Bordeaux. Festival Pulsations. Hall 47 - Floirac. Samedi 28 juin 2025
Le dernier samedi de juin, à Bordeaux, dans un lieu magique de la rive droite de la Gironde, une friche industrielle dénommée Halle 47-Floirac, dans le cadre du Festival Pulsations de Raphaël Pichon, ce dernier a dirigé une production remarquable du chef-d’œuvre lyrique du Tchèque Bohuslav Martinů, La Passion grecque d’après Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis. Un pur joyau du XXe siècle pourtant fort peu programmé, ce qui est injustifié. Raphaël Pichon en a réalisé l’adaptation française du livret original en anglais. Réduisant légèrement l’orchestre, particulièrement les cordes, ainsi que l’œuvre-même d’une vingtaine de minutes afin d’enchaîner les quatre actes sans entracte. Un sujet universel se déroulant dans un village d’Anatolie pendant la guerre gréco-turque de 1919-1922 où communautés autochtone et émigrée essaient de cohabiter, une musique dense, d’une vocalité rare pour la seconde moitié du siècle dernier, avec un usage d’instruments solistes d’une rare poésie (cor anglais, hautbois, clarinette, basson, accordéon, violoncelle, violon…), direction d’une force dramatique et d’un onirisme enthousiasmants portant la distribution à l’effervescence, avec notamment Julien Henric, Mélissa Petit, Matthieu Lécroart, Thomas Dolé (pope impressionnant), Marc Mauilllon, Camille Chopin, un chœur et un orchestre Pygmalion magistraux enrichis d’un chœur d’amateurs et de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine, mise en scène et scénographie brillantes de Juana Inès Cano Restrepo
Plus encore que Juliette ou la clef des songes d’après la pièce de Georges Neveux composé en 1938 à l’affiche de l’Opéra de Paris en 2002 reprise en 2006, le chef-d’œuvre de Bohuslav Martinů (1890-1959) est le dernier de ses quatre opéras, La Passion grecque, composé en 1957. Il s’agit aussi indubitablement de l’une des partitions d’opéra les plus significatives du XXe siècle, inexplicablement absente de la scène lyrique française, y compris à Paris, où elle n’a été donnée, sauf erreur ou omission, que sur le plateau de l’Opéra-Comique en version concert par la troupe de l’Opéra de Prague à l’époque où Rolf Liebermann dirigeait l’Opéra de Paris duquel dépendait alors la salle Favart. Depuis sa programmation au Festival de Salzbourg en 2023 dans une mise en scène de Simon Stone et sous la direction de Maxime Pascal. L’œuvre a pourtant tous les atouts pour convaincre et séduire le public contemporain. Sur le plan littéraire tout d’abord. Le compositeur tchèque a choisi pour assise de son opéra l’une des œuvres phare de la littérature grecque moderne, le roman Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis (1883-1957) - auteur notamment du roman Alexis Zorba sur lequel se fonde le film Zorba le Grec de Michel Cacoyannis, et de La Dernière Tentation, qui inspira La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese - écrit en 1948, publié en 1950 dans une traduction en suédois, puis en 1951 en norvégien, en 1953 en anglais, en 1954 dans sa version grecque originale, en 1955 en français… Mêlant avec humanité Mythe et Histoire, le récit relate les tentatives de préparations de la Passion du Christ par les habitants du village anatolien de Lycovryssi sous domination ottomane.
Tous les sept ans, durant la Semaine sainte, cette commune met en scène la Passion dans une distribution à six personnages élaborée par les anciens du village. Tandis que le berger Manolios, dont le cœur est partagé entre deux femmes du village attirées par son inaccessible beauté, est choisi par le pope omnipotent pour incarner le Christ, un groupe de réfugiés grecs chassés de leur propre village par les Turcs arrivent à Lycovryssi. La présence de ces derniers va diviser la communauté. Tandis que le pope et les notables les rejettent sans pitié, les habitants plus modestes choisissent ceux qui vont incarner les apôtres, mettant également tout en œuvre pour secourir les arrivants. Leur générosité va agir comme un électrochoc, provoquant une série de drames qui va bouleverser l’existence du vieux bourg, annihilant les valeurs qu’ils proclament à travers la Passion d’accueil, de charité, de solidarité et de fraternité, avivant les bas instincts dissimulés par l’hypocrisie et la bien-pensance mus par la peur et le rejet de l’autre qui vont conduire au sacrifice du berger, qui, comme le Christ qu’il incarnait, perdra la vie pour avoir préféré l’amour de son prochain en souffrance plutôt que celui d’une seule. Sur le plan musical ensuite, tant il se trouve dans l’œuvre de Martinů, également auteur du livret, une inspiration mélodique sertie d’une écriture instrumentale et d’une vocalité aussi incandescentes, expressives, raffinées et puissamment originales que celles du Morave Leoš Janáček
Comme il l’annonçait dans l’interview qu’il m’avait
