samedi 13 décembre 2025

Boulez 100 : Passionnant feu d’artifice final par l’Ensemble Intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris dans la recréation de «Poésie pour pouvoir» dirigée par Pierre Bleuse et Jean Deroyer soixante-huit ans après son unique exécution publique

Philharmonie de Paris. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 12 décembre 2025 

Création et unique exécution publique de Poésie pour pouvoir du vivant de son auteur, Pierre Boulez
Sinfonieorchester des Südwestfunks Baden-Baden, Membres de l'Orchestre Symphonique de Strasbourg direction Hans Rosbaud et Pierre Boulez. Festival de Donaueschingen, 19 octobre 1958
Photo : (c) Landesarchiv Baden-Württemberg - Staatsarchiv Freiburg-am-Brisgau

Pour clore les célébrations du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, les institutions qu’il a conçues, créées, soutenues et portées sur les fonds-baptismaux (Ircam, Ensemble Intercontemporain, Cité de la Musique, Conservatoire de Paris, Philharmonie) se sont associées pour offrir un véritable feu d’artifice final avec la première exécution publique française d’une œuvre pourtant mythique, Poésie pour pouvoir, dont il ne subsistait que des réminiscences sonores de la création mondiale voilà soixante-huit ans, le 19 octobre 1958 au Festival de Donaueschingen. Œuvre charnière dans la création de Pierre Boulez, qui révisait à l’époque deux de ses partitions les plus admirables, Le Soleil des eaux et Le Visage nuptial, toutes deux sur des poèmes de René Char, tout en préparant la création de Doubles pour grand orchestre, commande d’Igor Markevitch et Georges Auric pour la Fondation Lamoureux, Poésie pour pouvoir allait marquer une date capitale dans la vie personnelle du compositeur, puisque le temps nécessaire à la genèse de la pièce l’incita à s’installer à Baden-Baden en juin 1958. Commande de la Südwestfunk de Baden-Baden, son directeur des services musicaux, Heinrich Strobel dont Boulez est un proche, lui donne en effet toute latitude pour la gestation de l’œuvre nouvelle, mettant notamment à sa disposition un studio électronique tout neuf. Pourtant, Pierre Boulez ne saura trouver la solution à même de lui apporter satisfaction, les outils dont il dispose à l’époque en matière d’électronique musicale réfrénant son désir de théâtralité. Tant et si bien que, sitôt après sa création, il supprimera cette œuvre de son catalogue. Poésie pour pouvoir a néanmoins été heureusement sauvegardée par Universal Editions Wien tandis que ses esquisses l’ont été par la Fondation Paul Sacher à Bâle. Tant et si bien que toute tentative d’exécution était impossible à réaliser, d’autant que l’état de conservation de la bande magnétique porteuse de la voix du grand comédien Michel Bouquet était si précaire que s’est finalement imposée la nécessité de réaliser une nouvelle partie électronique suivant au plus près l’originale, jusques et y compris le timbre vocal du récitant, Yann Boudaud, qui s’approche de la performance de son illustre prédécesseur sans pour autant l’imiter. L’œuvre ainsi reconstituée est désormais coéditée par Universal Edition et l’Ircam.

Pierre Boulez (1925-2016), Poésie pour pouvoir 
Pierre Bleuse, Jean Deroyer, Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire Cnsmdp
Photo : (c) Anne-Elise Grobois

La réalisation qui a été proposée en ouverture de la soirée de clôture de l’année « Boulez 100 » est le fruit d’un travail réalisé par deux compositeurs-informaticiens italiens fidèles de l’Ircam, Marco Stroppa et Carlo Laurenzi, réalisateur en informatique musicale à l’Ircam, à qui il a fallu deux ans pour mener à bien leur entreprise. Avant ce concert parisien, cette réalisation a été créée le 31 août dernier au Festival de Lucerne par le Lucerne Festival Contemporary Orchestra dirigé par David Robertson, ex-directeur musical de l’Intercontemporain, et son élève états-unienne Molly Turner. Pour cette première française, l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris se sont associés sous la double direction de Pierre Bleuse et Jean Deroyer, donnant ainsi la création française de Poésie pour pouvoir pour trois orchestres et électronique de Pierre Boulez soixante-huit ans après sa création au Festival de Donaueschingen, et après que le compositeur l’eût retiré de son catalogue. Les compositeurs Marco Stroppa et Carlo Laurenzi ont travaillé deux ans sur la reconstitution de la partition. Il s’agissait vendredi soir de la toute première exécution française de l'histoire de l'oeuvre. Écrite pour un grand effectif de plus de quatre vingt dix musiciens répartis en trois groupes (1) empilés les uns au-dessus des autres (disposition non respectée à la Cité de la Musique, où ils étaient disposés dos à dos, les chefs s faisant face, et séparés par un simple couloir) et bande magnétique porteuse d’une voix, celle de l’acteur Yann Boudaud, se rapprochant plus ou moins de celle du créateur, Michel Bouquet. 

Pierre Boulez (1925-2016), Poésie pour pouvoir
Jean Deroyer, Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire Cnsmdp
Photo : (c) Quentin Chevrier

A la première audition dans des conditions autres que l’enregistrement historique que l’on peut trouver et écouter à saciété sur YouTube (voir https://youtu.be/mKVBfk5auw4), l’on relève un orchestre aux envoûtantes sonorités, cristallines, résonnantes, luxuriantes, charnelles, brûlantes caractéristiques de Pierre Boulez dès ses toutes premières pièces, et une bande magnétique où la voix, qui expose le violent poème d’Henri Michaux « Je rame » (1), dit et « vécu » par la voix d’homme depuis les profondeurs des abysses. Si Boulez n’a pas maintenu cette pièce à son catalogue, c’est sûrement pour sa non-résolution de fusion de l’orchestre et de la bande, chaque élément s’exprimant tour à tour, jamais ensemble, là où l’auteur aurait voulu davantage de liberté pour réaliser d’authentiques fondus-enchaînés. Un regret à exprimer ici, que l’œuvre n’aie pas été jouée une seconde fois en son entier, car une seconde écoute dans la foulée eût assurément été bienvenue, l’oreille ayant pu mesurer une première fois ce que l’œuvre contenait d’inouï pour l’époque pour y distinguer et en retenir plus encore le contenu et les particularités de la partition, d’autant plus que l’on n’est sans doute pas près de la réentendre, même si le concert a été capté par les archives de la Philharmonie de Paris pour diffusion en podcast…

