mercredi 2 avril 2025

Holocauste dans le métro destination Goulag, ou « La Khovanstchina » de Moussorgski selon Calixto Bieito

Suisse. Genève. Grand Théâtre. Dimanche 30 mars 2025 

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Raehann Bryce-Davis (Marfa), Arnold Rutkowski (Andreï Khovanski) et les Vieux-Croyants. Photo : (c) Carole Parodi

Magistrale interprétation de la partition de La Khovanstchina de Modest Moussorgski au Grand Théâtre de Genève dans une version complète arrangée par Dimitri Chostakovitch et un finale réalisé par Igor Stravinsky brillamment dirigée par l’Argentin Alejo Pérez avec un sens de la couleur, du détail et du drame patent à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande de braise, un Chœur qui contribue amplement à la violence brute de la production et une distribution sans faille avec notamment l’excellente Marfa de Raehann Bryce-Davis. La barbarie du sujet a émoustillé les penchants naturels de l’Espagnol Calixto Bieito pour le prosaïque, avec des images sordides et des accessoires triviaux, comme une baignoire dans laquelle sera assassiné le prince Khovanski, tandis que le bûcher collectif se déroule dans une rame de métro à destination du goulag… 

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Reahann Bryce-Davis (Marfa), Taras Shtonda (Dossifeï).
Photo : (c) Carole Parodi

Le Grand Théâtre de Genève qui en avait donné au début des années 1980 une excellente production, le chef-d’œuvre de Modeste Moussorgski (1839-1881), propose une nouvelle approche de La Khovanstchina, signée cette fois par Calixto Bieito. Malgré son intrigue alambiquée mais intelligible avec d’innombrables tenants et aboutissants, le livret écrit par le compositeur après une longue et fructueuse recherche historique conte l’épopée de multiples personnages et d’un peuple aux visages bigarrés comme les aiment les opéras russes, de la Vie pour le Tsar de Mikhaïl Glinka à la Guerre et la Paix de Serge Prokofiev. Rarement monté, alors qu’il s’agit sans doute d’un ouvrage supérieur encore à Boris Godounov, la Khovanstchina souffre avant tout de son inachèvement. La mort emporta en effet Moussorgski avant qu’il ait eu le temps d’en venir à bout (la dernière scène de l’acte V n’a pas été composée) et de l’orchestrer (à l’exception de l’acte IV). Œuvre donc inachevée, malgré ses huit années de genèse (1872-1880), deuxième volet d’un triptyque historique envisagé par Moussorgski dont le troisième ne s’est pas même concrétisé, la Khovanstchina est fort peu présent sur la scène lyrique. L’ami membre du Groupe des Cinq, Nikolaï Rimski-Korsakov, allait porter sa propre griffe à la partition, la rabotant et l’amputant plus encore qu’il le fit avec Boris Godounov, l’orchestrant à sa façon flamboyante qu’il jugeait plus conforme aux canons universels de l’opéra, en gommant les aspérités rythmiques et en retirant plus de mille deux cents mesures.

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Dmitry Ulyanov (Ivan Khovanski) et les esclaves persanes
Photo : (c) Carole Parodi

C’est sous cette forme que la Khovanstchina a été créée le 21 février 1886, au Théâtre Kinonov de Saint-Pétersbourg, par une troupe d'amateurs. La première française a été donnée dans cette même version au Palais Garnier le 13 avril 1923, en français, puis reprise en russe en 1970 dans cette même salle, lors d’une tournée du Théâtre Bolchoï. Il a fallu attendre 1984 pour voir l’ouvrage en France dans la version complétée en 1959 par Dimitri Chostakovitch créée en 1960 au Théâtre Kirov (Mariinsky) de Leningrad, dans une production venue de l’Opéra de Genève mise en scène de Pier Luigi Pizzi au Théâtre du Châtelet. Dix-sept ans plus tard, sous l’influence d’Hugues Gall, qui en avait déjà pris l’initiative à Genève, et de James Conlon, alors directeur musical de l’Opéra de Paris, Andreï Serban opta pour la version Chostakovitch, moins colorée et chatoyante que celle de Rimski-Korsakov, mais plus fidèle à l’esprit populaire et à la prosodie archaïque propre à Moussorgski. Chostakovitch a néanmoins laissé sa marque en retouchant la portée de la conclusion de l’intrigue, choisissant de donner un prolongement à priori séduisant tant musicalement que moralement, d’autant plus que son idée est du point de vue musical des plus orthodoxes : après un chœur du peuple qui chante une complainte sur la Russie en reprenant un fragment du premier acte de l’opéra, l’épilogue se conclut sur une réexposition du thème lumineux du prélude, promesse d’un avenir radieux typiquement... soviétique. La nouvelle production genevoise a retenu le chœur final conçu en 1913 par Igor Stravinski à la demande de Serge Diaghilev pour les représentations de La Khovanstchina au Théâtre des Champs-Elysées.

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Dmitry Ulyanov (Ivan Khovanski), Vladislav Sulimsky (boyard Chaklovity), Emanuel Tomljenovic (Kouzka). Photo : (c) Carole Parodi

L’intrigue conçue par Moussorgski avec l’aide de son ami et confident Vladimir Stassov mêle questions politiques et religieuses, les premières s’opposant aux secondes, thème toujours d’une prégnante actualité, avec un parti tourné vers l’Europe inspiré par le jeune tsar Pierre le Grand, le conservatisme des Boyards qui entendent protéger leurs prérogatives sous la conduite du prince Ivan Khovanski, et le sectarisme religieux des Vieux-Croyants prônant une Russie refermée sur elle-même tournant le dos à la décadence occidentale. Mais le compositeur a voulu avant tout situer sa Khovanstchina sous l’angle spirituel. L’histoire se déroule à Moscou au XVIIe siècle, entre 1682 et 1689, au début du règne de Pierre le Grand, au moment de la régence de sa mère Sophie durant laquelle ont eu lieu de violents affrontements entre nouveaux orthodoxes dont les réformes liturgiques entraient dans les vues du renouveau envisagé par la tsarevna et son fils, et Vieux-Croyants (évoqués par les boyards sous le sobriquet Raskolniki), intégristes soutenus par Ivan Khovanski - d’où la qualification péjorative de l’affaire Khovanstchina ou « petit complot Khovanski » -  et ses Streltsy, armée de mousquetaires créée par Ivan IV le Terrible, qui entendent préserver les coutumes de la liturgie slavonne, plus particulièrement le signe de la croix et le nombre de prosternations. A l’instar de Louis XIV, qui après avoir dû faire face à la Fronde en 1648-1654, décida de fuir Paris et de s’installer à Versailles, Pierre le Grand quittera Moscou et créera à la suite de cette affaire la ville de Saint-Pétersbourg. Cette guerre sans merci des anciens et des modernes marque la fin du moyen-âge russe. Au terme des cinq actes de cet opéra de plus de trois heures, les premiers triomphent de cette Russie attachée à ses traditions et à sa foi ancestrale. La scène ultime, où les Vieux-Croyants s’immolent par le feu, est d’autant plus troublante que la musique en est quasi paradisiaque, quoique rendue plus sombre et pessimiste par Stravinsky en regard de celle de Chostakovitch.

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Dmitry Ulyanov (Ivan Khovanski), Dmitry Golovnin (Vassili Galitsine), Taras Shtonda (Dossifeï). Photo : (c) Carole Parodi

L’approche du sujet de l’ouvrage par Calixto Bieito est fataliste. Le metteur en scène espagnol, qui connaît bien la scène genevoise où il déjà réalisé Guerre et Paix de Prokofiev et Lady Macbeth du district de Mtsensk de Chostakovitch, y voit l’effondrement de l’Europe entière, « telle que nous la connaissons », cherchant néanmoins à ne pas trop insister sur l’actualisation, mais il n’en convient pas moins que les profonds bouleversements de la société russe tandis que Pierre le Grand arrive au pouvoir a plus d’un rapport avec les changements extrêmement rapides et les crises actuelles qui ne présentent aucune échappatoire à l’Homme. Il s’agit donc davantage de l’effondrement d’un monde que du complot que suggère le titre de l’œuvre, le cœur du drame étant la disparition d’une Russie ancestrale, attachée à ses traditions et à sa foi face aux prémices d’une ère nouvelle qui ouvre sur un avenir incertain. Les scènes de foule souvent d’une violence saisissante sont remarquablement en place, et le metteur en scène parvient à en isoler les scènes intimistes particulièrement réussies, le tout se déployant dans un décor de Rebecca Ringst constitué de projections de panneaux LED qui modulent l’espace en trois dimensions, tandis que les costumes d’Ingo Krügler définissent bien l’origine sociale de ceux qui les portent. Dès le début du spectacle, Bieito indique être dans le cadre d’un voyage, faisant entrer le spectateur dans un hall de gare où des passants portant bagages se découpent à contre-jour tandis que sont projetées de cyniques citations staliniennes « La mort résout tous les problèmes. S’il n’y a pas d’hommes, il n’y a pas de problèmes. Staline, qui reviendra de façon violente et non sans archaïsme durant la scène du meurtre de Khovanski noyé par Chaklovity dans une baignoire qu’il a soigneusement nettoyée, qui rappelle celle de Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies utilisée par David Freeman dans sa mise en scène au Théâtre du Châtelet en 1983, ou celle où Marat a été assassiné par Charlotte Corday, tandis qu’apparaît projeté sur un ours enragé « On ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs » prononcée par « le petit père des peuples » tandis qu’il commentait devant le parlement des soviets la tragédie du Holodomor en Ukraine en 1932, à l’instar de ces ballerines fantomatiques projetées à plusieurs reprises exécutant la « Danse des Quatre Cygnes » extraite du Lac des Cygnes, et du corps embaumé de Staline poussé su tréteau par de ridicules gardes rouges tandis que le grotesque bouffon Kouzka en signe d’allégeance au pouvoir se gave des restes d’un gâteau en putréfaction, alors que l’acte final ramène au hall de gare du début, avec un wagon moteur de métro où se retrouvent les vieux-croyants s’offrant en holocauste qui renvoie quant à lui à la fameuse rame du troisième acte de Tristan und Isolde de Richard Wagner mis en scène par Simon Stone à Bayreuth…

