et les mouvements de foule côté cour, tandis que le fond sert pour les évocations oniriques - seuls les surtitres, projetés sur une poutre métallique sont plus ou moins lisibles car trop petits -, tandis que les concerts de cloches sonnant à toute volée qui ponctuent l’œuvre parviennent aux oreilles du spectateur de partout et de nulle part, provoquant un bel effet auditif, et que les costumes d’Adrian Stapf situent bien personnages et action, le tout éclairé telles des aquarelles par Martin Schwarz. La distribution foisonnante ne souffre d’aucune faiblesse. Autour du berger Manolios du ténor Julien Henric, déchirant de vérité et d’engagement, la soprano Mélissa Petit campe une ardente Katerina, le baryton-basse Matthieu Lécroart est un pope Grigoris glacial, tandis que Thomas Dolié un pope des réfugiés Fotis d’une grande humanité, le ténor Antonin Rondepierre, est un Panaït amant de Katrina éperdu, le ténor Marc Mauillon est un colporteur Yannakos, la soprano Camille Chopin une ardente Lenio fiancée de Manolios, le ténor Carl Ghazarossian un engageant jeune berger Nikolios. Autour d’eux, quelques interventions parlées et surtout un effectif choral impressionnant qui forme deux entités protéiformes (villageois et réfugiés) mais d’une parfaire cohésion, quatre des trente-neuf choristes de Pygmalion tenant aussi des rôles précis (la mezzo-soprano Madeleine Bazola en réfugiée Despinio, les ténors François-Olivier Jean en fils de patriarche Michelis et Etienne de Bénazé en barbier Adonis, et le baryton Etienne Bazola en cafetier Kostandis), auxquels s’ajoutent un chœur d’amateurs de dix-huit chanteurs et la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine et ses douze membres. 

Bohuslav Martinů (1890-1959), La Passion grecque 
Photo : (c) Pygmalion

Les quarante-quatre instrumentistes de Pygmalion sont remarquables d’homogénéité, de pâte sonore, de couleurs, de précision, de panache, sonnant comme un orchestre plus étoffé qu’il ne l’est en vérité, s’avérant comme le personnage central de l’opéra tant il s’y trouve de vie, de tempérament, d’individualités au service du groupe (vaillance et carnation splendide d’instruments solistes d’un onirisme raffiné, particulièrement cor anglais, hautbois, clarinette, basson, accordéon, violoncelle…), sous l’impulsion passionnée et passionnante de Raphaël Pichon, brûlant d’humanité tout en mettant en évidence la modernité de l’écriture de Martinů et la pérennité du propos de son ultime opéra.

Bruno Serrou

1) In Moi, je fais l’Histoire de la musique ! (Librairie Arthème Fayard, 2022)

 

 

Deux créations enluminées et virtuoses d’Hèctor Parra d’après Joan Mirò clôturent en beauté la saison de l’Ensemble Intercontemporain et le Festival ManiFeste de l’IRCAM

Paris. Festival ManiFeste de l’IRCAM. Cité de la Musique. Salle des concerts. Jeudi 26 juin 2025 

Hèctor Parra (né en 1976)
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Concert de très haute tenue, comme toujours avec l’Ensemble intercontemporain sous la direction magnétique de son directeur musical Pierre Bleuse, vêtu d’une tunique évoquant plus ou moins un tableau de Joan Mirò, à la Cité de la Musique /Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, avec des œuvres de Rebecca Saunders, Lara Morciano et Morton Feldman, mises en résonance avec deux créations du compositeur catalan vivant à Paris Hèctor Parra, dont chaque pièce ajoutée à son catalogue réserve de superbes surprises, renouvelant à chaque fois son propos tout en demeurant immédiatement identifiable, par ses textures sonores, sa poésie, le souffle épique et les timbres charnels qui tiennent de la palette du peintre, cette fois L’Etoile matinale (2020) inspirée de Paul Klee et Joan Mirò, et surtout la grande page concertante d’une demi-heure pour trompette et ensemble d’après le Triptyque Bleu de Mirò où l’instrument soliste sonne brillamment, avec un très large nuancier, allant de ppp à fff, tandis que les musiciens de l’ensemble dialoguent, soutiennent, enveloppent le soliste avec vaillance embrasant l’œuvre en une immense constellation de couleurs toujours renouvelées et plus séduisantes et sensuelles 

Pierre Bleuse
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Pour le dernier concert de la saison 2024-2025 - qui aura coïncidé avec la fin du festival ManiFeste 2025 -, l’Ensemble Intercontemporain dirigé par son directeur musical Pierre Bleuse ont donné deux créations mondiales signées du plus Parisien des Catalans espagnols à la réputation devenue mondial grâce à ses opéras, Hèctor Parra. Intitulée « Bleu », la soirée était placée sous le signe de la peinture, les œuvres de Parra étant toutes deux inspirées du peintre allemand Paul Klee (1879-1940) pour la première et du peintre catalan Joan Mirò (1893-1983) pour la seconde, la plus développée. D’ailleurs, sans doute pour la circonstance, Pierre Bleuse avait revêtu vendredi un paréo particulièrement coloré évoquant quelque alliage de teintes sorties d’un tableau du peintre barcelonais.