Betsy Jolas (*1926), Ces belles années...
Pierre Bleuse, Tamara Bounazou (soprano), Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire Cnsmdp
Photo : (c) Quentin Chevrier

Autre moment attendu de la soirée, « Ces belles années… » pour soprano et orchestre d’une jeune femme de quatre vingt dix neuf printemps, Betsy Jolas, dont l’humour et l’amour de la vie lui sont chevillés au corps et à l’esprit, comme l’atteste ce que fait entendre cette commande du London Symphony Orchestra, du Festival d'Aix-en-Provence, que Betsy Jolas a assidûment fréquenté dès la première édition en 1948,  et du Cleveland Orchestra créée à Londres au Barbican Center par Faustine de Monèse, le LSO et Sir Simon Rattle le 14 juin 2023, cette partition est emplie de réminiscences du temps jadis sélectionnées par la compositrice dans sa propre mémoire qui songe à « ces merveilleux étés remplis de musique » qu’elle évoque par le biais de citations plus ou moins perceptibles, tandis que le refrain rappelle plus ou moins le « Happy Birthday » annoncé d’entrée par les instruments à cordes et à vent, cette évocation plutôt tendre et délicieuse, est soudain interrompu par l’apparition aussi violente que soudaine de la soprano qui, exposant un texte de la compositrice, incarne un « ange messager », ouvrant ce vendredi soir la porte à l’ange chanté par Alban Berg dans l’œuvre concluant le concert. Pierre Bleuse en a donné une interprétation à la fois nostalgique et envoûtante, la magie étant volontairement rompue par le cri d’effroi impressionnant de la soprano Tamara Bounazou. Auparavant, bois et cuivres des deux formations réunies ont donné Symphonies pour instruments à vent d’Igor Stravinsky de 1920 dans leur version de 1947 sous la direction experte de Pierre Bleuse, et, pour conclure sur une grande œuvre du répertoire « boulézien », le déchirant Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg.

Betsy Jolas (*1926)
Photo : (c) Quentin Chevrier

Conçu en quatre mois, ce pur joyaux qu’est le Violinkonzert ’’zum Gedenken an einen Engel’’, dernière œuvre achevée d’Alban Berg, est une sorte d’hommage à Johann Sébastian Bach, dont le choral Es ist genug tiré de la cantate O Ewigkeit, du Donnerwort BWV 60 sert d’assise au finale dont dérive la série de douze sons fondatrice de la partition. Ainsi, le concerto prend-il la dimension d’un requiem à la mémoire d’une touchante jeune-fille, l’« ange » Manon Gropius, fille d’Alma Schindler ex-Mahler et de l’architecte fondateur du Bauhaus, Walter Gropius morte à 18 ans des suites d’une poliomyélite. Une mort qui conduira Berg à se remémorer dans son concerto de toutes les femmes qu’il a aimées, à commencer par la première d’entre elles, Mizzi (Marie Schüchl), une domestique de ses parents deux fois plus âgée que lui dont il eut à 17 ans une fille illégitime, Albina, unique enfant qu’il eut de sa vie et qu’il ne croisa que deux fois. La partition est écrite à la suite d’une commande du virtuose états-unien Louis Krasner (1903-1995), pour qui Schönberg composera à son tour son propre concerto pour violon qu’il créera à Philadelphie en décembre 1940. L’urgence de la conception de cette œuvre condamnera l’opéra Lulu à l’inachèvement, la mort emportant Alban Berg peu après qu’il eût terminé le concerto, dans la nuit du 23 au 24 décembre 1935, des suites d’une septicémie résultant d’une piqure d’insecte mal soignée. Krasner créera donc le concerto à titre posthume, le 19 avril 1936, à Barcelone, avec l’Orchestre Pau Casals dirigé par Hermann Scherchen, tandis qu’au loin résonnaient les canons des troupes franquistes… Scindée en deux mouvements comprenant chacun deux sections, l’œuvre se fonde sur une série dodécaphonique constituée d’un matériau hétéroclite n’hésitant pas à tendre à la tonalité, notamment dans la coda du Scherzo, empli d’allusions à l’opéra Lulu alors en gestation (la belle jeune femme que tous les hommes désirent, ce qu’était en vérité la jeune Manon, qui ne pourra jamais s’accomplir en tant que femme), et d’où s’exhale un chant folklorique venu de Carinthie, région dont Berg était originaire, et, surtout, dans l’Adagio conclusif, qui intègre la douloureuse exposition du choral de Bach Es ist genug. Ce concerto plonge au cœur du processus de composition d’un créateur de cinquante ans à la nature profondément pessimiste, voire fataliste, frappé par la prise de conscience qui l’incite à se retourner sur sa propre existence et sur le sens de la vie, saisi par la fin inéluctable. Une prise de conscience suscitée par l’expérience de la mort d’autrui, qui plus est d’un être jeune qui lui était proche, mais non pas de la perspective de sa propre fin prématurée, contrairement aux hypothèses émises par un certain nombre de musicologues. C’est sans doute pourquoi les ultimes mesures du concerto laissent une ouverture à l’espérance, ce qui surprend chez un compositeur qui ne laissait planer la moindre certitude dans ses œuvres antérieures, emplies au contraire d’un pessimisme abyssal auquel fait amplement allusion son disciple et ami Théodore W. Adorno dans l’ouvrage qu’il lui consacra (2).  Cette somptueuse partition chérie par Pierre Boulez, l’un des plus bouleversants joyaux de l’histoire de la musique qu’il programmait régulièrement et dont il laissa trois grands enregistrements (3), a été confié en cette soirée de clôture du centenaire du fondateur de l’Ensemble Intercontemporain à l’un de ses membres, Diego Tosi, au jeu précis, clair, aux sonorités vif-argent, chantant à la perfection, mais à l’expression manquant de gravité, le drame n’étant pas assez intensément vécu et restitué, comme s’il n’était pas question ici d’un Requiem, au point que la cadence conduisant au choral de Bach a semblé s’éterniser un peu, le tout heureusement vitalisé par un orchestre de braise porté par la direction attentive et fiévreuse de Pierre Bleuse.

