Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 18 novembre 2024
Concert « total groove » symphonique lundi soir à la Philharmonie de Paris avec
un programme sortant de l’ordinaire en résonnance avec le Concerto en sol
de Maurice Ravel avec un Chamber Orchestra of Europe (COE) magnétique dirigé
avec un plaisir gourmand par Sir Antonio Pappano avec en soliste un magicien du
rythme, du son et de la vélocité, Bertrand Chamayou, qui était de la partie
tout le concert durant : depuis La Création du
Monde de Darius Milhaud jusqu’à Fancy Free
de Leonard Bernstein, en passant par eux œuvres concertantes, le Concerto pour
piano et orchestre en sol majeur de Ravel
et I Got Rhythm de George Gershwin.
Il est évident qu’à l’issue d’un tel programme qui l’a conduit à jouer avec un
engagement de chaque instant pendant quatre-vingt minutes, le pianiste n’a pas
donné de bis, jouant de concert avec
les brillants pupitres de cuivres et de bois et les cordes malléables et
chatoyantes de la formation basée à Berlin
C’est donc un concert où le rythme et la musique des années 1920-1945 étaient roi et reine confrontant la France et son influence la plus prégnante durant ces deux décennies et demi du XXe siècle, les Etats-Unis et son jazz, qui a été proposé par le Chamber Orchestra of Europe constituée de quelques-uns des meilleurs instrumentistes du « vieux continent », enrichi du pianiste français le plus polymorphe, Bertrand Chamayou, directeur du Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz, et du plus britannique des chefs italiens, Sir Antonio Pappano. L’œuvre référence de la soirée était le Concerto pour piano et orchestre en sol majeur que Maurice Ravel (1875-1937) composa pour lui-même en 1923, mais qu’il renonça à jouer en public jugeant que ce qu’il avait écrit lui était techniquement inaccessible. Commençant dans le flamboiement d’un concerto alliant en plus enjoué Saint-Saëns et Rachmaninov, se poursuivant tel un mouvement lent de Mozart et se concluant en un feu d’artifice de virtuosité rythmique et technique proche du jazz, ce premier concerto de Ravel est un monument de la musique concertante du siècle dernier. Aussi, penser, moi qui l’ai connue enfant comme une femme sèche et plutôt conservatrice, que c’est à Marguerite Long que le compositeur confia la création de l’œuvre, se contentant lui-même de diriger l’Orchestre Lamoureux - en témoigne l’enregistrement studio réalisé en 1932 par le label VSM, aujourd’hui Warner Classics - me laisse toujours pantois. En revanche, sous les doigts de Bertrand Chamayou, l’œuvre s’épand avec une facilité impressionnante, les mains de l’interprète volant littéralement sur le clavier, le son de chaque note sonnant alors que le doigt enfonce déjà la touche suivante, le tout avec une aisance, une souplesse hallucinantes, le piano entier semblant faire partie intégrante de la personne-même de celui qui le joue tant le chant coule avec un naturel infini. Dirigés avec ductilité par Antonio Pappano, les musiciens virtuoses de l’Orchestre de Chambre d’Europe rivalisent en panache avec l’instrument soliste dès l’exposition du premier thème confié au piccolo (Paco Varach), les pizzicati et tremoli chaleureux des cordes, le brillant de la trompette (Neil Brough) auxquels répondent les vigoureux glissandi du piano réalisés avec une agilité déconcertante par Chamayou. Ne précipitant jamais le mouvement, toujours serein, continuellement clair, précis, rigoureux dans le geste, le jeu et l’expression, le pianiste excelle dans cette musique vive, rutilante, suprêmement chantante, rivalisant en volubilité avec ses compagnons de plateau, à commencer par le chef italien qui semble savourer le moment, comme il le fera tout au long du concert. L’Adagio assai atteint une beauté hallucinante, le chant s’épanouissant à satiété, soliste et orchestre exaltant de concert le classicisme souverain de ce moment de grâce pure, Chamayou amalgamant de façon exceptionnelle sobriété et émotion au sein d’une rythmique proprement hypnotique.