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Arnold Rutkowski (Andreï Khovanski), Taras Shtonda (Dossifeï), Raehann Bryce-Davis (Marfa) et les Vieux-Croyants. Photo : (c) Carole Parodi

Coté plateau, le personnage central de l’opéra devient avec Bieito la belle figure de Marfa campée avec fulgurance par une extraordinaire Raehann Bryce-Davis, la timbre brûlant et coloré de la mezzo-soprano états-unienne, son éblouissante présence portent le rôle à l’incandescence. Autour d’elle, une distribution quasi exclusivement de grands chanteurs slaves, avec côté voix graves l’impressionnante basse russe Dmitry Ulyanov, hallucinant prince Ivan Khovanski, le baryton Vladislav Sulimsky en magistral boyard Chaklovity, la puissante basse Taras Shtonda dans le rôle de Dossifeï, disciple du patriarche Nikon fondateur de la secte des vieux-croyants, et le baryton Vladislav Sulimsky en fourbe boyard Chaklovity, tandis que les ténors n’ont rien à leur envier, l’excellent Arnold Rutkowski en prince Andrei Khovanski éperdument amoureux de Marfa, Dmitry Golovnin en Prince Vassili Galitsine et le ténor croate Emanuel Tomljenovic un truculent Kouzka. Mais tous les chanteurs sont du même acabit, pas de maillon faible, avec les sopranos Ekaterina Bakanova (Emma) et Liene Kinca (Susanna), les ténors Michael J. Scott (Scribe) et Rémi Garin (Streshnev), les barytons Vladimir Kazakov (Premier strelets) et Igor Gnidii (Varsonofiev), et la basse Mark Kurmanbayev (Second strelets). Amplement mis à contribution, le Chœur du Grand Théâtre de Genève et la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève, préparés par Mark Biggins, contribuent amplement à la réussite de cette production au point d’être les protagoniste principaux, attestant d’une belle homogénéité, capables des contrastes les plus expressifs, se faisant tout autant homogènes que divers, autant massifs dans les mouvements de foule que fluides et limpides dans les passages plus esseulés, campant une infinité de personnages riches en couleurs et en intensité. Dirigeant avec un sens de la narration d’une subtilité et d’une intensité extrêmes, Alejo Pérez atteste d’une ferveur communicative et de profondes affinités avec l’œuvre de Moussorgski, dessinant une véritable fresque sonores à la palette caléidoscopique fourmillant de couleurs d’une variété fantastique posée sur une assise harmonique grondante d’une ampleur profonde et abondante, riche d’une infinité de détails exaltés par un Orchestre de la Suisse Romande d’une vivacité singulière enluminée par une variété de timbres saisissante et une virtuosité d’airain.

Bruno Serrou

 

 

lundi 31 mars 2025

Boulez 100 : Semaine Pierre Boulez étincelante organisée sous l'égide de l’Ensemble Intercontemporain, l’Orchestre de Paris, la Philharmonie de Paris, la Cité de la Musique, les éditions Contrechamps de Genève, la Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque Maurice Fleuret

Paris. Philharmonie, Grabnde salle Pierre Boulez, Salle de Conférence, Le Studio. Salle des concerts de la Cité de la Musique. Mercredi 26, jeudi 27 et vendredi 28 mars 2025 

Pierre Boulez (1925-2016)
Photo : (c) RTS

Tandis que le monde se sera donné la main pour célébrer le centenaire du plus universel des musiciens français de la seconde moitié du XXe siècle, de Paris à New York, de Los Angeles à Berlin, de Vienne à Londres, de Chicago à Tokyo, les institutions dont il est à l’origine et qui contrairement à beaucoup se pérennisent et sont les parangons de quantité d’initiatives internationales de grande ampleur dans un secteur pourtant de plus en plus mal aimé et malmené par édiles et décideurs « culturels » qui misent désormais tout sur le divertissement, l’Ircam, l’Ensemble Intercontemporain, la Cité de la Musique, la Philharmonie, le Conservatoire de Paris, l’Orchestre de Paris, Radio France, l’Orchestre National de France, et la chaîne de télévision franco-allemande Arte se sont associés pour célébrer son centenaire. En outre, de nombreuses publications, toutes plus passionnantes les unes que les autres, ont enrichi la connaissance de ce créateur hors normes à l’ouverture intellectuelle sans équivalent dans l’univers de la musique, avec deux ouvrages de correspondances inédites, l’un avec le mécène Pierre Souvtchinsky, l’autre avec son confrère belge Henri Pousseur, ainsi qu’un indispensable outil, le Catalogue illustré de l’œuvre de Pierre Boulez en cent-douze compositions établi par Alain Galliari. 

Pierre Boulez au milieu des musiciens de l'Ensemble Intercontemporain posant devant l'Ircam (à gauche), la Fontaine Igor Stravinski et le Centre Georges Pompidou en février 1987 lors d'un reportage de mon père, Robert Serrou, pour le magazine hebdomadaire Paris-Match
Photo : (c) Manuel Litran/Paris-Match

En cette quatrième semaine du mois de mars 2025, qui aura correspondu précisément au centenaire de sa naissance, Pierre Boulez a été le centre de l’activité de la Philharmonie de Paris, née de ses nombreux projets, non seulement rêvés mais surtout réalisés,  mais qu’il n’aura pas eu le temps de voir achevée donc pas eu le bonheur d’y diriger ni d’y entendre l’une de ses œuvres puisqu’au moment de l’ouverture en janvier 2015, soit un an avant sa mort, de la grande salle qui porte son nom dans le bâtiment réalisé par Jean Nouvel, il n’apparaissait plus en public, tandis qu’il se produisait régulièrement dans ce qui aujourd’hui constitue le complément de l’ensemble Philharmonie, la Cité de la Musique imaginée par Christian de Portzamparc inaugurée en 1995 où Pierre Boulez se produisit régulièrement à la tête de son EIC.

Le compositeur Philippe Manoury, proche de Pierre Boulez, et Christian Merlin, journaliste du quotidien Le Figaro et producteur de France Musique durant le colloque « Pierre Boulez, l’orchestre et la politique culturelle : vision et héritages »
Photo : (c) Bruno Serrou

Cette semaine « Pierre Boulez : 100 » a été le cadre d’un colloque - un second est prévu en mai prochain au Collège de France où il enseigna de 1977 à 1995 - de deux journées à la Philharmonie de Paris les 26 et 27 mars intitulé « Pierre Boulez, l’orchestre et la politique culturelle : vision et héritages ». Organisé par la Philharmonie de Paris en coproduction avec la Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque musicale Maurice Fleuret, et en partenariat avec France Musique, animé par mon confrère du quotidien Le Figaro, Christian Merlin, auteur d’une monographie Pierre Boulez parue chez Fayard en 2019, ce colloque aura fait salle comble à tout moment et quels que soient les intervenants et les sujets abordés, œuvres, direction d’orchestre, pédagogie, institutions, polémiques, l’homme de culture universelle, avec des interventions de musiciens qui ont travaillé sous sa direction, des chefs d’orchestre parmi ses confrères, musicologues, compositeurs, ministres, directeurs d’institutions. 

Claude Abromont, Pierre-André Valade, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Bruno Serrou

Le 27 mars, l’Ensemble Intercontemporain, porté par une émotion communicative, a donné entre colloque et concert de l’Orchestre de Paris, un concert-lecture d’une partition de « jeunesse » de Boulez (il avait 25 ans), qui l’a très tôt retirée de son catalogue officiel,  Polyphonie X (1951), dirigée par Pierre-André Valade qui, après avoir participé à l’enregistrement de Référence d’…explosante-fixe… avant de se lancer dans la carrière de chef d’orchestre avec le soutien du compositeur Philippe Hurel, qui lui confia l’ensemble Court-Circuit qu’il venait de fonder, jouait (l’EIC) et dirigeait (Valade) l’œuvre fort complexe d’exécution pour la toute première fois, engendrant un moment d’autant plus signifiant que la pièce était brillamment analysée, avec une précision et une veine pédagogique dans la ligne claire du pédagogue Pierre Boulez, par le musicologue, essayiste, professeur d’analyse musicale Claude Abromont. Pierre Boulez n’avait pas retenu cette partition dans l’intégrale de son œuvre qu’il avait réalisée à la demande de son éditeur discographique, Deutsche Gramophon (DG), parue en 2013 (1)

Esa-Pekka Salonen, Octuor pour instruments à vent de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Ondine Bertand / Cheeese

Moins de deux heures plus tard, cette fois dans la grande salle de la Philharmonie qui porte son nom, Pierre Boulez était célébré par l’Orchestre de Paris dans un programme très « boulézien » constitué de l’Octuor pour instruments à vent d’Igor Stravinsky où l’on entend des échos de l’Histoire du soldat, une poétique Musique pour cordes, percussion et célesta de Béla Bartók à laquelle il manquait juste un rien du mordant fantastique que Boulez savait y mettre... 

Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

Cela en prélude au chef-d’œuvre funèbre que Pierre Boulez a créé le 2 avril 1975 avec l’Orchestre Symphonique de la BBC à la mémoire de son ami compositeur chef d’orchestre italien compagnon de route de Darmstadt mort le 13 novembre 1973 dont le nom est intégré au titre, Rituel in memoriam Bruno Maderna, dirigé avec poésie et un art de la nuance qu'on lui connaît par Esa-Pekka Salonen, autre compositeur chef d’orchestre. Mais pourquoi diable était-il accoutré d’un veston trop évasé et lacéré, tandis que derrière lui, se manifestaient bruyamment au point de parasiter l’exécution de l’œuvre par un « ballet » sans rapport avec la musique chorégraphié par Benjamin Millepied. L’œuvre elle-même, où Boulez avouait avoir « évoqué Igor Stravinski » (2), eût été plus à sa place à la Cité de la Musique, à l’instar de Répons, deux oeuvres qui sonnent merveilleusement dans cette salle « parce qu’il s’agit d’un lieu approprié où l’on peut reconstituer une spatialisation du point de vue de la mise en place des instruments par rapport au public » (3). 

Ballet chorégraphié par Benjamin Millepied, Esa-Pekka Salonen, Orchestre de Paris
Photo : (c) Ondine Bertrand / Cheeese

C’est ainsi que, outre le ballet qui n’a pas aidé l’écoute, pourtant capitale pour la perception et la compréhension de l’œuvre, la dispersion des effectifs étant trop vaste dans l’immense espace de la Philharmonie, puisque la disposition frontale des huit groupes d’instruments et percussion (seule celle des cuivres faisait face au public, le chef étant devant elle) était trop éclatée, si bien que dans les sept séquences paires la désynchronisation évoquant une procession funèbre suivant divers cheminements n’était pas clairement perceptible, tout comme la répartition des groupes instrumentaux dans l’espace, amenuisant de la sorte l’onirisme et la théâtralité de cette partition qui augure du travail de Boulez sur la répartition des groupes instrumentaux dans l’espace. 

Pierre Bleuse présentant la couverture de la partition de sur Incises de Pierre Boulez, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Quentin Chavrier

L’Ensemble intercontemporain rendait dans sa soirée du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, le 28 mars, un bouleversant hommage à son fondateur, avec une mise en perspective de deux de ses œuvres phares, le sombre et délicat Cummings Ist der Dichter (EE Cummings est le poète) pour seize voix et ensemble (1970-1986) et le lumineux et magique sur Incises pour trois harpes, trois pianos, trois percussionnistes (1996-1998). Une magistrale interprétation tout d’abord de l’incontestable chef-d’œuvre Cummings ist der Dichter. Ce titre trahit bien évidemment le fait que la partition se fonde sur un poème de l’Américain E. E. Cummings (1894-1962), mais n’a aucun rapport avec les couplets mis en musique. Le compositeur a en fait donné ce titre à son œuvre par hasard, à la suite d’une lettre où il écrivait être en train de travailler sur un projet dont « Cummings ist der Dichter » - « Cummings est le poète ». 

Pierre Bleuse, Les Métaboles, Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Quentin Chavrier

Les mots que laisse percer la découpe du poème sont en effet non pas en allemand mais dans l’original anglais. C’est en 1952, alors que Boulez séjournait à New York, que John Cage attira son attention sur le poète E. E. Cummings. La mise en page, la typographie, la ponctuation, la syntaxe, la découpe des mots, le tout entraînant une décomposition du sens, allaient exercer à la suite de cette lecture une impression durable sur l’imaginaire du compositeur. Ce  n’est pourtant qu’en 1970 que Boulez se lance dans la conception de ce qui devait constituer un ensemble de pièces tirées des poèmes de Cummings. Seule celle-ci a été entreprise et menée à son terme, non sans avoir été révisée en 1986. La première version, créée à Ulm par Pierre Boulez et Clytus Gottwald, imposait la participation de deux chefs. Devant les difficultés d’exécution, le compositeur a repris sa partition pour la simplifier et, surtout, la rééquilibrer, amplifiant les sonorités tout en préservant une certaine complexité née de la démultiplication de la musique analogue à celle du texte par une quête constante des oppositions entre écritures vocale et instrumentale, hétérophonie et harmonie, hauteur et bruit. Pierre Bleuse en a donné une interprétation fluide qui a mis en relief les textures raffinées et les contours poétiques admirablement servis par le délectable groupe vocal Les Métaboles remarquablement préparé par son chef de chœur, Léo Warynski, et un Ensemble Intercontemporain qui joue Boulez comme personne (saluons au passage les deux trompettistes, Lucas Lipari-Mayer et Clément Saunier, qui ont jonglé un quart d’heure durant avec huit sourdines chacun, parfois pour émettre un seul son…

Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporai, sur Incises de Pierre Boulez
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Quentin Chavrier

Peut-être le directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain le savait-il, peut-être ne le savait-il pas, mais c’est avec la partition à laquelle son auteur tenait le plus, du moins à ce qu’il m’avait dit la dernière fois que je l’interviewais, que Pierre Bleuse a conclu son concert du centenaire du fondateir de son ensemble, sur Incises. Pierre Boulez répondait en effet, le 4 juin 2013 à la sortie du coffret de treize CD de l’intégrale de son œuvre que DG lui consacrait, à la toute dernière question que je lui posais dans le cadre de mes reportages, « Une œuvre de vous qui resterait, quelle serait pour vous la plus importante ? », il m’avait déclaré : « Ce serait sur Incises, c’est celle qui est la plus libre. » (4) Et de liberté en effet il en est largement question dans le propos de Boulez dans sur Incises où il n’y a plus de « battue rigide, disons un 4/4, certains passages sont absolument libres ». « Je donne le départ à un piano, puis à un autre, je fais entrer une harpe, etc. C’est toujours dans le même ordre, mais il n’y a pas de métrique proprement dite. C’est-à-dire qu’il n’y a aucune métrique rigide. Tout est souple, s’accordant à ce que l’on entend. Et j’y tiens beaucoup. Pour moi, l’acoustique joue un très grand rôle ici, parce qu’elle libère complètement d’une métrique préalablement fixée. » (5) Pour Boulez, sur Incises est une réflexion dans le miroir rythmique où il se trouve un grand nombre d’éléments très libres, dont la forme et la structure, une façon de concevoir la forme avec non pas des thèmes mais des motifs qui se répètent et qui reviennent de façon inattendue tandis que la résonance et l’écho sont des éléments centraux. Avec des effectifs où l’on remarquait au moins six neuvièmes de visages nouveaux au sein du nonette de l’Intercontemporain nécessaire à l’exécution de sur Incises, Pierre Bleuse a donné une interprétation à la fois ciselée au cordeau et d’une liberté de ton et de rythme en concordance avec la volonté de l’auteur de l’œuvre, le directeur musical de l’EIC dirigeant avec une énergie voluptueuse et un onirisme enchanteur portés par un Groove exceptionnel et une sensualité à fleur de peau.

Jeanne Maugrenier (cor) dans Assonance IVb de Michael Jarrell
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Quentin Chavrier

Ces deux grandes partitions du maître centenaire étaient entourées de deux œuvres magistrales de son cadet suisse de trente-trois ans, Michael Jarrell. Tout d’abord Assonance IVb pour cor solo composé en 2009, remarquablement interprété par Jeanne Maugrenier, membre de l’EIC depuis juin dernier, impressionnante de technique et de musicalité aux sonorités d’une ductilité frappante, et en création mondiale un profond tombeau d’une beauté et d’une intensité de rythmes, de couleurs, de souplesse, de virtuosité sonore, d’écriture, de geste instrumental et de poésie, hommage à trois des plus grands compositeurs du XXe siècle dont j’ai été proche, Jonathan Harvey, Peter Eötvös et Pierre Boulez, au titre bouleversant emprunté à René Char, poète cher à Pierre Boulez (6), « … Il semble que ce soit le ciel qui ait toujours le dernier mot… », pour chœur mixte (remarquable Les Métaboles) et ensemble composé en 2025 sur des extraits du recueil d’hymnes indiens du Rig-Veda (100-1200 av. J. C.) à l’inspiration de Jonathan Harvey et de son Bahkti, mais contrairement au compositeur britannique qui avait utilisé une traduction anglaise, le cadet suisse garde le sanskrit originel heureusement traduit en français par Nalini Balbir dans le programme de salle.

Michael Jarrell entouré de Pierre Bleuse, Léo Warynski (chef de choeur de Les Métaboles), Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / Quentin Chavrier

Comme dans sur Incises, l’écriture instrumentale est flamboyante, et l’on y retrouve parmi l’instrumentarium des trois percussionnistes des steel-drums, et l’auditeur est littéralement envoûté par les voix dont la richesse de traitement est infinie, allant du murmure à la clameur, tandis que l’une des quatre basses scande le texte en solo, avant que l’ensemble constitué de vingt-neuf musiciens (deux flûtes - la première aussi piccolo et ocarina en ut, la deuxième aussi flûte en sol -, hautbois, cor anglais, trois clarinettes - la deuxième aussi clarinette basse et ocarina en sol, la troisième clarinette basse et contrebasse -, deux bassons - le deuxième aussi contrebasson -, deux cors, deux trompettes, deux trombones, tuba, trois percussionnistes, piano, harpe, trois violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse) sonnant avec un large nuancier, de la rumeur susurrée à l’éclat le plus retentissant, l’Ensemble Intercontemporain donnant une interprétation emplie de mystère, de volupté, d’énergie et de vigoureuse spiritualité, tandis que la direction mobile et limpide de Pierre Bleuse est carrément envoûtante.