Alban Berg (1885-1935), Violinkonzert ’’zum Gedenken an einen Engel’’
Diego Tosi, Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain, Orchestre du Conservatoire de Paris Cnsmdp
Photo : (c) Quentin Chevrier

Tandis que le monde se sera donné la main pour célébrer le centenaire du plus universel des musiciens français de la seconde moitié du XXe siècle, de Paris à New York, de Los Angeles à Berlin, de Vienne à Londres, de Chicago à Tokyo, les institutions dont il est à l’origine et qui contrairement à beaucoup se pérennisent et sont les parangons de quantité d’initiatives internationales de grande ampleur dans un secteur pourtant de plus en plus mal aimé et malmené par édiles et décideurs « culturels » qui misent désormais tout sur le divertissement, l’Ircam, l’Ensemble Intercontemporain, la Cité de la Musique, la Philharmonie, le Conservatoire de Paris, l’Orchestre de Paris, Radio France, l’Orchestre National de France, et la chaîne de télévision franco-allemande Arte se sont associés pour célébrer son centenaire. En outre, de nombreuses publications, toutes plus passionnantes les unes que les autres, ont enrichi la connaissance de ce créateur hors normes à l’ouverture intellectuelle sans équivalent dans l’univers de la musique, avec deux ouvrages de correspondances inédites, l’un avec le mécène Pierre Souvtchinsky, l’autre avec son confrère belge Henri Pousseur, ainsi qu’un indispensable outil, le Catalogue illustré de l’œuvre de Pierre Boulez en cent-douze compositions établi par Alain Galliari. Car c’est de ce côté-là que le travail le plus significatif et porteur pour la connaissance de l’homme et de l’œuvre est apparu. Si le centenaire Pierre Boulez n’a pas permis d’entendre à Paris la totalité de sa création musicale, elle a apporté son lot de rendez-vous et de productions précieuses, comme cette recréation de Poésie pour pouvoir finale, en vérité une œuvre-fondatrice, à l’instar de Polyphonie X (1951) donné par l’Ensemble Intercontemporain sous forme de concert-lecture dirigé par Pascal Rophé le jour-anniversaire de la naissance de son auteur, le 27 mars. Mais c’est surtout du côté de l’édition que cette « Année Boulez 100 » aura été marquante, principalement grâce à deux éditeurs, Contrechamps de Genève et Philharmonie de Paris, avec la publication de la correspondance de Pierre Boulez avec son confrère belge Henri Pousseur accompagnée d’écrits et d’entretiens inédits (4), « Cher Pierre » correspondance de Pierre Boulez avec le mécène homme de lettres d’origine russe Pierre Souvtchinsky (5), et le « Catalogue illustré de l’œuvre de Pierre Boulez (1925-2016), figure de la musique du XXe siècle, détaille de pli selon pli 112 compositions » (6)

Bruno Serrou

1) Orchestre solistes (premier chef) : flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, guitare électrique, vibraphone, quatre violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse – Orchestre du centre (premier chef) : deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes, clarinette basse, deux bassons, contrebasson, trois cors, trois trompettes, deux trombones ténors, trombone basse, tuba, timbale, xylophone, un percussionniste, quatre altos, quatre contrebasses – Orchestre haut (second chef) : deux flûtes, flûte alto, deux saxophones altos, saxophone ténor, deux harpes, célesta, deux percussionnistes, vingt-deux violons, quatre altos, six violoncelles, deux contrebasses. Le tout alternant avec un dispositif électronique réunissant divers générateurs de sons électroniques, modulateurs de courbes, translateur de fréquence, module de variation de vitesse, plusieurs magnétophones mono, un magnétophone 8 pistes, plusieurs anneaux de haut-parleurs de tailles diverses répartis autour du public, un haut-parleur plafonnier tournant au-dessus des musiciens

2) « Je rame / J’ai maudit ton front ton ventre ta vie. / J’ai maudit les rues que ta marche enfile / Les objets que ta main saisit / J’ai maudit l’intérieur de tes rêves / J’ai mis une flaque dans ton œil qui ne voit plus / Un insecte dans ton oreille qui n’entend plus / Une éponge dans ton cerveau qui ne comprend plus / Je t’ai refroidi en l’âme de ton corps / Je t’ai glacé en ta vie profonde / L’air que tu respires te suffoque / L’air que tu respires a un air de cave / Est un air qui a déjà été expiré / Qui a été rejeté par des hyènes […] Je rame » (Henri Michaux, Poésie pour pouvoir, Editions Gallimard, 1948)

3) Alban Berg, Le maître de la transition infime. Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. NRF/Editions Gallimard (1968, réédité en 1989, 224 pages, 17,75 €)

4) Edités par Pascal Decroupet, Contrechamps Editions Genève (2025, 558 pages, 28 €)

5) Correspondance établie par Gabriela Elgarrista et Philippe Albèra. Coédition Philharmonie de Paris / Contrechamps Editions Genève (2025, 582 pages, 28 €)

6) Etabli par Alain Galliari, coédition BnF Bibliothèque nationale de France, Philharmonie de Paris, Paul Sacher Stiftung (2025, 396 pages, 45 €)

 

vendredi 12 décembre 2025

L’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä magnétisés par un impressionnant soliste de 24 ans, le violoniste suédois Daniel Lozakovich