Le chef-d’œuvre de Ravel était précédé d’une
pièce d’esprit chorégraphique et plus jazzistique de forme, La Création du Monde que Darius Milhaud (1892-1974)
composa en 1923 sur un argument de Blaise Cendrars (1887-1961) pour les Ballets
Suédois qui en ont donné la création le 25 octobre de la même année au Théâtre
des Champs-Elysées dans une chorégraphie de Jean Börlin (1893-1930) et des
décors du peintre Fernand Léger (1881-1955). Cet archétype du « ballet nègre »
comme se plaisait à le définir ses concepteurs (qui seraient aujourd’hui de ce
fait qualifiés de racistes), Milhaud, qui était rentré l’année précédente de
New York où il avait pu étudier le jazz auprès des afro-américains de Harlem,
choisit de concevoir en ces années folles une partition pour un effectif
instrumental évoquant un jazz band, avec bois dont un saxophone alto, cuivres, et
une large section rythmique (percussionniste, timbalier, piano, contrebasse)
auxquels il associa un violon et un violoncelle. Au piano, à qui est attribué
un rôle essentiel, Bertrand Chamayou s’est clairement fait plaisir, jouant avec
ses dix-sept compagnons eux-mêmes rayonnants dirigés avec chaleur par Antonio
Pappano, qui avait auparavant présenté au public micro en main l’ensemble du
concert et les raisons de sa structure.
Après la France influencée par les Etats-Unis, la seconde partie du concert était vouée à deux des compositeurs états-uniens les plus représentatifs du continent nord-américains et fortement marqués par la blue note, George Gershwin (1898-1937) et Leonard Bernstein (1918-1990), à travers deux œuvres obéissant aux mêmes formes que celles qui avaient précédés avant l’entracte, une page concertante pour piano et orchestre et une pièce d’orchestre intégrant le piano. La première, I Got Rhythm (J’ai le rythme) est une suite de huit variations pour piano et orchestre composée par George Gershwin en 1933 et créée le 14 janvier 1934 à Boston par le compositeur au piano et l’Orchestre Symphonique de Boston dirigé par Charles Previn. Ce standard du jazz est le quinzième numéro du premier acte de la comédie musicale Girl Crazy qui révéla en 1930 l’actrice danseuse chanteuse Ginger Rodgers. Connue sous le nom de Rhythm changes (Changements de rythmes), la progression harmonique est à la base de nombreux autres standards du genre comme le bebop de Charlie Parker et Dizzy Gillespie « Anthropology (Thrivin’ on a Riff) ». Ce morceau de moins de dix minutes s’ouvre sur un appel de la clarinette solo évoquant Rhapsody in Blue pour piano et jazz band de 1924 relayée par des arpèges du piano qui dessine les contours du thème d’I Got Rhythm qui donne lieu à cinq variations mettant tour à tour en relief le saxophone délicieusement nostalgique de Simon Haram, le piano de Bertrand Chamayou, le xylophone enfin les cuivres, le tout idéalement enluminé par les pupitres virtuoses du COE galvanisés par Antonio Pappano.
C’est une œuvre de
Leonard Bernstein infiniment moins courue que les suites West Side Story, Fancy Free,
qu’Antonio Pappano a choisi pour conclure la soirée. Agé de vingt-six ans, à l’entame
de sa brillante carrière de chef d’orchestre, « Lenny » signe la même
année 1944 ses premières grandes partitions, la comédie musicale On the Town et le ballet Fancy Free, deux œuvres scéniques ayant
des liens étroits chorégraphiées par Jerome Robbins (1918-1998), disciple de George Balanchine (1904-1983) avec qui
le compositeur chef d’orchestre concevra plus tard la comédie musicale et le
film dix fois oscarisé en 1962 West Side
Story. C’est l’intégralité de la musique du ballet en sept numéros créé au
Metropolitan Opera de New York le 18
avril 1944 qu’ont donné à entendre Antonio Pappano, Bertrand Chamayou et les cinquante-cinq
musiciens (deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, quatre
cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, timbales, trois percussionnistes,
cordes [10, 8, 6, 4, 4]) du COE, tous se régalant jusqu’à l’ivresse des rythmes
et des couleurs chamarrées du jazz symphonique pour s’épanouir sans restriction
jusqu’au trépidant finale où s’entrecroisent les divers éléments thématiques du
ballet. Bref, un programme digne d’un concert d’une nuit de Saint-Sylvestre…
Bruno Serrou