Lucas Lipari-Mayer (trompette)
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

C’est sur une évocation du bleu par le peintre russe Vassily Kandinsky (1866-1944) dans son livre-fondateur Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, que l’auteur de la pièce solo qui a ouvert le concert, Rebacca Saunders (née en 1967), présente sa partition pour trompette solo, Blaauw/Sinjo, dans le programme de salle. Composée en 2004 pour trompette à double pavillon, créée en novembre 2004 dans le cadre du Festival d’Huddersfield, la pièce, qui porte le nom de son créateur, Marco Blaauw, trompettiste néerlandais, soliste collaborateur de l’Ensemble Musikfabrik, se réfère également à la couleur bleue (blauw) comme le souligne l’association avec Sinjo, bleu en bulgare. C’est sa révision réalisée en 2022 pour trompette à simple pavillon, qui a été créée vendredi par Lucas Lipari-Mayer. Une œuvre de la compositrice britannique d’une grande richesse de timbres et de jeu, que le membre de l’Intercontemporain, placé à la hauteur du coffre d’un Steinway, exalte en exploitant en virtuose doué d’une saisissante musicalité toutes les ressources de son instrument et de la technique de jeu, bruits blancs, tremblement des lèvres et de la langue (flatterzunge), grain plus ou moins sombre lorsque le pavillon est mis en résonnance dans la queue du piano, ménageant tout un halo d’harmoniques selon l’intensité du souffle, ne cesse de capter l’attention de l’auditeur et de séduire ses oreilles, onze minutes durant qui passent à la vitesse de l’éclair.

Clément Saunier (trompette), Philippe Grauvogel (hautbois), Sébastien Vichard (piano), Nicolas Crosse (contrebasse)
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Autre compositrice, cette fois italienne, Lara Morciano (née en 1968), explore avec Nel cielo appena arato (Dans le ciel fraîchement labouré) pour ensemble de vingt musiciens des combinaisons de timbres et d’harmonies d’une séduisante variété, particulièrement par le large spectre provoqué par les résonances de percussions métalliques, cymbales, gongs, tam-tams qui engendrent une ample palette de timbres, de résonances, de rythmes et d’énergie en perpétuelle mutation. Quoiqu’écrite en 2008, et créée par l’Intercontemporain le 10 janvier 2009, et malgré la variété de timbres, la vitalité qui en émane et la beauté saturée de mystère que lui instille Pierre Bleuse, cette œuvre de quatorze minutes reste étonnamment inédite.

Pierre Bleuse et Clément Saunier
Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Mais l’essentiel de la soirée était la création de deux œuvres d’Hèctor Parra (né en 1976), toutes deux inspirées de son compatriote Joan Mirò, L’Etoile matinale et Triptyque bleu. C’est avec la première que quatre membres de l’EIC ont conclu la première partie de soirée. S’il emprunte à Paul Klee le concept de structures parallèles cher au peintre allemand à qui Pierre Boulez consacra un livre, Le pays fertile paru en 1989, c’est bel et bien à Mirò que Parra a pensé dans L’Etoile matinale composé en 2020, enregistré le 4 juillet de la même année mais qui a dû attendre sa création publique ce 26 juin 2025, soit pas moins d’un lustre. Une œuvre pour quatre solistes, donc non dirigée, le hautboïste Philippe Grauvogel, le trompettiste Clément Saunier, le pianiste Sébastien Vichard et contrebassiste Nicolas Crosse.  Pour Parra, qui porte un intérêt si prégnant à la peinture qu’il pratique lui-même cet art de façon aussi intense et passionnée que la composition, « peinture et musique peuvent dialoguer à égalité et tisser un champ fertile où chacune peut s’exprimer pleinement ». Sixième des Constellations de Mirò, cette étoile vespérale s’inspire de la série de tableaux (entre vingt-trois et trente) peints entre 1939 et 1941 et réunis en 1945 sous le titre générique Constellations lors d’une exposition à a Galerie Pierre Matisse de New York. L’Etoile matinale a été réalisée à Vic en 1940 à partir d’un mélange de matériaux, « barbouillage » sur base de peinture à l’huile sur fond brun-rouge engendrant de multiples formes, personnages, animaux se combattant, étoiles, ciel, lune, soleil, ainsi qu’une femme personnifiée par une amande entourée de poils, une tête pourvue de cinq yeux qui lui permettent d’observer tous les éléments du tableau en même temps, observant ainsi d’un coup l’univers entier. Faisant suite aux vingt-trois Constellations écrites pour le piano par Parra, le sixième tableau lui a inspiré un quatuor original au ton agressif où les instruments à vent se livrent un duel tandis que les cordes du piano sont percutées par des objets en bois, avant d’être combinés à un triangle métallique, et se résout sous le regard de la femme symbolisé par la texture immuable du piano.

