Arnold Schönberg (1874-1951) et sa femme Gertrud née Kolisch (1898-1967) avec leurs enfants (de gauche à droite) Lawrence dit "Larry" (né en 1941), Ronald dit "Ronny" (né en 1937) et Nuria (née en 1932) dans leur jardin de Brentwood à Los Angeles en 1950. Photo : Getty
A l’occasion du cent-cinquantième
anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg à Vienne le 13 septembre 1874,
je reprends ici l’entretien que sa fille Nuria (née à Barcelone
le 7 mai 1932), veuve du compositeur vénitien Luigi Nono, m’avait accordé en octobre
1995 à l’occasion du cycle que le Festival d’Automne à Paris et le Théâtre du Châtelet
consacraient à son père décédé le 13 juillet 1951, entretien partiellement paru
dans les colonnes du quotidien La Croix
et publié dans son intégralité en 2001 sur le site ResMusica dont j’étais alors rédacteur en chef
Gertrud et Arnold Schönbrg tenant dans leurs bras leur fille Nuria sur un pont du paquebot Ile-de-France durant la traversée de l'Atlantique les emmenant en exil depuis le port de Cherbourg (France) jusqu'à celui de New York (Etats-Unis) fin octobre 1933. Photo : (c) Associated Press
Bruno Serrou : Comment était l’homme Arnold Schönberg ? Dans son quotidien ?
Dans ses rapports avec ses enfants ? Dans la vie en société ? Combien de temps
travaillait-il par jour ? Travaillait-il dans le silence ? Le matin, le soir ?
Avait-il un cahier d’esquisses ?
Nuria
Schönberg-Nono : En
liminaire, je souhaiterais vous rappeler que je suis née alors qu’Arnold
Schönberg était âgé de cinquante-sept ans et que j’en avais dix-neuf lorsqu’il
est mort. Pour tout ce qui précède ma naissance, je peux seulement me fier aux
histoires que j’ai entendues de ma mère et des amis et sur ce que j’ai lu. Bien
sûr, afin de rassembler la biographie documentaire que j’ai publiée en 1992
sous le nom Lebensgeschichte durch
Begegnungen (Biographie au travers des rencontres) - titre que Schönberg
lui-même avait l’intention d’utiliser pour une autobiographie -, j’ai dû lire
tout ce qu’il écrivit et plusieurs centaines de lettres extraites de sa
correspondance. Schönberg était une personne tout ce qu’il y a de plus
« normale » dans sa vie quotidienne lorsque je l’ai connu. Lui et ma
mère, qui avait vingt-quatre ans de moins que lui, trouvaient ridicule et
inutile pour un artiste de se comporter différemment de tout autre
professionnel. Son œuvre morale était de grande importance. Un être humain doit
tout faire dans la mesure de ses moyens. Telle était la règle de mon
père, et tel a été ce qu’il attendait des autres. Il fut un père très
aimant et quelqu’un de très concerné. Il attendait beaucoup de nous, mais il
savait comment jouer avec nous et nous rendre heureux avec des présents qu’il
avait lui-même façonnés (par exemple, un feu tricolore pour régler la
circulation de nos tricycles et bicyclettes dans notre jardin !). Il prenait
lui-même plaisir à se promener avec nous et à se mêler à nos jeux. Lui et maman
jouaient au tennis, et lorsque nous avons à notre tour commencé à y jouer, il
s’intéressa de très près à nos progrès. Mon frère Ronny devait devenir un
excellent joueur et notre père aimait assister à ses tournois et même
décomposer les jeux à l’aide de symboles et à enregistrer les points du match,
qu’il pouvait ensuite analyser avec Ronny, doubles fautes, coups droits dans le
filet, avantages gagnés ou perdus, etc.
Nuria Schönberg-Nono (née en 1932). Photo : (c) Arnold Schönberg Center
Bruno Serrou : Son environnement : le logement de Los Angeles ? Livres (ses
écrivains, philosophes de prédilection), disques (ses rapports avec les
musiciens contemporains des autres “écoles” que la sienne, par exemple Milhaud)
? Tableaux ? Ses plus proches amis ?