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 10 décembre 2025 

Daniel Lozakovich, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

Pénultième programme de l’année 2025 de l’Orchestre de Paris et dernier de ce millésime avec son directeur musical Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris, avec un changement de soliste, le Suédois Daniel Lozakovich, avec qui Klaus Mäkelä, à la tête de l'Oslo Filharmonien avait donné à la Philharmonie de Paris le Double Concerto de Brahms dirigé depuis le pupitre de violoncelliste en juin 2024, remplaçant cette fois Janine Jansen, ce qui aura entraîné un changement de concerto pour violon, le premier de Bruch se substituant à l’unique de Brahms 

Ellen Reid, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

Comme la semaine dernière, le concert de ce mercredi a commencé par une première française d’une commande groupée de quatre orchestres que Klaus Mäkelä connaît bien (Amsterdam, Paris, Los Angeles, Helsinki, auxquels s’est ajouté cette fois le Carnegie Hall de New York), Body Cosmic de la compositrice états-unienne Ellen Reid (née en 1983). Cette « méditation sur le corps humain dans la création de la vie et l’accouchement » en deux parties d’un quart d’heure au total dépeint une grossesse, de la conception à la naissance, exprimée par le biais d’un grand orchestre, pièce qui n’a pas ni la puissance expressive ni la créativité de Kaija Saariaho dans Adriana Mater, qui avait consacré une partition au même moment de la vie d’une femme.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

En seconde partie l’unique Symphonie, en ré mineur de César Franck, qui en dirigea la création le 17 février 1889 Salle du Conservatoire à la tête de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. Cette œuvre de forme cyclique, au point de sembler l’être de façon excessive, engendrant de ce fait une réelle lassitude de la part de l’auditeur si chef et orchestre ne prennent pas garde à varier les contrastes de couleurs et de dynamiques, au risque parfois de la rendre grise, a ce mercredi soir paru au contraire se régénérer au détour de chaque phrase, nerveuse, chantant avec allégresse, l’orchestre répondant avec enthousiasme et une dynamique des contrastes d’une grande diversité, l’œuvre devenant particulièrement séduisante, empreinte de vagues sombres percées de jets de lumière, et moelleuses.

Daniel Lozakovich, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) William Beaucardet

Mais le moment le plus précieux de la soirée a été le Concerto n° 1 pour violon et orchestre en sol mineur op. 26 de Max Bruch interprété avec poésie et émotion par le jeune violoniste suédois né avec le siècle, Daniel Lozakovich, disciple de Josef Rissin à la Hochschule für Musik de Karlsrhuhe, qui ont remplacé le Concerto en ré majeur op. 77 de Johannes Brahms initialement prévu et Janine Jansen, malade. A l’instar de celui de Brahms, composé en 1878, le premier concerto de Bruch, né douze ans plus tôt, a été composé avec le concours du même grand virtuose allemand Joseph Joachim (1831-1907), à qui il est naturellement dédié. Après une première version créée le 24 avril 1866 à Coblence sous la direction du compositeur avec Otto Friedrich von Königslöw (1824-1898) en soliste, Bruch retoucha l’œuvre à deux reprises, la version définitive étant donnée le 7 janvier 1868 par Joseph Joachim dirigé par le compositeur Carl Martin Reinthaler (1822-1896). L’œuvre compte naturellement trois mouvements, le premier étant précédé d’une Vorspiel (Introduction) adoptant la forme rhapsodique, le mouvement, Allegro moderato relativement court, s’ouvrant sur deux coups de timbales pianissimo qui préludent au thème principal exposé par les bois repris par le violon solo qui improvise librement sur lui, tandis que se présente un second thème à l’orchestre qui mène directement au mouvement central, un Adagio singulièrement lyrique en forme de romance élégiaque dans lequel le violon solo expose une cantilène onirique et rêveuse accompagné délicatement par l’orchestre. Introduit par un thème passionné aux élans populaires, le finale, partie la plus développée de l’œuvre, est particulièrement dansant et technique, le soliste devant affronter une rythmique serrée et des jeux de doubles cordes particulièrement exigeants, et variant le thème principal tout en introduisant un thème secondaire aux contours festifs et compacts, avant de conclure sur un tempo presto stretta majestueux et virtuose confié aux deux entités du concerto, l’orchestre et le violon. Daniel Lozakovich, que le public de la Philharmonie de Paris a découvert le 4 juin 2024 dans le « Double » de Brahms avec l'Olslo Filharmonien (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/les-flamboiements-de-johannes-brahms.html), a donné la primauté au chant pour une interprétation d’un onirisme absolu, s’exprimant avec une ardeur et une chaleur d’une profonde humanité, particulièrement dans l’Adagio central d’une lenteur quasi extatique pouvant paraître excessive, tant le phrasé était proche de l’asphyxie, mais éminemment délectable, archet aérien extirpant brillamment des cordes du Stradivarius de 1713 des sonorités de braise, tandis que les musiciens de l’Orchestre de Paris, notamment les cordes, onctueuses, enveloppaient et dialoguaient avec bonheur avec le jeune soliste qui, à vingt-quatre ans, atteste d’une maturité éblouissante teintée d’une pimpante spontanéité. Daniel Lozakovich a donné en bis la Sarabande de la Partita n° 2 de Johann Sebastian Bach.

Bruno Serrou

jeudi 11 décembre 2025

Virtuose, l’Orchestre Français des Jeunes a enflammé la Philharmonie de Paris sous la direction vivifiante de Kristiina Poska

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 8 décembre 2025 

Kristiina Posak, Orchestre Français des Jeunes
Photo : (c) Bruno Serrou

Le plaisir de chaque mois qui se renouvelle chaque année en décembre, le concert parisien annuel à la Philharmonie de Paris de l’Orchestre Français des Jeunes, formation changeant tous les ans d’effectifs à la suite de concours de recrutement annuels effectués dans les Conservatoires de France et de Navarre. Cette année, c’est la jeune cheffe estonienne Kristiina Poska, directrice musicale de l’Orchestre Symphonique des Flandres et premier chef invité de l’Orchestre Symphonique national de Lettonie, qui en est la directrice musicale, succédant au chef danois Michael Schønwandt.