Joan Mirò (1893-1983), Triptyque bleu (1961)
Photo : (c) Centre Georges Pompidou

Précédée d’un quintette pour cor, piano, percussion, violon et violoncelle du New-Yorkais Morton Feldman (1926-1987), De Kooning, hommage au peintre d’origine néerlandaise Willem De Kooning (1904-1997) aux textures raréfiées et fines et aux élans extrêmement retenus, délicatement restitué par les musiciens jouant debout alternativement ou en léger décalage, exigeant de la part de l’auditeur la plus vigilante attention tant les textures sont raréfiées, ce qui a malheureusement déplu à une partie de l’auditoire qui s’est plu à des raclements de gorge et à des toux intempestifs, empêchant la grande majorité de la salle de s’immerger dans cet univers délicieusement déstructuré et au temps dilaté, la création attendue d’Hèctor Parra, Triptyque bleu, est apparu d’une vivacité et comme un trésor d’inventions puisant dans un réservoir de couleurs d’une richesse et d’une densité inouïes. Suivant le titre éponyme de l’œuvre de Mirò, le triptyque de Parra, conçu pour trompette solo, ensemble de vingt-sept instrumentistes [deux flûtes (aussi flûtes piccolos), deux hautbois (le second aussi cor anglais), clarinette, clarinette basse, basson, contrebasson, deux cors, trompette, deux trombones, tuba, trois percussionnistes, piano, harpe, cordes (3, 0, 2, 2, 1)] et dispositif électronique en temps réel auquel tous les instruments sont reliés, compte bien évidemment trois mouvements respectivement intitulés Bleu I, Bleu II et Bleu III qui, dans l’œuvre du peintre réalisée en 1961 plongent dans la diversité du bleu catalan au ton légèrement violacé, clair dans lequel il s’était immergé en s’installant à Palma de Majorque dans le grand atelier construit pour lui en 1956 par l’architecte Josep Luis Sert (1902-1983). La grande réussite de Parra est d’avoir su exprimer avec une infinie clairvoyance le dépouillement de l’âme de Mirò confié à la toile « J’ai mis beaucoup de temps à les faire, rappelait Mirò à son ami poète Jacques Dupin (1927-2012). Pas à les peindre, mais à les méditer. Il m’a fallu un énorme effort, une très grande tension intérieure pour arriver au dépouillement voulu. » La constellation de taches noires disposées telles des pierres dans le Bleu I se réduisent à une seule dans le Bleu III après avoir formé une sorte de guet dans le Bleu II, tandis que le bâton rouge de petite taille dans le Bleu I s’étire dans le Bleu II à la façon d’une fusée puis disparaît en un petit point ovale rouge-rosée entouré de gris-noir flottant au bout d’une tige comme une fleur d’eau dans Bleu III. Sous la direction limpide, précise et généreuse de Pierre Bleuse, qui connaît et apprécie clairement la musique d’Hèctor Para, les  dédicataires de l’œuvre que sont Clément Saunier et l’Ensemble Intercontemporain. 

Hèctor Parra, Pierre Bleuse, Clément Saunier, Valeria Kafelnikov
Phoyo : (c) Bruno Serrou

L’instrument soliste, auquel Parra se plaît à donner de temps à autre les timbres du hautbois, est toujours détaché de ses comparses, stimulant la progression de la narration qui atteint parfois une fulgurance asphyxiante tant il s’y trouve d’énergie et de virtuosité, autant de la part de la trompette solo que de tous les pupitres de l’EIC qui ne cessent de passer d’un registre à l’autre, tandis que le compositeur, qui a merveilleusement tiré profit de sa proximité avec son soliste, exploite avec art les techniques de jeu de la trompette que l’électronique de l’IRCAM réalisée par Pierre Carré amplifie avec raffinement les effets qui emplissent la partition (vibrato, sauts rapides de registres, split hurlant, sifflant, cri, sifflet rossignol, sifflet timbré, bisbigliandi, smorzandi, sons fantômes, split moustique, split éléphantin, kissing, slaps rapides, bruits de clef, sourdine wa-wa, tongue ram, lèvres hautbois, trilles de valve, etc.) de façon spectaculaire mais aussi avec élégance et raffinement, toujours au service de l’expression et de la musicalité qui atteignent une puissance et une densité suscitant continuellement l’éblouissement, l’enchantement de l’oreille, chaque mouvement ayant sa personnalité et ses couleurs propres, comme l’esthétique japonisante empruntée au compositeur nippon Yoshizawa Kengyo qui inspire plus ou moins le morceau central, le plus complexe, dans lequel les taches noires du deuxième volet du triptyque de Mirò donne au compositeur l’occasion de célébrer une cinquantaine de dessins de son inspirateur, tandis que le finale, malgré son encombrement dans la partition en raison d’une foudroyante virtuosité, est le plus court. Comme en avertit Parra, le trompettiste, traité par l’électronique, forge un langage de plus en plus extrême qui tisse à son tour une relation toujours plus tranchée avec l’ensemble. L’écriture foisonnante du compositeur (la contrebassiste Nicolas Crosse a également fort à faire avec un solo monumental vaillamment exécuté) sert admirablement son imaginaire, son lyrisme et sa théâtralité singulièrement prenante qui dit toute l’admiration qu’il vous au peintre remarquablement saisie et restituée par les interprètes et dédicataires de son concerto pour trompette et ensemble.