Outre concerts et colloque, cette semaine « Boulez 100 » a été le cadre de la parution de trois ouvrages fondamentaux consacrés à Pierre Boulez. Deux livres de correspondances passionnantes et capitales dans la connaissance de la pensée de Pierre Boulez, avec deux personnalités importantes dans le développement du compositeur, de l’administrateur et de l’intellectuel qu’il était, le premier en coédition Editions de la Philharmonie / Contrechamps, Cher Pierre…, correspondance de Pierre Boulez avec le mécène, homme de lettres et musicologue français d’origine russe Pierre Souvtchinsky (1892-1985) qui fut l’un des interlocuteurs privilégiés du compositeur dès les débuts du Domaine musical, le témoin de ses relations fluctuantes avec Igor Stravinsky et de la genèse de plusieurs partitions, dont Le Marteau sans Maître et Pli selon Pli, le première lettre émanant de Pierre Boulez étant datée du 13 novembre 1947, la dernière étant destinée par Boulez à la veuve de son ami, mort le 24 janvier 1985. En annexe de cet échange épistolaire de près de quarante ans, des extraits d’entretiens et de correspondances avec diverses personnalités, comme Emile Biasini, un pamphlet de Boulez contre André Malraux titré avec un humour caractéristique Le reniement de saint André, dont la version définitive sera publiée dans Le Nouvel Observateur daté du 25 au 31 mai 1966, et la réponse de Gaëtan Picon du 1er novembre 1966, un hommage de Boulez à Jean Vilar, avec qui il avait élaboré un projet de réforme de l’Opéra de Paris en collaboration avec Maurice Béjart refusé par Malraux, un entretien croisé entre Jacques Rivette, François Weyergans et Pierre Boulez, deux textes de Boulez sur le chef d’orchestre musicologue ami des trois Viennois et de Iannis Xenakis Hermann Scherchen, accompagnés de lettres à ce dernier ainsi qu’avec le chef d’orchestre Robert Craft, proche de Stravinsky (7).

Autre ouvrage épistolaire, celui que publient les Editions Contrechamps réunissant la correspondance de Pierre Boulez avec son confrère belge Henri Pousseur (1929-2009), membre de l’école dite de Darmstadt aux côtés de Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luigi Nono, Luciano Berio, Bruno Maderna, fondateur du Studio électronique de Bruxelles en 1958, collaborateur du poète romancier critique d’art Michel Butor (1926-2016), fondateur avec Pierre Bartholomée du Centre de recherche et de formation musicales de Wallonie désormais Centre Henri Pousseur, et qui participa à l’élaboration d’une dépendance de l’Ircam, l’Institut de pédagogie musicale de Paris. Une amitié solide et constante liait les deux hommes établie dès 1951 autour de l’héritage d‘Anton Webern, qui malgré leur concordance de génération, ne se sont jamais tutoyés. Les sujets des missives tournent pour l’essentiel autour de l’usage du langage sériel et le renouveau du matériau, notamment dans le domaine de l’électroacoustique, tandis que la forme ouverte et le pluralisme stylistique vont les séparer, les deux hommes se retrouvant finalement dans les années 1980, jusqu’au décès d’Henri Pousseur, sept ans avant celui de Pierre Boulez. Entre les deux dates, ce sont plus de cinquante ans de l’histoire de la musique dite d’ « avant-garde » qui revivent cinq cent cinquante trois pages et cent soixante treize lettres, auxquelles s’ajoutent treize textes des deux protagonistes sur l’évolution du langage, l’espace sonore, la recherche concrète, la composition, l’avenir de la musique, l’électronique musicale, la perception sonore multipolaire, une étude de Pousseur sur la Troisième Sonate pour piano de Pierre Boulez, des souvenirs sur Darmstadt et sur un texte fameux de Boulez, Esprit, es-tu là ?, avec ces mots : « Darmstadt était bien loin d’être une sorte de complot de "gardes rouges", exclusivement occupés à démolir les idoles d’un passé prestigieux et à instaurer un ordre nouveau grâce à une propagande dictatoriale », qui précède un Hommage à Henri Pousseur écrit par Pierre Boulez en avril 2009, peu après la mort de son ami (8).

Troisième ouvrage, sans doute le plus important, car consacré à l’œuvre du compositeur Pierre Boulez, puisqu’il s’agit du Catalogue critique, illustré et commenté de la création musicale de Pierre Boulez, depuis ses premiers essais de jeunesse jusqu’à la partition ultime. Etabli par le musicologue Alain Galliari, auteur d’une excellente monographie consacrée à Anton Webern (9) et d’ouvrages sur Alban Berg, Franz Liszt et Richard Wagner qui fut longtemps directeur de la Bibliothèque Gustav Mahler/Maurice Fleuret à Paris, on doit désormais au musicologue la magnifique édition du catalogue de l’œuvre de Pierre Boulez (1925-2016) qui vient de paraître aux Éditions de la Philharmonie de Paris. Pas moins de cent-douze œuvres, esquisses et projets conçus entre 1942 et 2010 sont répertoriés et analysés. Ses ultimes esquisses sont pour le piano et portent un titre Anarchipel, terme cher à son exact contemporain également centenaire André Boucourechliev (1925-1997), inventeur du mot « Anarchipel » dont Pierre Boulez disait : « Il y a un mot que je n’ai malheureusement pas trouvé, c’est Archipel, qui a été utilisé par Boucourechliev, et c’est ce qui décrit le mieux ce semis d’îles qui correspondent entre elles et sont reliées par une structure. Ce que j’aime encore plus d’ailleurs chez lui, c’est un autre mot dont il s’est servi pour ses œuvres et que j’aurais bien aimé trouver moi-même : le mot « anarchipel ». Archipel est combiné avec anarchie, et ce dernier mot me plaît énormément, parce que plus vous organisez l’ordre, plus vous tombez dans l’anarchie. » L’ouvrage est intelligemment divisé en sept sections qui sont autant de périodes de la création boulézienne, I - Relevés d’apprenti (1942-1946), de « Parfois un enfant » aux Notations pour piano, II - L’artisanat furieux (1946-1955) de la Sonatine pour flûte et piano à Le Chien du jardinier avec pour œuvre-phare « Le Marteau sans maître », III - Vers le pays fertile (1955-1962) de la Troisième Sonate pour piano jusqu’au Troisième Livre des Structures pour deux pianos et Pli selon Pli, IV - L’écriture du geste (1962-1976) de « Figures Doubles Prismes » pour orchestre jusqu’à Messagesquisse pour sept violoncelles, V - « La musique en projet » (1977-1992), d’…explosante-fixe… pour vibraphone et dispositif électroacoustique à  …explosante-fixe… pour flûte avec dispositif électroacoustique, deux flûtes et ensemble en passant par les Notations I-IV pour orchestre, Dérive I pour six instruments, Dialogue de l’ombre double pour clarinette et dispositif électronique et Dérive 2 pour onze instruments, VI - « Auprès et au loin » (1992-2016), de Dérive 3 pour cuivres à la version en six mouvements du Livre pour quatuor en passant par sur Incises, Anthèmes 2 pour violon et dispositif électroacoustique et Notation pour orchestre VII, enfin VII – « L’in-fini » d’une Pièce pour Daniel Barenboïm pour piano à Anarchipel/Ephémérides pour piano, ou piano et autres instruments. Le matériel qui accompagne chaque œuvre constitue une mine pour le chercheur, le musicien et le mélomane épris de culture, en réunissant plus de trois cent cinquante documents biographiques, critiques et iconographiques (photos, reproductions de partitions, coupures de presse, archives familiales en provenance de deux sources principales, la Fondation Paul Sacher (Bâle, Suisse) et la Bibliothèque Nationale de France (Paris).

Bruno Serrou

1) 13 CD DG 4806828. « J’ai écarté Polyphonie X et Poésie pour Pouvoir, j’ai le droit de le faire. Pour d’autres pièces, j’ai aussi le droit, mais je ne le fais pas. Si je refuse qu’une œuvre soit enregistrée, c’est pour de bonnes raisons. Poésie est le schéma de Répons, et moi c’est Répons seul qui m’intéresse. Quelqu’un d’autre peut le faire pour voir ce que la polyphonie de Répons tire de là, le prendre pour ce que c’est, c’est-à-dire un essai vers Répons. » Interview de Pierre Boulez réalisée par mes soins le 4 juin 2013. Voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/06/entretien-avec-pierre-boulez-le-coffret.html)

2) Pierre Boulez ajoutait « Personne ne s’en aperçoit, car c’est un tout petit élément qui, dans l’original, ne dure qu’une mesure ». Entretiens de Pierre Boulez (1983-2013) recueillis par Bruno Serrou (Editions Aedam Musicae, 2017), page 119

3) Opus cité, page 112

4) Opus cité, page 249

5) Opus cité, page 112

6) Le poète provençal inspira notamment à Pierre Boulez sa première œuvre magistrale, Le Marteau sans Maître. Ici, Michael Jarrell emprunte son titre au poème Les dentelles de Montmirail (1960). Le vers se termine ainsi : « Mais il le prononce à voix si basse que nul ne l’entend jamais. » Les Dentelles de Montmirail sont visibles depuis la LGV Sud-Est, en regardant vers les Alpes, peu avant que l’on aperçoive le Mont-Ventoux chanté par Pétrarque, en provenance de Lyon peu avant d’arriver à Avignon. Enfant, j’aimais m’y perdre à vélo et à pied, sous le chaud soleil d’été en compagnie des cigales chantant à tue-tête tandis que les parfums de la garrigue titillaient mes narines, avant de faire une halte à Beaumes-de-Venise…