Kristiina Poska, Orchestre Français des Jeunes
Photo : (c) Bruno Serrou

L’OFJ et sa directrice musicale ont présenté un programme complexe et musicalement d’une intensité enthousiasmante. Fidèle à son principe de programmation d’une œuvre contemporaine travaillée en collaboration avec son auteur, l’OFJ a ouvert la soirée avec une œuvre de Yan Maresz (né en 1966) mettant notamment en avant les contrebasses, qui, pendant plus de cinq minutes, jouent près de quarante fois la même note en pizz. Bartók, le premier mouvement titré Recto » d’un ballet intitule D’une rive à l’autre, commande des Ballets de Monte-Carlo qui l’ont créé en 2003, œuvre à la rythmique impressionnante aux pulsations magnétiques, aux sonorités luxuriantes, avec entre autres la participation de trois saxophones. 

Yan Maresz, Kristiina Poska, Orchestre Français des Jeunes
Photo : (c) Bruno Serrou

Suivait le concerto obligato, choisi parmi ceux laissés par Dimitri Chostakovitch (1901-1975), dont la juvénile phalange a tenu à célébrer le cinquantenaire de la mort, le Concerto n° 2 pour piano et orchestre en fa majeur op. 102 dont la partie soliste a été confiée à un Alexandre Tharaud sur la réserve, la dynamique retenue et les sonorités un rien blafardes, au point parfois que les tutti de l’orchestre écrasaient celle du piano, malgré le large nuancier offert par la direction aérienne, précise et vivifiante de Kristiina Poska.

Kristiina Poska, Alexande Tharaud, Orchestre Français des Jeunes
Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie, les quatre épisodes de la  Shéhérazade op. 35 (1888) du compositeur russe Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), grande fresque d’inspiration moyen-orientale. La direction de Kristiina Poska a suscité chez les jeunes musiciens des sonorités somptueuses de lumière et de sensualité, magnifiées par une cheffe qui chante comme si elle était dans son propre jardin. Un Nikolaï Rimski-Korsakov judicieusement fébrile, enflammé, fluide, puissant, vif, contrasté, mettant admirablement en relief les somptueux solos instrumentaux (éblouissants Nicolas Debart, violon, Hélia Tahmasebzadeh, harpe), mais aussi l’ensemble des pupitres solistes (malheureusement non identifiables considérant le fait que les jeunes gens, et les jeunes filles, plus nombreuses, étaient classés dans le programme de salle dans leur ordre alphabétique, sans distinction autre qu’instrumentale).

L'OFJ dans son boeuf final
Photo : (c) Bruno Serrou

En bis une chaleureuse et puissante ouverture de Candide de Leonard Bernstein (1918-1990), suivie d’un bœuf improvisé sur l’impulsion des pupitres de cuivres, rejoints par la totalité de l’orchestre, certains se regroupant pour se lancer dans quelque simulacre de danses… avant de finir par se jeter dans les bras des uns et des autres. Ce jeudi soir, l’Orchestre Français des Jeunes donnent le même programme au Bozart de Bruxelles.

Bruno Serrou

 

mercredi 10 décembre 2025

Les Brahms festifs du Chamber Orchestra of Europe sous la direction de feu de Yannick Nézet-Séguin, avec en solistes Veronika Eberle et Jean-Guihen Queyras

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Samedi 6 décembre 2025 

Yannick Nézet-Séguin, Veronika Eberle, Jean-Guihen Queyras, Chamber Orchestra of Europe
Photo : (c) C. d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Bonheur d’un soir, le florilège exceptionnel consacré à Johannes Brahms offert samedi soir à la Philharmonie de Paris par l’éblouissant Chamber Orchestra of Europe dirigé avec passion et lyrisme par l’enchanteur Yannick Nézet-Séguin, introduit par une épique Ouverture tragique en ré mineur op. 81 créée en 1880, suivie de l’ultime partition d’orchestre qu’est sa quatrième œuvre concertante, le sublime Double Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur op. 102 de 1887 avec en soliste un duo de charme en parfaite osmose, tous deux doués d’une bouleversante musicalité et d’une suprême virtuosité, la violoniste allemande Veronika Eberle et le violoncelliste français Jean-Guihen Queyras, dialoguant en totale intelligence avec le chef canadien et la phalange européenne portée sur les fonts baptismaux en 1981 par Claudio Abbado et Nikolaus Harnoncourt. Un orchestre dont le nom n’a pas de rapport avec les effectifs mais avec la qualité de jeu et d’écoute comparable à celle d’une formation de chambristes. En bis, les deux solistes ont donné le Scherzo de la Sonate pour violon et violoncelle que Maurice Ravel composa à la mémoire de Claude Debussy en 1922, après un petit discours de remerciements de Jean-Guihen Queyras, enthousiaste de sa partenaire, de la salle et de son public.

Yannick Nézet-Séguin, Chamber Orchestra of Europe
Photo : (c) C. d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Mais le sommet de la soirée n’était pas encore atteint. Il allait l’être avec une fantastique interprétation de la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 qui eut tant de mal à naître après vingt-deux ans de genèse, sonnant magnifiquement, tant tout aura suscité le plaisir de l’écoute. Orchestre et chef ont magnifié les plans de la polyphonie et les structures de l’œuvre, qui a chanté avec une sensualité et une profondeur carrément magiques, les reliefs étant superbement marqués, faisant fi des effectifs de cordes graves réduits (sept altos, cinq violoncelles, quatre contrebasses, la section des violons étant à dix-huit (9+9)). Un Orchestre de Chambre d’Europe aux sonorités brûlantes, à la précision stupéfiante, au lyrisme d’une densité et d’une variété prodigieuses, un chef singulièrement enthousiaste, faisant chanter tous les orchestres qu’il dirige comme nul autre de ses semblables, à la fois humble, concentré, précis et à la gestique d’un chorégraphe qui envoûte musiciens et auditeurs. A la fin, constatant que les spectateurs ne cessaient d’applaudir, Yannick Nézet-Séguin s’est adressé à la salle, de son fort accent québécois dont il est heureusement fier, disant qu’après un programme d’une telle densité mieux valait éviter de surcharger le gâteau d’une cerise de trop, et il a promis-juré que la prochaine fois qu’il sera à Paris avec l’COE, il poursuivra le parcours au sein de la création brahmsienne. 