Nuria
Schönberg-Nono - Depuis des années notre domicile de Brentwood était une sorte de « maison
ouverte » les dimanches après-midi. Les gens pouvaient venir s’y chauffer
dans le jardin au soleil de Californie, y jouer au ping-pong, goûter un café
fort, des pâtes autrichiennes et des
sandwichs que ma mère et ma grand-mère Kolisch préparaient. Les invités
étaient pour la plupart des réfugiés venus d’Europe, des musiciens et des amis
du passé. Il y avait aussi des étudiants et des professeurs de l’université où
Schönberg enseignait à l’époque. Enseigner était une part importante de la vie
de mon père. Il enseigna toute sa vie, non seulement parce que cela lui était
nécessaire de le faire pour des raisons financières, mais aussi parce qu’il
aimait vraiment cela. C’était pour lui une véritable mission de transmettre à
ses élèves son savoir et son amour pour les grands maîtres, d’analyser
minutieusement leurs œuvres. Il surprenait ses étudiants avec sa virtuosité
dans l’improvisation des exemples musicaux au tableau noir, il les taquinait
avec son humour pincé. Bien sûr, à la maison, il exprimait sa tristesse à
propos du manque de préparation des étudiants américains, tant la différence
entre ces jeunes gens et les étudiants de sa classe de maître à Berlin ou des
compositeurs comme Alban Berg, Anton Webern et Hanns Eisler qui avaient étudié
avec lui à Vienne ! De plus, il lui restait peu de temps pour composer.
Schönberg enseignait de nombreuses heures par semaine à UCLA, heures auxquelles
s’ajoutaient celles de ses cours privés à la maison. Il s’enfermait dans son
bureau et travaillait dès qu’il avait une occasion pour le faire. Ses enfants,
nous avons appris à respecter son besoin de silence et maman nous empêchait de
le déranger quand il travaillait à la maison. Cependant, son esprit était si
actif qu’il semblait être constamment en train de travailler sur quelque chose.
Il avait un petit carnet qu’il portait constamment sur lui, où qu’il aille, et
sur lequel il couchait ses idées. Des idées qui pouvaient être des esquisses
pour une œuvre nouvelle, une lettre pour aider l’un de ses anciens élèves, un dessin
pour un cintre, une caricature, un autoportrait… Il disposait d’une pièce à
côté de son bureau dans laquelle il travaillait sur ses hobbies : reliure,
inventions, jouets pour ses enfants, etc.
Bruno Serrou : Comment vivait-il, à Los Angeles ?
Nuria Schönberg-Nono : Lorsqu’il arriva à Los
Angeles, il vécut d’abord dans une petite maison en location. Un an plus tard,
il s’installa dans une grande demeure pourvue d’un magnifique jardin dans
lequel nous vécûmes jusqu’à sa mort en 1951. Dans les quelques années qui ont
précédé la guerre, il put acheter cette maison, parce qu’il avait beaucoup
d’élèves personnels à Hollywood. Certains d’entre eux « étudiaient »
avec lui seulement quelques heures, juste assez pour dire qu’ils avaient
« pris des leçons de Schönberg » ! Mais par bonheur la maison
était dans un style démodé et le prix relativement modique. Plus tard, quand
Schönberg fut mis à la retraite de l’université et reçut une pension de moins
de dix dollars par mois, ce fut pour nous une chance immense de posséder notre
propre maison. En 1931, Schönberg n’a pu faire suivre tout de suite ses
affaires qu’il dut laisser à Paris, où elles avaient été entreposées après
qu’il eut quitté précipitamment l’Allemagne nazie. Un riche élève paya douze
mois de leçons à l’avance et après quelques semaines les affaires de mon père
arrivèrent à Brentwood. Celles-ci comprenaient toute sa fortune : lits et
armoires, table de salle à manger et douze chaises, son piano demi-queue Ibach,
sa bibliothèque comprenant plusieurs centaines d’ouvrages et de partitions,
ainsi que sa correspondance, ses cahiers de notes, ses tableaux, ses manuscrits
littéraires et musicaux. Mon mari, Luigi Nono, lorsqu’il visita pour la
première fois notre maison de Los Angeles en 1965, fut bouleversé en voyant que
le bureau de mon père avait l’aspect d’une « pièce viennoise » au
beau milieu de Hollywood, et j’eus le même sentiment lorsque je visitai la
maison de Freud à Hampstead. La majeure partie de la bibliothèque familiale
avait été amenée d’Europe. S’y étaient ajoutée l’Encyclopedia Britannica et autres dictionnaires, quelques livres
sur la musique et un petit nombre de romans américains. Nous avions très peu de
disques. Les disques étaient très chers à cette époque, et les enregistrements
pas vraiment excellents. Outre ceux de mon père, nous ne possédions que de
rares tableaux, en fait des cadeaux des peintres eux-mêmes, un dessin de
Kokoschka, une toile de Schindler, le père d’Alma Mahler.