Bruno Serrou

jeudi 26 juin 2025

Festive soirée de la saint Jean Baptiste par l’Orchestre Métropolitain de Montréal et son directeur artistique Yannick Nézet-Séguin avec un éblouissant Alexandre Kantorow

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 24 juin 2025 

Orchestre Métropolitain de Montréal, Yannick Nézet-Séguin, Alexandre Kantorow
Photo : (c) C. d'Hérouville

Superbe soirée à la Philharmonie de Paris mardi avec l’Orchestre Métropolitain de Montréal et son directeur musical Yannick Nézet-Séguin, à la fois festif et grave, commençant par La Valse de Ravel d’une force tellurique plus sous la menace de missiles de 2025 que d’obus de 1918, une création d’une Québécoise, Barbara Assiginaak, disciple d’Helmut Lachenmann mais sauce américaine, puis le Concerto pour piano n° 2 de Saint-Saëns par un fantastique Alexandre Kantorow sur vitaminé chantant avec délice, suivi d’un bis, un arrangement pour piano du dernier pas de deux de Casse-Noisette de Tchaïkovski formant transition avec une hallucinante Pathétique aux sonorités virevoltantes, malgré un effectif de cordes limité (14, 12, 10, 8, 6), en bis, pour célébrer la fête de la saint Jean-Baptiste chère aux Québécois, l’orchestre et le chef ont donné l’hymne d’anniversaire « Gens du pays » de Gilles Vigneault dont le refrain a été repris par le public accompagné par l’orchestre sous la direction de Nézet-Séguin tenant un fanion aux couleurs du Québec en guise de baguette  

Yannick Nézet-Séguin
Photo : (c) C. d'Hérouville

Cent-cinquantenaire Maurice Ravel oblige, comme pour rappeler l’ancrage de l’orchestre québécois dans l’héritage français, c’est sur une Valse dantesque que l’Orchestre Métropolitain de Montréal a ouvert son programme. Un flux sonore étourdissant mené avec une précision remarquable par Yannick Nézet-Séguin commencé sur un pianissimo quasi inaudible pour conduire en un crescendo vertigineux sur l’apocalypse finale, démontrant ainsi les malléables qualités sonores et techniques et l’homogénéité de la phalange canadienne, dans les soli comme dans les tutti. Après un intermède contemporain, qui humait l’obligation tant elle arrivait comme « un cheveu dans la soupe », avec une pièce de six minutes créée en 2021 dans laquelle il était difficile de s’installer en raison de sa brièveté et de sa conception fuyante comme l’eau qu’elle décrit, Eko-Bmijwang (Aussi longtemps que la rivière coule) de la Canadienne de l’île Manitoulin sur le lac Huron Barbara Assiginaak (née en 1966), élève d’Helmut Lachenmann (l’on trouve dans sa pièce entendue mardi des froissements de feuille de papier et autres « bruits ») et de Peter Maxwell Davies, ainsi que du Centre Acanthes et de la Haute Ecole de Musique de Munich. Mais le moment de choix de la soirée aura été la fantastique prestation d’Alexandre Kantorow dans le plus célèbre des concertos de Camille Saint-Saëns, le Deuxième pour piano et orchestre en sol mineur op. 22. Ecrit en moins de trois semaines pour l’ami et confrère russe de son auteur Anton Rubinstein, qui en dirigea la création à Paris le 13 mai 1868 tandis que le compositeur était au piano, ce concerto adopte des tempi allant croissant en chacun des trois mouvements, commençant par un Andante sostenuto et se concluant sur un Presto après un mouvement médian marqué Allegro scherzando, le moment le plus fameux de la partition. Une forme qui ravit Franz Liszt, qui félicita son cadet en lui écrivant en 1869 que « la forme en est neuve, et très heureuse ; l’intérêt des trois morceaux va croissant, et vous tenez un juste compte de l’effet du pianiste sans rien sacrifier des idées du compositeur - règle essentielle pour ce genre d’ouvrage ». 

Alexandre Kantorow, Yannick Nézet-Séguin, Orchestre Métropolitain de Montréal
Photo : (c) C. d'Hérouville

C’est Alexandre Kantorow, manches relevées dégageant les avant-bras ce qui aura permis de voir les longs doigts du pianiste survoler le cavier qui a établi d’entrée l’atmosphère et la vision solaire, introduisant l’œuvre seul en instillant à la cadence initiale une densité organistique prodigieuse emplie de lumière dès l’abord tout en restant d’une austérité certaine, avant de se faire fauréen à l’entrée de l’orchestre avant de souligner la dette du compositeur envers Chopin, avant la cadence conclusive plus lumineuse. Introduit aux timbales seules (idée que reprendra notamment Richard Strauss dans sa Burleske), l’Allegro scherzando atteint sous les doigts d’un Kantorow grandiose dialoguant avec malice avec un orchestre tenu avec flamme par un Nézet-Séguin clairement admiratif de son soliste exaltant des sonorités enivrantes, une variété de couleurs et de climats éblouissante, avant de conclure sur un Presto effréné dans laquelle Kantorow emporte l’auditoire saisi par sa virtuosité étourdissante, à l’instar du chef, qui ne peut retenir à la première seconde après la fin d’applaudir son soliste. Ce dernier, qui suscita sur le champ une ovation debout ne pouvait refuser un bis, qu’il choisit non seulement assez long mais aussi en rapport avec la suite du concert, puisqu’il s’est agi du dernier Pas de deux du ballet Casse-Noisette de Tchaïkovski, emportant la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie entière dans les cimes du ravissement…   