Bruno Serrou

 

Découverte de l’île de Robinson Crusoé de Jacques Offenbach dans la vivifiante production de Marc Minkowski et Laurent Pelly au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Vendredi 5 décembre 2025 

Jacques Offenbach (1819-1880), Robinson Crusoé
Photo : (c) Vincent Pontet

Découverte vendredi d'un opéra-comique de Jacques Offenbach, Robinson Crusoé au Théâtre des Champs-Elysées, animé par les deux compères particulièrement inspirés par ce répertoire qu’ils défendent avec force et passion depuis une trentaine d’années, Marc Minkowski et Laurent Pelly. L’action se déroule dans un appartement de l’enfance de Robinson, entouré de ses parents, puis dans des tentes de SDF et de réfugiés au pied de buildings new-yorkais en verre, puis sur l’île habitée de sauvages cannibales hantée par une horde de Trump menaçants, happy end, Crusoé et sa promise Edwige montant sur un navire qui les ramènent chez eux comme émergeant d’un rêve. Un livret ayant du mal à démarrer, mais une musique d’une grande variété, plongeant dans toute la création d’Offenbach, annonçant même les Contes d’Hoffmann, une orchestration magistrale avec des solos de violoncelle, de cor et de hautbois de toute beauté. Les Musiciens de Louvre excellent, bien que parfois trop fort, ressenti peut être dû à la place du balcon où j’étais installé, chœur Accentus d’une homogénéité exemplaire, distribution de haut vol, avec une fantastique Julie Fuchs en Edwige, un touchant Vendredi d’Adèle Charvet, le séduisant ténor Sahy Ratia en Robinson, avec à leurs côtés les excellents Marc Mauillon (Toby), Rodolphe Briand (Jim Cocks), Emma Fekete (Suzanne) et Laurent Naouri dans le trop court rôle du père de Robinson, Sir William Crusoé

Jacques Offenbach (1819-1880), Robinson Crusoé 
Photo : (c) Vincent Pontet

Opéra-comique en trois actes et cinq tableaux, Robinson Crusoé a été créé Salle Favart le 23 novembre 1867, son auteur, Jacques Offenbach, est alors au faîte de sa gloire. Tiré du livre éponyme qui fait aujourd’hui encore la gloire de l’écrivain aventurier britannique Daniel Defoe (1660-1731) publié en 1719 qui avait déjà inspiré en 1805 Alexandre Piccinni (1779-1850), le livret a été conçu par Eugène Cormon (1810-1903) et Hector Crémieux (1828-1893). Restée en retrait dans la riche production d’Offenbach (1), cette œuvre n’en regorge pas moins de trouvailles musicales et de scènes savoureuses, comme celle du pot-au-feu où l’on apprend que le cannibalisme a été inventé par un prêtre missionnaire. L’initiative de ce retour à la scène revient à trois théâtres, dont celui qui correspond à la réputation du compositeur rhénan, celui de « Mozart des Champs-Elysées » qu’il acquit de son vivant avec une excellente distribution menée de façon festive et élégante par un tandem qui a toujours servi Offenbach avec diligence et talent, Marc Minkowski et Laurent Pelly, qui se retrouvent autour d’Offenbach après Orphée aux Enfers, le premier en 1998, suivi de les Contes d’Hoffmann, la Belle Hélène et la Périchole. Tous deux, entourés d’une distribution de premier plan s’exprimant au sein d’une une scénographie de Chantal Thomas, ont permis à cette partition méconnue de s’imposer au sein de la production d’Offenbach comme une œuvre de premier rang, mettant en évidence le côté rêveur du personnage plutôt que son côté introspectif et philosophe que lui avait donné Defoe. Décidant de son propre chef de partir à l’aventure après de tristes adieux à ses parents, le héros quitte la maison familiale de Bristol et, suite à une attaque de pirates, se retrouve sur une île déserte, à l’embouchure de l’Orénoque, mais ici plus proche d’un New York hanté par Donald Trump. Il y vit avec Vendredi, qu’il a arraché des mains de cannibales, les Pieds-Verts. Empêtré dans ses illusions, il trouve en Vendredi un compagnon plein d’humour et d’humanité, tandis que Jim Cocks, émigré lui aussi, ne doit sa survie qu’au fait d’être devenu le maître de cuisinier des anthropophages dans un usine alimentaire à l’enseigne fluo géante de EAT. L’irruption d’Edwige, sa fiancée venu à sa recherche pourchassée par une tribu de cannibales avides de chair fraiche et d’une bande de pirate en quête de trésors, le ramènera à la réalité. A sa création, bien que servie par une équipe artistique prestigieuse, l’œuvre rencontre un succès mitigé, la critique se moquant des prétentions au sérieux de celui qu’elle considère comme un amuseur et le public se trouvant déconcerté par le mélange des genres.