7) Boulez Souvtchinsky, Cher Pierre… Correspondance établie par Gabriela Elgarrista et Philippe Albéra. Les Editions de la Philharmonie / Contrechamps Editions Genève (publié en mars 2025, 577 pages, 28€)

8) Pierre Boulez, Henri Pousseur, Correspondance, Ecrits inédits, Entretiens édités par Pascal Decroupet. Editions Contrechamps Genève (publié en mars 2025, 553 page, 28€)

9) Editions Fayard

10) Pierre Boulez, Catalogue de l’œuvre établi par Alain Galliari. Les Editions de la Philharmonie, collection « Ecrits de compositeurs » (publié en mars 2025, 396 pages, 45€)

 

 

 

 

samedi 29 mars 2025

Le déchirant « Werther » de Jules Massenet au Théâtre des Champs-Elysées avec le brûlant duo Benjamin Bernheim dans le rôle-titre et Marina Viotti en Charlotte

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 25 mars 2025 

Jules Massenet (1842-1912), Werther. Marina Viotti (Charlotte), Benjamin Bernheim (Werther)
Photo : (c) Vincent Pontet

Terrible épreuve que d’assister à une production particulièrement réussie et signifiante de Werther de Jules Massenet au moment où l’on vit précisément les mêmes épreuves que le héros de Goethe/Massenet aussi ardente que celle que j’ai vue ce soir au Théâtre des Champs-Elysées portée jusqu’à la déraison et à la folie par le couple exceptionnel Benjamin Bernheim (Werther / Marina Viotti (Charlotte) superbement entouré, dans une mise en scène limpide de Christof Loy créée à La Scala de Milan dirigée jusqu’à la déchirure par Marc Leroy-Calatayud à la tête de l’ensemble Les Siècles effervescent

Jules Massenet (1842-1912), Werther. Marina Viotti (Charlotte), Benjamin Bernheim (Werther)
Photo : (c) Vincent Pontet

Créé en allemand à Vienne en 1892, présenté pour la première fois en France à l’Opéra de Paris en 1893, Werther est avec Manon l’œuvre emblématique de Jules Massenet. Puisant dans le roman épistolaire de Goethe Les souffrances du jeune Werther, Massenet exalte le pathos romantique tout en évitant la facilité. Il suffisait à la fin de la représentation de mardi d’écouter les réactions du public pour mesurer combien Werther continue de toucher jusqu’aux plus réfractaires à l’art lyrique. 

Jules Massenet (1842-1912), Werther. Sandra Hamaoui (Sophie), Benjamin Bernheim (Werther), Marina Viotti (Charlotte), Jean-Sébastien Bou (Albert). Photo : (c) Vincent Pontet

Mue par une direction d’acteur réglée au cordeau, la production présentée par le Théâtre des Champs-Elysées, créée à La Scala de Milan en juin 2024, est d’une grande limpidité. Dans un décor unique de Johannes Leiacker situant parfaitement l’action, qui se déroule pour l’essentiel à l’avant-scène devant un mur de séparation intérieur muni d’une double porte coulissante donnant sur un séjour avec en son centre un mobilier bourgeois ouvrant sur un parc, le metteur en scène Christof Loy met en évidence le sentiment hypertrophié d’un romantisme exacerbé, qui devient le seul élément guidant le protagoniste central qui a face à lui une femme de devoir. Werther est sous l’emprise de l’émotion et de l’égotisme, entre sublime et nature à laquelle il voue un véritable culte, tandis que Charlotte se doit d’exclure toute expression de son ressenti. 

Jules Massenet (1842-1912), Werther. Benjamin Bernheim (Werther), Marina Viotti (Charlotte)
Photo : (c) Vincent Pontet

Outre sa limpidité et son efficacité dramatique, ce Werther est un spectacle remarquablement servi par un plateau sans faille, jusqu’au plus petit rôle. A la fois solide vocalement et fragile psychiquement, Benjamin Bernheim est un ardent Werther, impressionnant d'élégance et de ténacité dans un rôle dans lequel il excelle. La voix est somptueuse, charnelle. Marina Viotti est une Charlotte intense et émouvante, et il émane de sa voix au timbre délicieusement brûlant un timbre lumineux, coloré et une vocalité incroyablement souple capable de toutes les prouesses expressives, du susurré jusqu’au cri, la mezzo-soprano franco-suisse éblouit dans ce rôle qu’elle a fait sien. Dur et froid puis ardent et suppliant. Jean-Sébastien Bou est un Albert dur et froid, puis meurtri et suppliant, Sandra Hamaoui est une radieuse Sophie, Marc Scoffoni un excellent Bailli, à l’instar de Yuri Kissin en Johann et Rodolphe Briand en Schmidt. A la tête d’un Orchestre Les Siècles en très grand forme, après quelques sécheresse dans le premier tableau, le jeune chef vaudois Marc Leroy-Calatayud prend la partition à bras le corps, dirigeant avec énergie et un sens du chant et du drame affûté, portant scène et fosse jusqu’à la fusion dans de prodigieux troisième et quatrième actes réunis par un bouleversant interlude, les nombreux solos instrumentaux permettant aux divers pupitres de briller, tandis que le chœur d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine et ses solistes forment une joyeuse équipe.

Bruno Serrou

lundi 24 mars 2025

Interview : Jérémie Rohrer, fidélité fertile aux compositeurs et leur temps

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christodoulou

Visage d’enfant à la mèche rebelle, homme de conviction et d’ouverture, déterminé mais parfait diplomate, refusant les diktats au point d’être passé maître dans l’art d’arrondir les angles en toute circonstance pour affirmer davantage ses convictions, Jérémie Rohrer est le musicien de la fidélité la plus fertile à la pensée des compositeurs et de leur époque, allant largement au-delà du respect de leurs intentions originelles qui pourraient conduire à une trop grande distanciation, voire une froideur dont ses interprétations sont l’exact contraire. Ouvert à tous les répertoires, de la fin de l’ère baroque à la création contemporaine, Jérémie Rohrer refuse de se laisser enfermer dans un genre, une recette, un oukase, une école, un style. Chef d’orchestre compositeur, né à Paris le 15 juillet 1973, il a intégré en 1984 la Maîtrise de Radio France, où sa vocation de musicien s’est révélée au contact de chefs comme Sir Colin Davis et Lorin Maazel. Après des études de flûte traversière, de piano, de clavecin et d’écriture au Conservatoire national de Région de Paris, il poursuit ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans les classes de clavecin, d’analyse et de composition. En 2005, voilà vingt ans, il fonde l’ensemble à effectif variable d’instruments d’époque Le Cercle de l’Harmonie qui dispose désormais d’un vivier de cent cinquante musiciens. Réunis par l’idée de l’utilisation des instruments pour lesquels les compositeurs ont écrit et pensé leurs œuvres, Jérémie Rohrer et ses musiciens défendent l’intime relation entre texte et structures musicales. Outre les chefs-d’œuvre de Mozart, la formation s’illustre dans les œuvres de la période charnière, de Gluck à Wagner, en passant par Berlioz, Verdi, Bizet…

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christodoulou

Rayonnantes et réfléchies, telles sont les particularités des interprétations de Jérémie Rohrer, particulièrement attaché à la belle sonorité toute en sensualité et en clair-obscur qu’il obtient de son Cercle de l’Harmonie qu’il dirige de façon nuancée et énergique. La direction nerveuse, vive de Jérémie Rohrer ne laisse aucun répit au spectateur, qui ne s’ennuie jamais à son écoute. En mars 2016, dans la fosse peu profonde du Palais de La Monnaie de Bruxelles, Jérémie Rohrer dirigeait Béatrice et Bénédict de Berlioz avec un onirisme trahissant une réelle symbiose avec la pensée du compositeur. En novembre 2018, il dirigeait avec succès une nouvelle production de La Traviata de Verdi au Théâtre des Champs-Elysées en effectuant un retour aux sources, à l’époque de la création en 1853 en s’appuyant sur le Traité d’orchestration qu’Hector Berlioz publia en 1843. Ainsi, avait-il choisi non seulement d’utiliser un instrumentarium réglé à 432 Hz, mais aussi de donner les arie da capo tout en gommant les suraigus ajoutés par la tradition. Avec son propre orchestre, Le Cercle de l’Harmonie, Rohrer a dirigé avec maestria cette œuvre que l’on croyait connaître jusqu’en ses moindres recoins mais qui, sous son impulsion, révélait un panel de couleurs ardentes et d’une longueur de spectre inusités. En outre, il veillait à ne jamais couvrir les chanteurs tout en tirant profit de large nuancier de la partition, n’hésitant pas à surligner les extrêmes, du pianississimo au fortississimo. J’ai rencontré Jérémie Rohrer pour le magazine espagnol Scherzo à l’occasion de la parution de son enregistrement de la Missa Solemnis de Beethoven chez Alpha. C’est cet entretien que je publie ici en français, dans son intégralité

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Jérémie Rohrer
Photo : (c) Caroline Doutre

Bruno Serrou : En quelles circonstances vous êtes-vous tourné vers la musique ?