Alexandre Kantorow
Photo : (c) C. d'Hérouville

La Sixième Symphonie en si mineur op. 74 « Pathétique » de Piotr Ilyich Tchaïkovski est l’une des pages du genre les plus populaires du répertoire. Avec ses deux mouvements vifs encadrés par deux adagios, sa structure annonce celle de la Neuvième Symphonie de Mahler, aux climats plus ou moins comparables. Mais, contrairement à l’effet produit par cette dernière, qui appelle inéluctablement sa conclusion Adagissimo, l’auditeur se laisse tellement porter par le tournoiement fou du second allegro, qu’il en oublie généralement le finale, incapable de réfréner son émotion devant la vitalité foudroyante, la scansion rythmique étourdissante, à perdre haleine, qui emporte cet Allegro molto vivace. Pourtant, la « Pathétique » est en fait une introspection autobiographique entreprise en 1893 qui se présente tel un requiem pour le compositeur en personne, comme une prémonition qu’il aurait eue de sa propre mort, poussé au suicide par un scandale d’origine privée. Cheval de bataille de tous les orchestres du monde, plus particulièrement russes, naturellement, mais aussi et surtout nord-américains. Ce qu’est bien évidemment l’Orchestre Métropolitain de Montréal, qui a ainsi voulu le démontrer au public parisien après l’avoir convaincu dans la musique française en première partie. Malgré un effectif de cordes limité, Yannick Nézet-Séguin est parvenu au parfait équilibre entre les instruments à archets et ceux à vent, conformes à la quantité indiquée sur la partition. Le public a pu admirer la gestique précise et l’indépendance des bras et des mains du chef canadien, tout en souplesse, en régularité et en netteté. Un régal pour l’œil autant que pour l’oreille et l’expressivité des œuvres. Une Pathétique sonnant emportée telle une bourrasque étourdissante, une course vers l’abîme aboutissant dans un Adagio tragique et noir proprement suffocant, l’orchestre canadien témoignant de sa virtuosité et de son homogénéité impressionnantes. A noter que, pour échapper aux habituels applaudissements qui suivent l’exécution du Scherzo, Nézet-Séguin a enchaîné le finale sans attendre, après une simple levée.


Yannick Nézet-Séguin tenant un fanion québécois en guise de baguette, Denise Lupien (Premier violon honoraire), Orchestre Métropolitain de Montréal. Photo : (c) Bruno Serrou

Touché par l’accueil fervent du public parisien, et rebondissant sur la fête de la saint Jean-Baptiste en cette soirée du 24 juin, jour célébrant à la fois la lumière et l’illumination divine, chef et musiciens ont sorti fanions et drapeau québécois pour célébrer avec leurs cousins français la Fête Nationale du Québec instaurée en 1694 par l’Eglise catholique en Nouvelle-France, importance confirmée en 1830 et, surtout, en 1977 après l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois qui, sous l’impulsion du gouvernement Lévesque, lui confère le statut juridique de fête nationale et la déleste de sa dimension religieuse. Considérée par beaucoup de Québécois comme l’hymne national du Québec, cette chanson de Gilles Vigneault pour se substituer au trop fameux Happy Birthday a été chantée pour la première fois par son auteur le 20 juin 1975, puis reprise devant quatre cent mille spectateurs le 23 juin 1976 sur le Mont-Royal par Gilles Vigneault, Claude Léveillée, Jean-Pierre Ferland, Yvon Des champs et Robert Charlebois. Après avoir fait retentir l’hymne par l’orchestre, Yannick Nézet-Séguin se retourna vers l’assistance pour expliquer l’origine de cette mélodie et les circonstances de sa création et de son exécution, et de donner les paroles du refrain : « Gens du pays, c’est votre tour / De vous laisser parler d’amour », ainsi que le rythme et la mélodie, afin que l’ensemble du public chante en chœur à son signal, et lui-même de diriger tenant à la main droite en guise de baguette un fanion aux couleurs du Québec, tandis qu’entre deux reprises du refrain, la Premier violon honoraire Denise Lupien, qui aura brillé de ses brulantes sonorités tout le concert durant, donne de la mélodie une incandescente interprétation. Une soirée du solstice d’été que les heureux témoins ne sont pas près d’oublier…

Bruno Serrou

mercredi 25 juin 2025

La Liederabend enchanteresse de deux dive du chant, Diana Damrau et Jonas Kaufmann, en osmose autour du piano céleste de Helmut Deutsch

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 23 juin 2025 

Diana Damrau au centre entourée d'Helmut Deutsch à sa droite et Jonas Kaufmann à sa gauche
Photo : (c) Bruno Serrou

Lundi soir, la Philharmonie de Paris proposait une Liederabend d’une tenue exemplaire avec deux chanteurs de très grande classe qui s’entendent à merveille, la soprano Diana Damrau et le ténor Jonas Kaufmann, avec en partenaire le piano magnétique de Helmut Deutsch. Une première partie entièrement consacrée à Richard Strauss avec neuf lieder sur des poèmes d’Hermann von Gilm (op.10 et 84a) et huit autres lieder tirés de divers recueils, les deux chanteurs alternant de façon un peu trop monochrome, avant une sublime seconde partie, commençant par neuf lieder de Mahler, les trois premiers chantés par Diana Damrau, puis Jonas Kaufmann s’est fait déchirant puis bouleversant dans d’intenses Quatre Rückert Lieder à tirer les larmes, avant un retour à Strauss par Damrau, puis Kaufmann dans de merveilleux Heimliche Aufforderung et Ruhe, meine Seele, et Damrau de conclure sur …Morgen… et Cäcilie. Trois bis en duos, un Wunderhorn Lied de Mahler (Trost im Unglück), Wiener Blut de Johann Strauss fils, et un musical (Spring Wind) du britannique Eric Harding Thiman 