Jacques Offenbach (1819-1880), Robinson Crusoé
Photo : (c) Vincent Pontet

Malgré le soin apporté par Laurent Pelly efficacement soutenu par son complice Marc Minkowski, de ses Musiciens du Louvre et du chœur Accentus, il faut un acte entier au spectateur pour entrer pleinement dans l’action. D’autant plus que pour qu’il n’y ait qu’un entracte, la représentation souffre d’un évident déséquilibre entre les deux parties qui en résultent. Dans un premier temps, l’intérêt  du spectacle tient principalement de la musique d’Offenbach, avivée par la direction alerte de Minkowski et aux Musiciens du Louvre qui servent avec allant la partition qui recèle quantité de pages symphonique de grande qualité, ce qui insuffle un élan théâtral que Pelly a plus ou moins de difficultés à instiller dans un premier temps. L’acte initial se déroule dans l’appartement familial de Robinson, présenté sous différents angles par la grâce d’un plateau tournant, tandis que l’île de Robinson est constituée de tentes de réfugiés à portée de buildings de verres, le metteur en scène scénographe insistant ainsi sur le fait qu’à ses yeux les SDF sont aujourd’hui les naufragés de la société de consommation. Il faut attendre l’arrivée du personnage loufoque de Jim Cocks pour que le théâtre prenne corps, sa chanson du pot-au-feu préparée aux petits oignons faisant mouche, le titulaire du rôle, Rodolphe Briand, prenant plaisir à en souligner le fantasque. A partir de ce moment, les gags se succèdent à bâtons rompus pour culminer dans une valse d’Edwige jubilatoire rondement menée par une Julie Fuchs inénarrable en clone de mannequin californien dotée d’une voix malléable et d’une beauté plastique toujours exceptionnelle au service de coloratures d’une agilité et d’une précision saisissantes. Face à elle, le Vendredi pimpant d’Adèle Charvet, fougueux et pétulant, à la voix ample au timbre de braise, Au sein de cette distribution de haut rang, l’on  retrouve trop brièvement un duo de chanteurs aux tempéraments généreux qui s’illustrent depuis des années dans ce type de répertoire, le baryton Laurent Naoury en Sir William Crusoé, ainsi que la mezzo-soprano Julie Pasturaud en Deborah, tandis que leur progéniture, Robinson, Il est brillamment campé par l’excellent ténor malgache Sahy Ratia, timbre délectable, voix particulièrement flexible, candeur juvénile, tandis que le timbre clair de Marc Mauillon en Toby, ami de Robinsion, et Emma Fekete en Suzanne sa fiancée dotée d’une voix de soprano aérienne, excellent dans la seconde partie du spectacle, en particulier dans un irrésistible duo du sacrifice.

Jacques Offenbach (1819-1880), Robinson Crusoé 
Photo : (c) Vincent Pontet

Après le Théâtre des Champs-Elysées, cette production réalisée en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, se rendra à Angers, Nantes, Rennes

Bruno Serrou

1) L’œuvre n’avait pas été donnée à Paris depuis 1986 dans une production mise en scène par Robert Dhéry 

samedi 6 décembre 2025

Une séduisante Symphonie en ut de Georges Bizet par l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä a transcendé une soirée peu enthousiasmante

Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 3 décembre 2025 

Mitsuko Uchida, Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Le concert de cette semaine de l’Orchestre de Paris était dirigé par son actuel directeur musical, Klaus Mäkelä, dans un programme sans pôle précis. La première partie était entièrement dévolue à la petite trentaine de minutes du Concerto pour piano n° 17 en sol majeur KV. 453 de Wolfgang Amadeus Mozart, l’une de ses œuvres concertantes les plus populaires. La soliste en était la pianiste japonaise Mitsuko Uchida qui a assuré le service minimum, jouant un piano clair, limpide, mais chantant peu et ne projetant guère de lumière, surtout dans l’Andante central dont le lyrisme a laissé la soliste froide, avant d’être poussée malgré elle à un bis, mais ne jouant que six doubles notes hésitantes, deux fois les mêmes trois notes à peine audibles.

Klaus Mäkelä, Anders Hillborg, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie réunissait deux œuvres d’orchestre fort différentes l’une de l’autre. D’abord une création française d’une longue (vingt-deux minutes) pièce commandée par les quatre institutions symphoniques dirigées par Klaus Mäkelä (Orchestre de Paris - Philharmonie, Royal Concertgebouw d’Amsterdam, Oslo Filharmonien et Chicago Symphony Orchestra) à un compositeur suédois, Anders Hillborg (né en 1954), intitulée Hell Mountain (Montagne de l’enfer) hommage à Gustav Mahler, qui composait l’été sur les rives du lac Attersee en Haute-Autriche, au sud-est de l’Höllengebirge qui culmine à 1800 mètres d’altitude. C’est là qu’il avait commencé sa Symphonie n° 10 en fa dièse majeur. La pièce du compositeur suédois, qui nécessite la participation d’un orchestre fourni (1), cite à trois reprises le Höhepunkt (point culminant) et son impressionnant cluster de l’Andante-Adagio de la symphonie commencée en 1910, une fois en son entier quelques secondes après le début dans la façon d’origine, puis au centre avec l’appoint de la percussion, et à la fin de façon succincte, les trois citations étant reliées par des magmas interminables de cordes enrichies de temps à autres de bois, de cuivres et de harpe. 

Sarah Nemtanu (violon solo de l'OP), Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Il aura fallu attendre la fin de ce qui m’est apparu comme un pensum passe partout pour retrouver ses esprits, avec une flamboyante interprétation de la Symphonie en ut majeur de Georges Bizet. Cette œuvre de jeunesse composée à 17 ans, écrite à sa sortie du Conservatoire de Paris pour un effectif mozartien (mais quatre cors), n’a été retrouvée qu’en 1933 par le musicologue Jean Chantavoine dans un legs de Reynaldo Hahn au Conservatoire de Paris, et ne sera créée que le 26 février 1935 à Bâle sous la direction de Felix Weingartner. Pleine de fraîcheur et de spontanéité naturelle, cette œuvre est un véritable rayon de soleil de moins de trente-cinq minutes. Sous la conduite volontaire de Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris a joué cette partition avec une virtuosité au dynamisme jovial, un élan d’une spontanéité toute juvénile, portée par les cordes bouillonnantes et un hautbois solo de très grande classe, Alexandre Gattet.