Jérémie Rohrer : Elle remonte à mon entrée dans la Maîtrise de Radio France, qui a été le déclencheur de ma vocation. Ce choix a été dicté à ma mère par mon insatisfaction de l’instrument que j’avais choisi à l’origine. Je vivais à Ivry-sur-Seine, proche banlieue de Paris, où mes parents m’ont inscrit au conservatoire dans la classe de flûte. Mais je n’ai rien appris pendant un an. Je jouais à l’époque de la flûte traversière, alors que je voulais faire de la flûte de pan, confusion qui suscita en moi une grande déception. Mais je n’avais jamais chanté. Alors qu’elle ne venait pas d’un milieu culturel, ma mère a senti comme une solution le fait de me présenter au concours d’entrée à la Maîtrise de Radio France. J’ai réussi le concours d’entrée, et la Maîtrise a été un véritable déclencheur, car je suis entré en prise directe avec la musique grâce à de merveilleux professeurs. Je me souviens de Madame Roberte Kiehl, qui enseignait le solfège et avec qui j’ai beaucoup parlé de composition, à l’instar de tous les professeurs qui, à la Maîtrise, m’ont ouvert l’esprit à la musique. Nous participions à de grands concerts, comme celui qui a conditionné ma vocation de chef, dirigé par Sir Colin Davis dans La Damnation de Faust de Berlioz avec Jessye Norman en soliste. J’ai été bouleversé dès que je l’ai vu diriger la première répétition. J’ai eu le temps de l’observer, ce qui m’a fasciné, et je me suis dit que je serai chef d’orchestre. D’autant plus que j’ai reçu un accueil chaleureux de sa part et de celle de Jessye Norman, à qui j’ai demandé un autographe dans sa loge. J’avais dix ans… La chaleur de leur accueil m’a profondément marqué. J’avais trouvé ma famille. A partir de ce moment-là j’ai toujours eu en tête l’idée de diriger.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser au clavecin ?

J. R. : Au moment de ma mue, quand je quittais la Maîtrise de Radio France à douze ans, je suis encore flûtiste, et je commence le piano. Je me tournerai vers le clavecin plus tard, mais mon véritable objectif était dès cette époque la direction d’orchestre. En deuxième année de mes études secondaires, je suis entré au Conservatoire de Région de Paris, où j’ai eu une merveilleuse professeure de flûte, Sophie Cherrier, soliste de l’Ensemble Intercontemporain depuis 1979, qui m’a énormément appris sur le plan de la discipline et de la rigueur (je l’ai déçue quand j’ai arrêté la flûte à dix-huit ans), tout en y étudiant le piano et l’harmonie. Il se trouvait aussi au CRR une professeure de clavecin extraordinaire, Noëlle Spieth, signataire d’une magnifique intégrale Rameau que j’ai admirée bien avant de devenir son élève, et quand j’ai su qu’elle était au conservatoire, je me suis lancé dans cette discipline avec une telle volonté que deux ans plus tard je suis entré au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de clavecin

B. S. : Comment êtes-vous venu à la musique ancienne, tandis que parmi vos maîtres vous comptiez Sophie Cherrier, qui n’est pas particulièrement connue pour ce répertoire ?

J. R. : A seize ans, j’essayais de développer mes outils pour devenir chef d’orchestre. J’ai rencontré Emil Tchakarov (1948-1991), disciple d’Herbert von Karajan et brillant chef d’orchestre bulgare mort trop jeune. Il m’a donné des conseils extraordinaires, et m’a formé intellectuellement, il m’a orienté dans la minière de créer mes outils, me disant que la direction d’orchestre s’apprend sur le tas. Il était très convaincant, il m’a dit que lui-même avait transcrit l’ensemble du répertoire russe pour cinquante accordéons et qu’il avait commencé à diriger ces cinquante accordéonistes, avec qui il s’est fait la main. Dès notre rencontre, j’ai formé un ensemble de cinq musiciens et j’ai commencé à diriger ainsi, et en 1995 je fonderai les Musiciens de La Prée sur le même modèle. Tchakarov m’a aussi dit « il faut que tu deviennes le musicien le plus compétent ». C’est pourquoi j’ai commencé toutes les classes de théorie, d’érudition, d’analyse. Tout cela a conditionné mon rapport à la direction d’orchestre. Cette rencontre avec Tchakarov a été si importante que je n’ai fait ni la direction ni la composition au Conservatoire, étant déjà passé aux travaux pratiques.

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christopoulou

B. S. : Vous vous êtes donc formé en organisant vos propres saisons ?

J. R. : Les cinq saisons des Musiciens de La Prée ont été très importantes. Nous les avons organisées Salle Gaveau à Paris. Elles m’ont notamment permis de jouer pas mal de musique contemporaine, puisque nous étions soutenus par l’association Musique Nouvelle en Liberté, et, surtout, cette activité m’a mis en contact avec l’ensemble de ma génération de musiciens. J’ai ainsi donné mon premier concert avec Renaud Capuçon en soliste. Parallèlement, je me formais intellectuellement au CNSMDP. Quand j’ai entendu pour la première fois des enregistrements de Marc Minkowski, particulièrement une symphonie de Méhul qui m’a marqué, je me suis dit que c’était précisément la façon dont elle devait être interprétée, physiologiquement. Autre moment de bascule pour moi, un concert Delalande de l’archevêché par William Christie que je ne connaissais pas à l’époque. La révélation, c’était le son et ce n’était pas du tout dogmatique. Je voyais précisément que cette musique doit être restituée ainsi pour que les intentions du compositeur soient révélées. Les interprètes rendent justice à une préoccupation qui n’est pas seulement ancienne puisqu’elle est exactement la même qui poussait Igor Stravinsky à tout enregistrer sur le phonographe pour limiter l’espace d’interprétation des futurs interprètes dont il considérait déjà qu’ils dénaturaient le texte original. Cette préoccupation de témoigner pour l’éternité est donc intemporelle, et effectivement elle rend justice au compositeur. J’ai sûrement senti cela intuitivement, et je voyais aussi comment ces principes pouvaient être déclinés à tout un type de répertoire qui était l’apanage des grandes formations. Outre l’aspect historiographique dans la quête musicologique, ce qui est très important aussi ce sont la dramaturgie des tempi qui est restituée, l’espace qui n’est pas défini pendant la période baroque, et l’un des grands enseignements du clavecin, fondamental pour moi et que j’utilise en direction d’orchestre, est la quête de la détermination d’un tempo qui n’est pas précisé de manière métronomique.

B. S. : Comment y parvenez-vous ?

J. R. : La clef est la fréquence du rythme harmonique. C’est-à-dire la vitesse à laquelle on change d’accord. Ce qui induit un rythme physiologique qui en fait est assez indubitable, c’est le fameux tempo giusto. C’est ainsi que les clavecinistes déterminent leurs choix de tempi. Je l’ai abondamment utilisé. Aujourd’hui encore. L’un des grands enjeux pour moi ce sont les références discographiques « c’est plus rapide que les autres », « c’est plus lent que les autres », ce qui pour moi ne veut rien dire. Parce que cette culture m’a permis de me rapprocher au plus près de ce que j’imagine être le tempo giusto. Je peux me tromper, bien sûr. Mais je pense que la méthode est vraiment opérante, et qu’au contraire toutes les visions dogmatiques de tempi qui se sont appliquées à certaines parties du répertoire, je pense notamment à la Missa Solemnis de Beethoven, ont contribué à dénaturer les intentions des compositeurs et à rende ces pièces injouables. En dessous d’un certain tempo, certaines parties chorales sont inchantables. Et on leur fait dire ce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire que Beethoven n’aimait pas les voix, ce qui est parfaitement faux. Il les imaginait chanter dans un tempo qui était vraisemblablement moins vif. La Missa Solemnis est très critiquée au sein de la création beethovenienne, elle est jugée trop intellectuelle, et elle plaît rarement au public…

B. S. : En fait, votre répertoire est loin d’être centré sur la période baroque…

J. R. : De fait, je ne suis pas un baroqueux. Pour deux types de raisons. Je crois que l’ère baroque est marquée par un apogée, qui implique une sorte de tabula rasa et l’on repart du préclassicisme, agrégation de styles à partir duquel est définie une ligne sans interruption qui va jusqu’à Richard Wagner. L’autre rupture musicale est Gustav Mahler et Richard Strauss qui reconsidèrent cette partie du répertoire. La seconde raison qui était plus pratique pour moi tient au fait que je crois au geste. Je pense comme Berlioz que c’est la responsabilité du chef de porter le poids des choses et son aptitude de le faire tient au geste, et si beaucoup des chefs baroques sont de très grands musiciens cette partie de ce qu’on appelle la technique est fréquemment négligée et souvent de façon coupable. Je n’ai jamais voulu être associé à ce type de démarche. Je crois vraiment au geste, et cela rejoint la pensée de Tchakarov, c’est indéniable, ainsi que le fait que Leonard Bernstein à la fin de sa vie se soit intéressé à la pratique de l’instrument. C’est ce qu’il voulait vraiment expérimenter. Je trouve cette démarche très signifiante. A mon avis, Bernstein est sûrement l’un des plus grands compositeurs de la fin du XXe siècle, et il a un rapport fascinant avec le geste instrumental. En plus, il avait un humour ravageur, une sorte de franchise irrésistible.