Diana Damrau
Photo : (c) Bruno Serrou

Salle comble pour une soirée de lieder. Au point que l'on se serait cru à Salzbourg pour une Liederabend d'exception. Plus de deux mille trois cents personnes particulièrement attentives ont assisté à un moment d’intimité partagée entre deux voix et un piano, le récital de mélodies germaniques chanté par deux des chanteurs parmi plus réputés de la scène lyrique contemporaine, la soprano Diana Damrau et le ténor Jonas Kaufmann pour une soirée digne de celles du Festival de Salzbourg. Deux Bavarois chantant deux des compositeurs les plus fameux du répertoire postromantique germanique nés à quatre ans de distance et à quelques kilomètres l’un de l’autre en terre catholique, le Juif converti au catholicisme Gustav Mahler (1860-1911) et le catholique athée Richard Strauss (1864-1949), qui furent tous deux directeurs de l’Opéra de Vienne, le premier de 1897 à 1907, le second de 1919 à 1925. Mais si le premier introduisit le lied dans la symphonie en puisant l'essence de ses premières œuvres du genre dans les trois volumes de poèmes populaires du Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant) collectés et publiés entre 1805 et 1808 par Clemens Brentano et Achim von Arnim, le second forgea dans le lied sa verve lyrique que le conduisit à composer quinze opéras complets, tandis que tous deux ont écrit directement pour la voix et l’orchestre quelques-uns des plus beaux lieder du genre, le premier dès ses jeunes années avec les quatre Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant) pour baryton en 1884-1885, le second à la toute fin de sa vie, réunis de façon posthume sous le titre Vier letzte Lieder (Quatre derniers Lieder) pour soprano en 1948.

Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch
Photo : (c) Bruno Serrou

S’ils sont venus à deux autour du piano-orchestre de Helmut Deutsch, ce n’est pas pour autant que Diana Damrau et Jonas Kaufmann se sont donné la réplique, au plus se sont-ils pris à témoin dans chacun des lieder en parfaite connivence, se connaissant et s’appréciant en authentiques partenaires à la scène, et il faudra attendre les bis pour qu’ils chantent ensemble en duo pour brosser d’authentiques saynètes. Mais en vérité, des saynètes, il y en aura eu tout le récital durant. En effet, avec art, raffinement et cohérence, chaque lied a été choisi pour faire écho au précédent et pour préluder au suivant comme s’il s’agissait de conter une histoire d’amour et de mort et constituer un opéra miniature, chacun des protagonistes enchaînant plusieurs lieder avant de laisser le chant à son/sa partenaire, chacun chantant avec simplicité, délicatesse et élégance, créant un dialogue entre deux personnages, qui, d’une page à l’autre, s’interpellent, se répondent, flirtent, badinent, exprimant leur trouble, leurs peurs et leur joie de façon d’autant plus crédible que le timbre de heldentenor de Jonas Kaufmann, riche en harmoniques, a une suprême aptitude aux colorations de baryton, tandis que le spectateur peut suivre les circonvolutions de leur ressenti en suivant les surtitres. C’est à Richard Strauss que la première partie était entièrement consacrée. Ainsi, tandis que les chanteurs apparaissent tour à tour sur le plateau pour chanter, les huit Lieder op 10 fondés sur des vers du poète autrichien Hermann von Gilm (1812-1864) auquel a été ajouté le lied Wer hat’s getan op. 84a, un premier bouquet étant chanté par Diana Damrau avant d’être relayée par Jonas Kaufmann, tandis que le lien musical est maintenu vaillamment dans sa continuité par le céleste et pénétrant Helmut Deutsch, suivi  de lieder opp. 29, 32, 37, 48 (Ich liebe dich délicieusement enchaîné à Freundliche Vision, et 69, et de conclure avec Wir sollten wir geheim sie halten (Comment pourrions-nous la garder secrète) op. 19/4 sur un texte d’Adolf Friedrich von Schack. Malgré cette organisation judicieusement agencée, cette première partie est apparue légèrement monochrome, peut-être en raison de l’absence de partenariat entre les deux chanteurs, chacun apparaissant sur le plateau le temps de quelques lieder avant de se retirer pour céder la place à l’autre.

Diana Damrau au centre entourée d'Helmut Deutsch à sa droite et Jonas Kaufmann à sa gauche
Photo : (c) Bruno Serrou

En effet, la seconde partie allait être plus diverse et vivante, la scène étant cette fois partagée en permanence par les trois protagonistes, ce qui leur a permis d’instaurer de véritables saynètes construites à partir de lieder de deux compositeurs que tout rapproche et que tout sépare… A Diana Damrau sont revenus la joie juvénile des cinq lieder extraits du Knaben Wunderhorn (deux lieder) et des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chants de Jeunesse, trois lieder) de Gustav Mahler auxquels elle a donné un charme contagieux, et à Jonas Kaufmann quatre déchirants Rückert Lieder (il aura manqué Um Mitternacht) d’une gravité lugubre et nue dans la voix aux sombres nuances du ténor allemand (Ich leb’ allein in meinem Himmel, / In meinem Lieben, in meinem Lied! - Je vis seul dans mon paradis, Dans mon amour, dans mon chant !), chant de douleur d’une profonde et authentique humanité aux contours proprement vertigineux dans l’interprétation de Kaufmann qui saisit d’émotion l’auditoire entier. C’est au même Heldentenor que reviennent les Strauss héroïques, tandis que la soprano lyrique s’empare du bouquet final, arrêtant le cours du temps dans des …Morgen… (…Demain…) op. 27/4 et Cäcilie (Cécile) op. 27/2 d’anthologie, se plaçant dans la continuité des hautes sphères atteintes par son partenaire dans de merveilleux Heimliche Aufforderung (Invitation secrète) op. 27/3 et Ruhe, meine Seele (Calme-toi, mon âme) op. 27/1.