Arnold et Gertrud Schönberg avec leurs enfants, Nuria, Larry et Ronny devant leur maison de Brentwood, Los Angeles en 1941. Photo : (c) Arnold Schönberg Center
Bruno Serrou : Avait-il des amis à Los Angeles ?
Nuria Schönberg-Nono : Les meilleurs amis de mon père
furent probablement ses élèves. La fidélité comptait énormément pour mon père,
car toute sa vie, il fut persécuté, à la fois comme juif et comme compositeur.
Webern et Berg, Eisler, Rudolf Kolisch son beau-frère qui, avant cela, avait
été son élève et le premier violon du fameux quatuor qui jouait la musique
moderne comme aucun autre groupe, Erwin Stein et Max Deutsch parmi ses élèves
européens et plus tard, à Los Angeles, Leonard Stein, Dika Newlin, Gerald Strang,
Leon Kirchner et Adolf Weiss, ce dernier ayant aussi étudié avec lui à Berlin.
Des compositeurs comme Ernst Toch, Joseph Achron, Julius Toldi étaient souvent
nos invités avec leurs femmes. A San Francisco, il y avait Darius Milhaud, que
mon père aimait énormément ; lui et René Leibowitz étaient probablement les
seuls compositeurs français avec lesquels il entretint des relations amicales.
Otto Klemperer et Fritz Stiedry étaient parmi les musiciens qui étaient proches
de mon père, qui les considérait comme des amis, bien qu’ils n’aient pas
souvent dirigé sa musique.
Bruno Serrou : Comment parlait-il de ses élèves ? Comment les jugeait-il ?
Comment a-t-il réagi à la mort de Webern ? Parlait-il de Berg ? Après ces deux
disciples, a-t-il eu d’autres élèves de prédilection ? Ses jugements sur le
devenir de la musique ?
Nuria
Schönberg-Nono : Schönberg
ne nous parlait que de temps à autre de ses élèves européens. Nous avions une
chance infime d’entendre l’une quelconque de leur musique. C’est difficile de
comprendre aujourd’hui, alors que nous pouvons écouter presque tout sur CD,
qu’à cette époque il fallait s’en remettre aux concerts pour entendre la
musique moderne et celle qui se situait peu ou prou entre les deux ! Et même le
peu que nous pouvions entendre était souvent mal joué, aussi était-il difficile
de se faire une idée exacte de la production de ces compositeurs. Mais nous le
croyions et d’une façon ou d’une autre savions que cette musique existait,
qu’elle était « grande », et nous croyions, avec lui, qu’un jour elle
recevrait les acclamations qu’elle méritait. Je me souviens d’un moment
particulièrement émouvant lorsque mon père me dit qu’il savait que sa musique
pouvait être comprise parce qu’il y avait au moins cinq personnes dans le monde
qui la comprenaient vraiment et l’aimaient. Plus tard, après la guerre, je me
souviens qu’il reçut une lettre de Luigi Dallapiccola l’informant qu’il y avait
beaucoup de jeunes compositeurs italiens qui s’intéressaient à sa musique et
qui utilisaient la « méthode de composition avec douze sons ». Il fut
profondément touché, et nous a lu la lettre à haute voix. A la fin de la
guerre, il avait espéré que sa musique serait propagée en Europe par les
Américains. Après tout, depuis qu’il s’était exilé aux Etats-Unis en 1933, il
était devenu citoyen américain, avait enseigné dans les universités
américaines, avait eu une certaine influence sur la musique américaine (y
compris sur la musique de film !). Pourtant, il se vit réserver une mauvaise
surprise. Il était encore considéré comme un « outsider », et les
compositeurs officiels des Etats-Unis ne le comptèrent pas parmi eux. Il avait
de grands espoirs pour Israël. Il avait lui-même toujours rêvé d’un Etat juif,
et lorsque le nouvel Etat juif d’Israël devint réalité, il écrivit le chœur Israel exists again et fut très heureux
lorsqu’on lui proposa d’être Président d’honneur de l’Académie de Musique
d’Israël. Il entreprit aussitôt à mettre au point un projet d’école supérieure
de musique fondée sur ses idées quant à la façon d’apprendre la musique.