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : DR

B. S. : Comment avez-vous pris contact avec vos aînés, William Christie et Marc Minkowski ?

J. R. : Ils étaient au courant de cette saison Salle Gaveau. Marc Minkowski est venu m’écouter, William Christie également. Ils ont été très bienveillants, et quand cette époque a pris fin, je suis allé les voir, et je suis devenu leur assistant pendant cinq ans. Surtout celui de Marc. Dès cette époque, ça a commencé à bouger, et Christie s’est intéressé à moi. J’étais l’un des assistants de Marc, mais pas privilégié. Au bout d’un moment je me suis senti sous-exploité, et je suis allé voir William Christie. Il m’a alors proposé sans attendre d’être associé à un spectacle, qui sera le seul Haendel que j’ai dirigé jusqu’à présent, Hercules, au Theater an der Wien. En 2003, il me confiera une représentation des Boréades de Rameau à l’Opéra de Paris. Quand Marc l’a appris, il m’a proposé quelque chose d’équivalent, avec Die Zauberflötte que j’ai dirigé à Madrid en 2005, au Teatro Real. Je devais diriger trois représentations, et j’en ai fait six. J’y suis retourné cette année pour Erwartung. Ce qui m’a lancé tient au fait que beaucoup de journalistes se sont demandé comment je pouvais travailler à la fois avec Minkowski et pour Christie.  Je l’ai fait loyalement, si bien qu’ils l’ont tous les deux accepté. Au même moment, naissait Le Cercle de l’Harmonie

B. S. : A Deauville, où je vous ai rencontré pour la première fois ?

J. R. : De fait, la naissance du Cercle de l’Harmonie se situe historiquement à Deauville, mais il ne s’appelait pas encore ainsi. Le moment de sa naissance officielle est Idomeneo de Mozart au Festival de Beaune en 2006. Kader Hassissi et sa femme Anne Blanchard, les fondateurs du Festival de Beaune, voulaient m’engager depuis longtemps mais ils se demandaient si je viendrais avec les Arts Florissants ou avec les Musiciens du Louvre. Or, à un moment donné un groupe de musiciens s’est réuni qui s’appelait à Deauville, chez Yves Petit de Voize, l’Atelier de Musique. J’ai proposé aux organisateurs du Festival de Beaune de venir à Deauville nous écouter, si ce que nous faisions leur plaisait ce serait une opportunité. Au festival de Deauville la formation orchestrale changeait de nom chaque année. William Christie annule Idomeneo à Beaune et Anne et Kader choisissent de me confier la production, et je pousse cette structure née à Deauville qui va devenir Le Cercle de l’Harmonie. Et c’est le succès impressionnant d’Idomeneo le 8 juillet 2006 qui nous met le pied à l’étrier, et nous célèbrerons nos vingt ans l’an prochain… Dans mon esprit la fondation du Cercle de l’Harmonie était une démarche beaucoup plus boulézienne que baroque. Au départ, il s’agissait d’un orchestre indépendant, à l’instar du Domaine Musical, c’est-à-dire un orchestre lié à un projet de chef. La formation est à géométrie variable, et elle évolue en fonction du répertoire programmé. Nous venons de jouer la VIIe Symphonie d’Anton Bruckner à Nice. Le répertoire va globalement de Haydn/Mozart et Gluck jusqu’à Brahms, Wagner et maintenant Bruckner. Nous sommes en train d’enregistrer un cycle Brahms, avec un premier CD porteur du Concerto n° 1 pour piano avec Martin Haenchen. Il y aura tous les concertos et la totalité de la musique d’orchestre.

B. S. : Vous dirigez votre propre orchestre, mais vous êtes aussi beaucoup invité.

J. R. : C’est même plus important en fréquence. Je dirige tout type de répertoire. Je reviens de la Suisse Italienne où j’ai dirigé Le Baiser de la Fée de Stravinsky et le Concerto n° 2 de Liszt avec Alexandre Kantorow en soliste. Avant, j’étais à La Fenice de Venise pour diriger Erwartung et La Voix humaine.

Jérémie Rohrer
Photo : DR

B. S. : Vous dirigez Schönberg ?

J. R. : Oui, cette année beaucoup. Je fais même partie du comité artistique de la fondation. Schönberg c’est très écrit, mais je me suis rendu compte que selon la manière dont on essaye de restituer les partitions originales il peut bénéficier aussi d’une lecture différente. Je suis à la fois très sensible et préoccupé par le théâtre et le respect de la théâtralité par le compositeur. Or, on voit bien dans Erwartung à quel point le texte induit respirations, suspensions, qui sont rarement restitués assez précisément par les interprètes. J’ai eu du mal à entrer dans cette œuvre au début, mais ma vision a bénéficié d’un long et rigoureux travail de réflexion et d’étude.

B. S. : Comment vous est venu cet intérêt pour Schönberg ?

J. R. : En fait je pense être identifié pour la diversité de mon répertoire, et je suis venu à Schönberg à la suite de commandes, en l’occurrence de Matha Bosch et de Gustave Fleury qui voulaient coupler La Voix humaine de Poulenc et Erwartung de Schönberg. Le compositeur lyrique que j’admire le plus est Puccini. Mais il est très difficile pour un Français de le diriger. Et je pense qu’il est sous-estimé. Il ne l’était pas par Ravel, qui le considérait comme son alter-ego. Pour moi, il est une sorte de climax de l’art lyrique, la compétence orchestrale au service du drame, c’est donc plutôt lui et Richard Strauss qui me tentent.

B. S. : Quelles différences faites-vous entre le fait d’être directeur de votre propre orchestre et chef invité d’orchestres traditionnels ?

J. R. : Avoir mon propre orchestre permet la maîtrise du tout. C’est d’abord un projet artistique, une proposition musicale. J’ai dirigé beaucoup de musique contemporaine, notamment les trois premiers opéras de Thierry Escaich, le troisième pendant la Covid, en 2021, Point d’orgue, sur un livret d’Olivier Py. Je me suis produit une fois avec l’Orchestre de Paris, et je dirige régulièrement l’Accademia Santa Cecilia de Rome, le Gewandhaus de Leipzig, le Philharmonia de Londres… En Espagne, à Madrid, après Die Zauberflötte en 2005, je suis retourné en mars 2024 au Teatro Real pour La Voix humaine / Erwartung mis en scène par Christophe Loy, et, en août dernier, pour la Missa Solemnis à San Sebastian à la tête de l’Orquesta Sinfonica de Euskadi et du Chœur Orfeon Donostiarra, que j’ai amené le 8 décembre dernier à la Philharmonie de Paris pour La Traviata avec Le Cercle de l’Harmonie.

B. S. : Comment choisissez-vous les instruments d’époque ?

J. R. : Cette question dit pourquoi j’insiste sur la notion « d’époque » et non pas « ancien ». Ma conception découle de ma volonté de restituer l’environnement qui précède la composition. Les compositeurs ne spéculaient pas jusqu’à la seconde partie du XXe siècle sur ce qu’allait devenir l’instrumentarium, idée très contemporaine. Certes, Johann Sebastian Bach était attiré par les nouveaux instruments, mais il n’aurait pas écrit pour le fortepiano ce qu’il a destiné au clavecin. Les compositeurs s’adaptaient aux instruments dont ils disposaient. Et c’est d’autant plus clair chez Verdi qu’il s’est vraiment positionné politiquement par rapport au choix du diapason. Ce que j’ai mis du temps à comprendre. J’ai essayé dans le projet Traviata de reconstituer l’environnement du temps de la genèse de l’œuvre. Je me suis demandé pourquoi Verdi a été jusqu’à plébisciter le diapason au sénat italien. Et en fait j’ai compris que pour lui, contrairement à Mahler ou Strauss, c’était une façon de revendiquer sa culture française. A la fois sur le plan littéraire et sur le plan musical. J’ai appris après avoir imaginé ce programme qu’il était pétri de connaissances concernant Berlioz, son Traité d’orchestration, ses relations avec les Russes. Globalement, notre instrumentarium est celui de Berlioz en 1840/1841, dont l’ophicléide, du moins sa version italienne, le cimbasso. Pour moi, c’est merveilleux parce que, sociologiquement, on voit à quel point l’œuvre a été écrite sur mesure pour un diapason précis, parce que dès que les chanteurs chantent à 432 Hz le chant devient beaucoup plus naturel physiologiquement. J’ai souvent le sentiment que Verdi est difficile, tant on sent les chanteurs mal à l’aise, alors-même qu’il est évident qu’il voulait les mettre le plus à l’aise possible. Physiologiquement, le diapason à 432 restitue un équilibre naturel entre les voix et l’orchestre et au sein de l’orchestre-même, parce que les cuivres ne dominent pas autant que dans les orchestres modernes, ils sont très colorés, ils ne pèsent pas, et peuvent affronter certaines dimensions rythmiques sans être pesants. En outre, le résultat - qui a été observé quand je l’ai fait au Théâtre des Champs-Elysées par certains de vos collègues - est que fondamentalement on perçoit clairement ces particularités mais cela ne change pas fondamentalement la pâte sonore, qui est néanmoins un peu plus « timbrée ». Je regrette que ce soient les Allemands qui aient gagné quant au diapason, avec leur 442 Hz, qui donne des sonorités plus brillantes certes mais aussi plus froides.

Jérémie Rohrer
Photo : (c) Chris Christopoulou

B. S. : Néanmoins, les orchestres modernes ne cessent de monter le diapason

J. R. : Bien sûr. Pour des raisons purement esthétiques. Plus le diapason est haut plus c’est brillant. Monter, c’est tendre, et tendre amène le brillant. C’est le corolaire de l’esthétique naissante avec Mahler et Strauss du brillant, du gigantesque. Même à Vienne, le diapason est aujourd’hui à 443, parfois 444. Ce qui n’a pas de sens. Cela en aurait si une œuvre avait été écrite pour un diapason haut perché, par exemple 447. Ce serait tout à fait légitime parce que cela ferait partie de la pensée du compositeur, mais de là à revisiter tout un répertoire… Maintenant, heureusement, avec l’historiographie et la musicologie, nous disposons d’informations quasi ville par ville sur les diapasons qui ont été utilisés depuis toujours.