Bruno Serrou

1) 3 flûtes (jouant aussi piccolo), 3 hautbois, 3 clarinettes, saxophone soprano, 2 bassons, contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 2 trombones, trombone basse, trombone contrebasse, tuba, timbales, percussion, piano, harpe, cordes (16, 14, 12, 10, 8)

  

vendredi 5 décembre 2025

Impressionnants Tonhalle-Orchester Zürich et Zürcher Sing-Akademie dans une Symphonie « Résurrection » de Mahler incandescente dirigée par Paavo Järvi

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 2 décembre 2025 

Paavo Järvi, Mari Eriksmoen, Anna Lucia Richter, Tonhalle-Orchester Zürich, Zürcher Sing-Akademie
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Courte mais intense soirée à la Philharmonie de Paris offerte mardi par le Tonhalle-Orchester Zürich et son directeur musical Paavo Järvi, une Symphonie n° 2 « Résurrection » de Gustav Mahler, compositeur que la phalange suisse fréquente assidûment depuis vingt ans, réalisant en dix ans deux intégrales discographiques de grande qualité, la première avec David Zinman, la seconde avec le chef estonien, ex-directeur musical de l’Orchestre de Paris. Vision extrêmement contrastée mais gardant une imperturbable unité, avec des passages magnifiquement poétiques et évocateurs et d’autres hallucinants de tensions et d’angoisse. Orchestre somptueux, tous pupitres confondus, exaltant des sonorités brillantes, charnues, sensuelles, tandis que le chœur de la Zürcher Sing-Akademie a attesté d’une unité saisissante, et l’on regrette qu’il ne soit pas apparu comme provenant de l’éther lors de sa première entrée, tandis que les deux solistes, la mezzo Anna Lucia Richter et la soprano Mari Eriksmoen ont donné à leur partie dans l’Urlicht (quatrième mouvement) pour la première, incarné pour la seconde, les deux enluminant le finale dans une résurrection enfin atteinte 

Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Merveilleuse phalange que le Tonhalle-Orchester Zürich dirigé avec élégance et énergie par son directeur musical Paavo Järvi, a donné, plus de huit mois après un concert Schumann, Ligeti, Adams (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/03/le-tonhalle-orchester-zurich-et-paavo.html), un programme monographique consacré à une œuvre unique, la symphonie la plus immédiatement accessible de Gustav Mahler, la grandiose Symphonie n° 2 en ut mineur « Résurrection » composée entre 1888 et 1894 créée en deux étapes à Berlin en 1895, les trois premiers mouvement le 4 mars, l’intégralité le 13 décembre.

Paavo Järvi, Anna Lucia Richter, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Ondine Brtrand / Cheeese

Contrastée et impressionnante, la symphonie qui constituait la seule partition programmée a été admirablement servie par ses interprètes. Cette œuvre dont le titre résonnait à l’esprit du public comme une lueur d’espérance, au cœur de cet automne 2025 dominée par la sinistrose et l’angoisse. La Symphonie n° 2 en ut mineur de Gustav Mahler commence en effet sur une monumentale marche funèbre tendue comme un arc titubant en cinq sections intitulée Totenfeier (Cérémonie funèbre) que Mahler composa parallèlement à sa Symphonie n° 1 « Titan » en 1888, et se conclut en apothéose sur un lumineux finale composé sur un poème de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), Auferstehung (Résurrection) que Mahler avait entendu en février 1894 durant les funérailles de son confrère et aîné Hans von Bülow, fondateur du Berliner Philharmoniker mort au cours d’un voyage en Egypte, les deux volets extrêmes étant réunis par trois mouvements s’ouvrant peu à peu sur la lumière. Le centre de la partition est le bref mais sublime Urlicht (Lumière originelle) pour mezzo-soprano et orchestre tiré de Des Knaben Wunderhorn (le Cor merveilleux de l’enfant), « Ô rose rouge : / l’homme est dans la misère la plus grande, / l’homme est dans la plus grande souffrance / ah, combien je préfèrerais être au ciel !… »

Paavo Järvi, Mari Eriksmoen, Anna Lucia Richter, Tonhalle-Orchester Zürich, Zürcher Sing-Akademie
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

A la tête d’un Orchestre zurichois aux sonorités de braise, dont l’homogénéité s’est immédiatement imposée, dès la première mesure qui peut se faire désordonnée, avec un Allegro maestoso initial d’une unité confondante mais laissant néanmoins percer les marbrures, Paavo Järvi a donné de la Résurrection une lecture au cordeau, serrant les tempi tout en maintenant une souplesse qui lui a permis d’éviter pathos et emphase, pour instiller à l’œuvre l’élan de la jeunesse, mais aussi la virulence, l’ampleur, l’onirisme et l’éclat conquérant qui en forment l’essence. Dans l’Urlicht, la mezzo-soprano rhénane Anna Lucia Richter a imposé son chant profond de sa voix de velours au nuancier superbement expressif. La soprano norvégienne Mari Eriksmoen, voix droite mais fort expressive lui a donné une réplique lumineuse dans le finale, où le Chœur de la Zürcher Sing-Akademie (Académie de chant de Zürich) a répondu avec élan, au point de négliger le pianississimo de sa première entrée, à la direction enflammée mais parfaitement maitrisée du chef estonien, magnifiant la plastique de son orchestre, singulièrement équilibré au point de rendre parfaitement intelligible la complexité de la polyphonie et de la polyrythmie de la partition confiées à un orchestre aux effectifs considérables (1), dans une vision engagée et à l’ample nuancier.

Bruno Serrou

1) Quatre flûtes/quatre piccolos, quatre hautbois/deux cors anglais, cinq clarinettes/une clarinette basse, quatre bassons/un contrebasson, dix cors, huit trompettes, quatre trombones, tuba contrebasse, deux timbaliers, six percussionnistes, glockenspiel, orgue, deux harpes, seize premiers violons, quatorze seconds, douze altos, douze violoncelles, dix contrebasses - six trompettes, quatre cors et une paire de timbales sont en outre dans les coulisses avant de se joindre à l’orchestre sur le plateau dans les dernières mesures du finale