Cependant, une nouvelle déception l’attendait : il n’avait pas à prendre
activement par la formation de la jeunesse musicale du nouveau pays, et sa
musique ne devait pas y être jouée de longues années durant.
Arnold et Gertrud Schönberg, et leurs enfants, Ronny (à gauche), Nuria et Larry (à droite) et leur chien cocker Los Angeles en 1948. Photo : (c) Arnold Schönberg Center
Bruno Serrou : Homme de foi, Schönberg avait-il à l’esprit une
« dimension biblique » de sa mission de compositeur ? Comment
expliquez-vous le non-achèvement de Moïse et Aron ?
Nuria
Schönberg-Nono : Je
m’interroge souvent au sujet de relations de Schönberg avec le judaïsme. Il est
très difficile pour moi de répondre à cette question. Il ne nous en a jamais
parlé. Il était religieux dans le sens de la foi en Dieu et, par-dessus tout,
il était un homme de morale. Dans toutes ses entreprises, il se montrait
discipliné, tenu par son sens du bien et du mal, du bon et du mauvais, du juste
et de l’injuste. Sa quête de la vérité et de la pureté à travers les justes
relations et une logique intelligibilité sont une constante dans sa vie de
musicien autant que dans sa vie familiale, sociale et politique. Dans ses Psaumes modernes et dans ses derniers
écrits, il a des conversations avec Dieu sur des problèmes planétaires. Je
crois que l’on ne peut sous-estimer l’importance du composant
« sioniste » dans le texte de Moses
und Aron, surtout à la lumière du fait qu’il écrivit Der biblische Weg (une pièce de théâtre « agit prop »,
comme il la qualifiait lui-même) au moment même où il concevait le texte de Moses und Aron. Dans les premiers jours
de 1923, il travaillait sur ce thème. Il se sentait très concerné par la montée
du mouvement antisémite en Allemagne et en Autriche, et il désirait prévenir
les juifs et les encourager à quitter l’Europe avant qu’il ne fût trop tard.
Bruno Serrou : Pour vous, Moïse et Aaron représente-t-il la synthèse de la
pensée musicale, philosophique, religieuse, de votre père ?
Nuria
Schönberg-Nono : Pour Moses und Aron, Schönberg se servit de
son art et de tout son savoir au plus haut degré afin d’y mettre ses idées. Il
fonda l’ensemble de son opéra sur une série unique à partir de laquelle se
développe la musique la plus complexe et mouvante. Les solistes et les chœurs,
et l’utilisation de l’orchestre sont parmi les plus expressifs et sophistiqués
de l’ensemble de son œuvre. Non seulement il écrivit le texte lui-même, mais il
décrivit en détail la scénographie. Il mit toute son âme, toute sa technique et
sa science dans cet ouvrage, mais c’est ce qu’il faisait dans toutes ses
entreprises !…
Recueilli par Bruno
Serrou
le 23 octobre 1995