B. S. : Au sein d’un même programme, votre orchestre est-il obligé de changer d’accords entre chaque œuvre ?

J. R. : Récemment nous l’avons fait, ce qui s’est révélé très intéressant. Nous avons couplé la Symphonie d’Ernest Chausson et la VIIe Symphonie d’Anton Bruckner, et nous avons utilisé deux instrumentariums différents, l’un français l’autre autrichien. Nous avons donné la VIIe de Bruckner pour la première fois avec des tuben ténors tenus par des tubistes et non pas par des cornistes. C’est extraordinaire. Notre timbalier, qui est à l’Orchestre Philharmonique de Radio France, me disait « je ne pourrai plus jouer la Septième de Bruckner autrement, parce que c’est exactement ce qu’il faut. »

B. S. : Qu’est-ce qui vous pousse à élargir continuellement votre répertoire ?

J. R. : Je revendique l’absence totale de sectarisme et de dogmatisme. J’ai trop souffert au Conservatoire de cette idéologie dominante que j’aurais pu admettre pour elle-même sans difficulté, mais qui disqualifiait toute autre vision. J’ai compris plus tard que dans notre génération il n’y avait pas d’alternative au déterminisme historique. Je suis fondamentalement nietzschéen, je crois au cycle, le sens de l’histoire est donc pour moi inopérant. Tous les musiciens que j’adorais n’étaient jugés qu’à l’aune de cette idéologie. Quand je suis entré au Conservatoire en 1991, penser autrement disqualifiait, y compris politiquement. L’approche de la musique baroque a aussi beaucoup évolué. Le tout est lié à l’intérêt qu’a eu toute une génération de musiciens, la mienne et celle qui a suivi, pour la recherche. Le timbalier dont je vous parlais plus haut joue Xenakis toute la journée, mais il est passionné par l’émission des sons, particulièrement des cuivres. Il a acheté pour le Cercle de l’Harmonie des timbales qu’il a fait fabriquer. Mon travail bénéficie aussi de cette évolution générale, mes envies dans le domaine lyrique sont  peut-être effectivement Strauss et Puccini que je ressens comme un déficit dans mon activité de chef, ne les ayant pas encore beaucoup dirigés, ainsi que Wozzeck de Berg que j’ai très envie de faire. Ce qui me gênait à l’époque de mes débuts cette sorte de totalitarisme. Parce que par exemple on voit bien chez Poulenc qu’il n’a pas le refus de la nouvelle esthétique. Au contraire, il était même bienveillant, et il assistait à tous les concerts du Domaine Musical de Boulez. Jeune musicien, j’ai vécu un vrai problème idéologique et démocratique.

B. S. : Le corolaire aujourd’hui, qui est un vrai problème, est le « tout égale tout », tandis que les « conflits » esthétiques créaient une sorte d’émulation.

J. R. : Ma problématique n’est pas celle-là. Il n’y avait pas d’échanges possibles. J’ai été très marqué à mes débuts au Conservatoire de Paris, dans la classe d’analyse. Je voulais analyser des partitions sublimes qui étaient disqualifiées idéologiquement et politiquement. Exprimer des critiques à l’encontre de Pierre Boulez pouvait conduire à être traité de néo-nazi.

B. S. : Quels sont vos projets ? Par exemple sur le plan discographique ?

J. R. : La Missa solemnis de Beethoven est parue chez Alpha le 10 janvier. Nous avons commencé un cycle Brahms avec la IIIe Symphonie, les Variations sur un thème de Haydn et le Concerto pour piano n° 1 avec Martin Haenschen. Attaché à l’idée de répertoire, j’essaye d’enchainer le maximum d’œuvres découlant d’un ensemble, compositeur, genre, style, époque. Ainsi, le projet Verdi avec la trilogie populaire (La Traviata, Rigoletto, Il Trovatore) et la Messa da requiem, et, parallèlement, la VIIe de Bruckner dont le succès a été tel que nous allons l’enregistrer… Par ailleurs, j’ai beaucoup de projets en tant que chef invité. La Traviata au Staatsoper de Berlin, l’intégrale des symphonies de Tchaïkovski avec la Deutsche Kammerphilharmonie de Brême initiée voilà cinq ans et dont nous venons de commencer l’enregistrement en février par la « Pathétique ». Nous ferons aussi la symphonie Manfred. Il s’agit d’une nouvelle lecture fondée sur l’agogique. Cet orchestre allemand a voulu travailler avec moi, et je lui ai proposé ce cycle Tchaïkovski.

Jérémie Rohrer
Photo : (c) Caroline Doutre

B. S. : Comment concevez-vous le rôle du chef d’orchestre ?

J. R. : Il est fondamental dans la restitution des intentions originelles du compositeur, ce qui l’oblige à maîtriser l’espace de la communication. La conception est primordiale, car elle précède la transmission. Mais il n’est pas question de faire l’impasse sur cette dernière, la transmission dans l’instant, les répétitions extrêmement explicites ne peuvent pas compenser le besoin des musiciens d’une organisation dans l’instant. En ce sens, je me sens comme un héritier de Boulez. Je pense que le texte crée le geste. Il faut avoir le sens du geste. J’admirais la façon dont Boulez pétrissait le son avec ses mains, il avait une vraie maîtrise, le geste était conditionné par la force de sa vision, mais aussi par la nécessité de la transmission. Il était souple avec les musiciens, mais parfois il pouvait être très directif, il avait une oreille exceptionnelle et pour tout ce qui tenait de l’intonation il savait précisément ce qu’il voulait. Cette compétence est fondamentale pour un chef.

B. S. : Sur le plan instrumental, même pour une même époque, on ne jouait pas de la même façon partout. Verdi, Berlioz, Wagner ne sonnaient pas pareillement en Allemagne, en France ou en Italie. Comment définisse-vous vos choix instrumentaux ?

J. R. : La conscience du projet artistique est si forte chez les musiciens que je peux déléguer la recherche des instruments appropriés aux œuvres que nous allons jouer ensemble. Je leur soumets le répertoire, et ils ont toute latitude pour trouver les instruments idoines. Dans la plupart des cas, c’est un vrai succès. Par exemple, on vient de jouer le Requiem de Verdi, le bassoniste a acheté un basson de 1840 qui est exactement adapté. Et c’est le cas pour tous les instrumentistes. C’est aussi un phénomène générationnel, les instrumentistes sont désormais très attachés à cette exigence qui se doit d’être individuelle, c’est-à-dire qu’ils voient d’un très mauvais œil qu’un musicien arrive avec un instrument qui n’est pas ajusté. Cela avant-même que j’intervienne. Il y a par exemple un groupe, les trombones, qui posait un peu problème, surtout à leurs collègues parce qu’ils utilisaient des instruments qui n’étaient pas adaptés, mais, maintenant, la prise de conscience est si élevée que les musiciens eux-mêmes trouvent les solutions. Je propose, et il faut voir à quel point ils sont motivés, j’allais dire excités par les propositions de répertoires. Beaucoup de musiciens du Cercle de l’Harmonie viennent du monde moderne tout en ayant cette appétence pour la restitution historique. Des grands instrumentistes. Je pense à David Guerrier, l’un des fers de lance de sa génération. En tout, trompette, cor, violon, qu’il est en train d’apprendre. Mon timbalier aussi apprend le violon, parce qu’il est également question du vibrato. Ce n’est pas pour devenir un virtuose mais pour avoir une cohérence.

B. S. : Quels sont les orchestres que vous aimez le plus diriger en dehors du vôtre ?

J. R. : Incontestablement, l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome. Parce qu’il y a chez ses musiciens une sorte de compréhension immédiate des enjeux, des nuances, de l’articulation. Par exemple, vous n’avez pas besoin de leur expliquer ce qu’est un poco espressivo. Je pense qu’ils sont les rois du poco espressivo, ils savent l’exprimer dans tous les domaines, dans toutes les couleurs, un grand lyrisme se développe, avec une incidence déterminante sur la conception générale du son. J’ai énormément d’admiration en général pour l’Italie, et le fait que leur culture est décisive dans le sentiment d’unité de la nation entière, en particulier de la musique classique, et je ressens comme une souffrance que l’on ne soit pas dans cet état-là en France. Il y aurait d’autres orchestres. J’ai adoré diriger le Philharmonia de Londres et le Gewandhaus de Leipzig. Ce sont des orchestres de très grande classe. Mais celui qui m’a le plus touché et que j’ai le plus envie de retrouver c’est le Santa Cecilia. J’espère diriger bientôt l’Orchestre de la Scala de Milan…

B. S. : L’Italie serait-elle pour vous bel et bien le berceau de la musique ?

J. R. : L’Italie est non seulement le berceau de la musique mais aussi de la conscience musicale et de la conscience politique qui s’appuie sur le fait culturel. Ce qui a été perdu en Europe. Malgré les problèmes que l’Italie connaît en matière d’enseignement musical et d’orchestres symphoniques, il se trouve des endroits où ça marche très bien. Venise, le Maggio Musicale Fiorentino… L’Italie est capable de produire les meilleurs leaders culturels d’aujourd’hui. Simon Rattle regrettait que le mal du siècle était l’absence de leaders culturels, or, en Italie, ils ont précisément ces « machines à produire » de grands leaders culturels, et je porte une grande admiration à ces derniers parce que quand on a affaire à de tels leaders, il est possible de s’exprimer au plus haut niveau. L’Italie est très politique, et je n’ai pas le sentiment que les changements dans ce domaine se répercutent sur la politique culturelle italienne.

Propos recueillis par Bruno Serrou

Paris, 16 novembre 2024