Diana Damrau et Jonas Kaufmann, Helmut Deutsch au piano
Photo : (c) Bruno Serrou

Diana Damrau et Jonas Kaufmann, en réponse au tonnerre d’applaudissements que leur Liederabend venait de susciter, se retrouvent rapidement devant le coffre du Steinway joué par Helmut Deutsch pour un ultime bouquet de trois mélodies, cette fois en authentique duo, se répondant avec esprit et grâce dans « Trost im Unglück » (Consolation dans le malheur) extrait du Knaben Wunderhorn de Gustav Mahler, puis le rafraîchissant « Wiener Blut » (Sang viennois) op. 354 de Johann Strauss fils (1825-1899), à l’origine valse symphonique composée pour le mariage de la princesse Gisèle d’Autriche et du prince Léopold de Bavière avant d’être intégrée dans l’opérette du même nom arrangée par Adolf Müller Jr sur des paroles de Victor Léon et Leo Stein, « Des eine kann ich nicht verzehen » (Je ne peux pardonner à aucun d’entre eux), enfin une courte mélodie anglaise, « Spring Wind » d’Eric Harding Thiman (1900-1975) sur un texte de Christina Georgina Rossetti.

Bruno Serrou

lundi 23 juin 2025

Festival ManiFeste de l’IRCAM, l’Apocalypse selon Heiner Goebbels

Festival ManiFeste de l’IRCAM/Centre Pompidou. Grande Halle de La Villette. Salle Boris Vian. Vendredi 20 juin 2025 

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen 
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Spectacle apocalyptique dans tous les sens du terme ce soir Grande Halle de la Villette salle Boris Vian dans le cadre du Festival ManiFeste de l’IRCAM, « Everything That Happened and Would Happen » de Heiner Goebbels. Quatre musiciens, ondiste, guitariste, saxophoniste et percussionniste (on se met à plaindre la peau d’une timbale frottée avec la lame d’une cymbale quatre minutes durant) et douze performeurs « ressuscitent » pendant une centaine de minutes une humanité déterminée à sa propre disparition. Texte de Heiner Goebbels qui l’élimine d’entrée du Nobel de littérature, avec des passages philosophiquement contestables, musique de rumeur du même auteur aux sonorités profondes, amplifications saturant l’espace au point de provoquer des acouphènes… Spectateurs désertant en cours de route…  

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Compositeur, interprète, scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est une sorte de Kurt Weill fin de siècle, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa musique combine Hanns Eisler, free jazz, rock, pop music, rap, bruitage, avant-garde, classicisme. « Je viens de l’improvisation, rappelle Gœbbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec de grands improvisateurs, Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. »

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Hôte privilégié du Festival d’Automne à Paris depuis plus de trente ans, compositeur, dramaturge, scénographe, interprète cosmopolite, admirateur de Prince, Luigi Nono, Helmut Lachenmann, Steve Reich, ami de Daniel Cohn Bendit, l’Allemand Heiner Goebbels est à soixante-douze ans une sorte de Kurt Weill contemporain, iconoclaste et populaire. Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße en Rhénanie-Palatinat, vivant depuis près de cinquante ans à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee (Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués, sans doute parce que son œuvre résonne des sons de la ville, de la vie de la cité, son incontestable univers. « Je ne veux pas être illustratif, prévient-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. » Goebbels se félicite volontiers du fait que sa musique soit un melting-pot de celle de son aîné Hanns Eisler, du free jazz, du hard rock, de la pop’ music, du rap, du bruitage, de l’avant-garde, du classicisme... « Je viens de l’improvisation, rappelle Goebbels. Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec les grands improvisateurs Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture toute l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides, transparentes. » Heiner Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les spécialistes et connaisseurs, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et ballet, et pour ses pièces radiophoniques, bien que son catalogue couvre tous les genres, de la musique de chambre au grand orchestre. Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller l’a conduit à considérer la musique comme moyen d’expression et de communication lié à tous les arts, ce qui engendre un langage personnel, en dépit d’un éclectisme ouvertement revendiqué, tenant principalement du théâtre d’improvisation. 