accordée en février dernier et publiée sur ce site en date du 8 mai 2025 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/interview-raphael-pichon-directeur.html),
Raphaël Pichon, qui reconnaît avoir un faible pour cette œuvre, a longuement
travaillé la partition, commençant par le livret dont il a lui-même réalisé l’adaptation
à partir de la version française de 1967 fondée sur l’original anglais de la
création à l’Opéra de Zürich le 9 juin 1961 et du roman de Kazantzakis, mettant
clairement en évidence le fait que l’œuvre est le reflet des sociétés
contemporaines, et en effectuant quelques coupures faisant en sorte de donner
les quatre actes en un seul tenant de cent-dix minutes, amputant l’œuvre d’une
vingtaine de minutes sans dommages marquants tant elles sont judicieusement réalisées,
témoignant ainsi de la grande sensibilité de musicien de Raphaël Pichon,
coupant court à l’adage de Richard Strauss qui estimait à raison qu’ « il
n’est pas juste qu’un opéra bien composé et bien conçu sur le plan dramatique
soit raccourci par des coupures. Les proportions sont meilleures et permettent
une bonne répartition de la lumière et des ombres » (1). Raphaël Pichon
met en relief les aspirations de la totalité des protagonistes à un foyer, une
terre, un avenir, portant le tout vers la grâce, donnant à l’œuvre une
luminosité et une humanité exacerbées proprement bouleversantes. Du côté de l’orchestre,
l’arrangement réalisé par le compositeur Arthur Lavandier (né en 1987) est
subtilement réalisé, réduisant le nombre de cordes et de cors, tandis qu’instruments
à vent et à percussion restent conformes aux effectifs d’origine [deux flûtes,
deux hautbois (premier également cor anglais), deux clarinettes, deux bassons,
deux cors, deux trompettes, deux trombones, tuba, deux percussionnistes, harpe,
accordéon, cordes (6, 6, 5, 5, 3)].
Tirant un intelligent parti du lieu choisi pour la production du spectacle, une friche industrielle de la rive droite de la Gironde répertoriée sous le nom de Halle 47 – Floirac à l’acoustique un rien sèche mais généreuse et limpide, la metteuse en scène autrichienne Juana Inès Cano Restrepo, également signataire de la scénographie, réalise pour sa première production en France un spectacle d’une grande lisibilité, exploitant le vaste espace scénique, disposant l’orchestre à jardin et les mouvements de foule côté cour, tandis que le fond sert pour les évocations oniriques - seuls les surtitres, projetés sur une poutre métallique sont plus ou moins lisibles car trop petits -, tandis que les concerts de cloches sonnant à toute volée qui ponctuent l’œuvre parviennent aux oreilles du spectateur de partout et de nulle part, provoquant un bel effet auditif, et que les costumes d’Adrian Stapf situent bien personnages et action, le tout éclairé telles des aquarelles par Martin Schwarz. La distribution foisonnante ne souffre d’aucune faiblesse. Autour du berger Manolios du ténor Julien Henric, déchirant de vérité et d’engagement, la soprano Mélissa Petit campe une ardente Katerina, le baryton-basse Matthieu Lécroart est un pope Grigoris glacial, tandis que Thomas Dolié un pope des réfugiés Fotis d’une grande humanité, le ténor Antonin Rondepierre, est un Panaït amant de Katrina éperdu, le ténor Marc Mauillon est un colporteur Yannakos, la soprano Camille Chopin une ardente Lenio fiancée de Manolios, le ténor Carl Ghazarossian un engageant jeune berger Nikolios. Autour d’eux, quelques interventions parlées et surtout un effectif choral impressionnant qui forme deux entités protéiformes (villageois et réfugiés) mais d’une parfaire cohésion, quatre des trente-neuf choristes de Pygmalion tenant aussi des rôles précis (la mezzo-soprano Madeleine Bazola en réfugiée Despinio, les ténors François-Olivier Jean en fils de patriarche Michelis et Etienne de Bénazé en barbier Adonis, et le baryton Etienne Bazola en cafetier Kostandis), auxquels s’ajoutent un chœur d’amateurs de dix-huit chanteurs et la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine et ses douze membres.
Les quarante-quatre
instrumentistes de Pygmalion sont remarquables d’homogénéité, de pâte sonore, de
couleurs, de précision, de panache, sonnant comme un orchestre plus étoffé qu’il
ne l’est en vérité, s’avérant comme le personnage central de l’opéra tant il s’y
trouve de vie, de tempérament, d’individualités au service du groupe (vaillance et carnation splendide d’instruments
solistes d’un onirisme raffiné, particulièrement cor anglais, hautbois,
clarinette, basson, accordéon, violoncelle…), sous l’impulsion passionnée et passionnante de
Raphaël Pichon, brûlant d’humanité tout en mettant en évidence la modernité de
l’écriture de Martinů et la pérennité du propos
de son ultime opéra.
Bruno Serrou
1) In Moi, je fais l’Histoire de la musique ! (Librairie Arthème Fayard, 2022)