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen 
Photo : (c) Thanasis-deligiannis

Parmi ses œuvres les plus significatives, citons la pièce de théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993, Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise (1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie & Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. Durant la saison 2000-2001, il a donné simultanément en création mondiale deux grandes partitions, l’une à Munich,…Même Soir.- commande des Percussions de Strasbourg, l’autre à Lausanne, Hashirigaki, pièce de théâtre musical sur des textes de Gertrude Stein dont le compositeur signe également la mise en scène. En 2002, il réalise son premier opéra, Paysage avec des parents éloignés, en 2004 c’est Théâtre de l’Odéon Eraritjaritjaka sur un texte d’Elias Canetti, suivi en 2007 par l'installation performative Stifters Dinge qui a été jouée plus de trois cents fois sur tous les continents, le concert mis en scène Songs of Wars I have seen sur un texte de Gertrude Stein, commande du London Sinfonietta et de l'Orchestre the Age of Enlightenment, en 2008 Je suis allé à la maison mais je n’y suis pas entré sur des textes de Maurice Blanchot et Samuel Beckett. En 2012, il crée When the Montain change dits clothings et il met en scène Europeras 1 & 2 de John Cage, en 2013, Delusion of the Fury d’Harry Partch et De Materie de Louis Andriessen. A Paris, le Festival d’Automne aura présenté l’essentiel de sa production depuis 1992, La Jalousie / Red Run / Befreiung / Herakles (1992), Surrogate Cities (1994), Schwarz auf Weiss (1997), Walden (1998), Eislermaterial (1999 et 2004), Les Lieux de là (1999), La Jalousie / Red Run (2002), Eraitjiaritjaka (2004), Paysage avec parents éloignés (2004), Fields of Fire (2005), I went to the House But Did not Enter (2009), When the Mountain changed its Clothing (2012), puis, après dix ans d’absence, une création inspirée du peintre poète franco-belge Henri Michaux (1899-1984), Liberté d’action. Ce monodrame pour comédien, deux pianistes amplifiés et électronique live de soixante-quinze minutes se termine sur un beau texte de Michaux tiré du Plaisir d’être une ligne dédié au peintre suisse Paul Klee (1879-1940) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/pour-ses-70-ans-heiner-goebbels.html).

Heiner Goebbels (né en 1952), Everything That Happened and Would Happen
Photo : (c) Bruno Serrou

Avec son nouveau spectacle créé à Manchester le 10 octobre 2018, Heiner Goebbels, qui signe le texte qu’il a arrangé exprimés en anglais, en espagnol et en français, la musique, la scénographie et les lumières, qu’il a réalisées avec John Brown, s’est donné pour mission de raconter l’histoire du XXe siècle - mais aussi le XXIe avec des images montrant le président ukrainien Volodymyr Zelensky entouré de dignitaires déposant une gerbe de fleurs rouges contre la façade d’un immeuble éventré -, à travers un OSEMNI (Objet scénique et musical non identifiable) laissant libre cours à l’imaginaire du spectateur. Intitulée Everything That Happened and Would Happen (Tout ce qui s’est passé et se passerait), l’œuvre s’inspire d’un livre de Patrick Ouřednik, Europeana, qui évoque de façon absurde et métaphorique l’Europe du siècle dernier. Dans le vaste espace de la Salle Boris Vian de La Villette, les personnages déplacent d’énormes objets qui proviendraient pour l’essentiel d’un opéra de John Cage, Europeras 1&2, conçus par Klaus Grünberg pour une mise en scène de Heiner Goebbels en 2012, et disposés conformément au lieu de la création, une gare désaffectée de Manchester partiellement détruite. A chaque angle d’un « couloir », quatre musiciens (un percussionniste et un saxophoniste côté jardin, une ondiste et un guitariste côté cour) encadrent douze protagonistes-danseurs réduits le plus souvent à l’état d’ombres qui se meuvent au centre du dispositif manipulant des accessoires aux teintes variant du noir à une chaude polychromie aux couleurs arc-en-ciel qui vont du cube au voile en passant par des pierres de toutes tailles, colonnades, drapeaux, lambeaux de cartes IGN, tables lumineuses poussées en tous sens et formant des figures géométriques diverses jusqu’à ce qu’à la fin le tout finisse en ruine sous une épaisse fumée. Le texte dit par des comédiens ou inscrit sur les voiles tient de l’absurde, et sont censés susciter le rire, sans y parvenir vraiment, cumule poncifs et clichés, parfois à la limite de l’acceptable face à des situations des plus terrifiantes, voire abjectes. Car il s’agit ici de raconter les horreurs d’un siècle singulièrement violent au sein d’un dispositif scénique d’une grande efficacité permettant d’exposer de belles images qui magnifient les atrocités qu’il illustre, notamment à travers les vidéos tirées de la chronique sans commentaires No Comment de la chaîne de télévision européenne d’informations en continu, Euronews, tandis que la musique plus ou moins onirique, amplifiée et spatialisée, enveloppe la salle entière et pénètre les corps des spectateurs, qui, conduit jusqu’à l’envoûtement, au point de ne plus être sur ses gardes dans les moments où la sonorisation est poussée à l’extrême, au point d’être victime d’acouphènes. Les quatre musiciens donnent à la partition de Goebbels toute son énergie et sa poésie, à commencer par Camille Emaille dont on admire la vigilance tandis que de sa main il frotte la peau d’une timbale le rebord d’une cymbale pour obtenir des sons fantomatiques, ainsi que Cécile Lartigau qui joue une partie d’ondes Martenot qui n’a rien de ringard bien que l’on ne puisse éviter de penser à Olivier Messiaen, d’autant moins que Goebbels cite la Louange à l’Eternité de Jésus, cinquième mouvement du Quatuor pour la fin du Temps, mais aussi le saxophoniste Gianni Gebbia, qui enchante l’oreille des sonorités profondes de son saxophone basse alternant avec un ténor, sans oublier le guitariste Nicolas Perrin.

Bruno Serrou