Philharmonie de Paris. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 12 décembre 2025
Pour clore les célébrations du centenaire
de la naissance de Pierre Boulez, les institutions qu’il a conçues, créées,
soutenues et portées sur les fonds-baptismaux (Ircam, Ensemble
Intercontemporain, Cité de la Musique, Conservatoire de Paris, Philharmonie) se sont associées pour offrir un véritable feu d’artifice final
avec la première exécution publique française d’une œuvre pourtant mythique, Poésie pour pouvoir, dont il ne
subsistait que des réminiscences sonores de la création mondiale voilà
soixante-huit ans, le 19 octobre 1958 au Festival de Donaueschingen. Œuvre charnière
dans la création de Pierre Boulez, qui révisait à l’époque deux de ses partitions les
plus admirables, Le Soleil des eaux et
Le Visage nuptial, toutes deux sur
des poèmes de René Char, tout en préparant la création de Doubles pour grand orchestre, commande d’Igor Markevitch et Georges
Auric pour la Fondation Lamoureux, Poésie
pour pouvoir allait marquer une date capitale dans la vie personnelle du
compositeur, puisque le temps nécessaire à la genèse de la pièce l’incita à s’installer
à Baden-Baden en juin 1958. Commande de la Südwestfunk de Baden-Baden, son directeur
des services musicaux, Heinrich Strobel dont Boulez est un proche, lui donne en
effet toute latitude pour la gestation de l’œuvre nouvelle, mettant notamment à
sa disposition un studio électronique tout neuf. Pourtant, Pierre Boulez ne
saura trouver la solution à même de lui apporter satisfaction, les outils dont
il dispose à l’époque en matière d’électronique musicale réfrénant son désir de
théâtralité. Tant et si bien que, sitôt après sa création, il supprimera cette œuvre de son catalogue. Poésie pour
pouvoir a néanmoins été heureusement sauvegardée par Universal Editions Wien tandis que ses esquisses l’ont été par la
Fondation Paul Sacher à Bâle. Tant et si bien que toute tentative d’exécution
était impossible à réaliser, d’autant que l’état de conservation de la bande
magnétique porteuse de la voix du grand comédien Michel Bouquet était si
précaire que s’est finalement imposée la nécessité de réaliser une nouvelle partie
électronique suivant au plus près l’originale, jusques et y compris le timbre
vocal du récitant, Yann Boudaud, qui s’approche de la performance de son illustre
prédécesseur sans pour autant l’imiter. L’œuvre ainsi reconstituée est
désormais coéditée par Universal Edition et l’Ircam.
La réalisation qui a été proposée en ouverture de la soirée de clôture de l’année « Boulez 100 » est le fruit d’un travail réalisé par deux compositeurs-informaticiens italiens fidèles de l’Ircam, Marco Stroppa et Carlo Laurenzi, réalisateur en informatique musicale à l’Ircam, à qui il a fallu deux ans pour mener à bien leur entreprise. Avant ce concert parisien, cette réalisation a été créée le 31 août dernier au Festival de Lucerne par le Lucerne Festival Contemporary Orchestra dirigé par David Robertson, ex-directeur musical de l’Intercontemporain, et son élève états-unienne Molly Turner. Pour cette première française, l’Ensemble intercontemporain et l’Orchestre du Conservatoire de Paris se sont associés sous la double direction de Pierre Bleuse et Jean Deroyer, donnant ainsi la création française de Poésie pour pouvoir pour trois orchestres et électronique de Pierre Boulez soixante-huit ans après sa création au Festival de Donaueschingen, et après que le compositeur l’eût retiré de son catalogue. Les compositeurs Marco Stroppa et Carlo Laurenzi ont travaillé deux ans sur la reconstitution de la partition. Il s’agissait vendredi soir de la toute première exécution française de l'histoire de l'oeuvre. Écrite pour un grand effectif de plus de quatre vingt dix musiciens répartis en trois groupes (1) empilés les uns au-dessus des autres (disposition non respectée à la Cité de la Musique, où ils étaient disposés dos à dos, les chefs s faisant face, et séparés par un simple couloir) et bande magnétique porteuse d’une voix, celle de l’acteur Yann Boudaud, se rapprochant plus ou moins de celle du créateur, Michel Bouquet.
A la première audition dans des conditions
autres que l’enregistrement historique que l’on peut trouver et écouter à saciété sur
YouTube (voir https://youtu.be/mKVBfk5auw4), l’on
relève un orchestre aux envoûtantes sonorités, cristallines, résonnantes, luxuriantes,
charnelles, brûlantes caractéristiques de Pierre Boulez dès ses toutes premières
pièces, et une bande magnétique où la voix, qui expose le violent poème d’Henri
Michaux « Je rame » (1),
dit et « vécu » par la voix d’homme depuis les profondeurs des
abysses. Si Boulez n’a pas maintenu cette pièce à son catalogue, c’est sûrement
pour sa non-résolution de fusion de l’orchestre et de la bande, chaque élément
s’exprimant tour à tour, jamais ensemble, là où l’auteur aurait voulu davantage
de liberté pour réaliser d’authentiques fondus-enchaînés. Un regret à exprimer
ici, que l’œuvre n’aie pas été jouée une seconde fois en son entier, car une
seconde écoute dans la foulée eût assurément été bienvenue, l’oreille ayant pu
mesurer une première fois ce que l’œuvre contenait d’inouï pour l’époque pour y
distinguer et en retenir plus encore le contenu et les particularités de la
partition, d’autant plus que l’on n’est sans doute pas près de la réentendre,
même si le concert a été capté par les archives de la Philharmonie de Paris
pour diffusion en podcast…
Autre moment attendu de la soirée, «
Ces belles années… » pour soprano et orchestre d’une jeune femme de quatre
vingt dix neuf printemps, Betsy Jolas, dont l’humour et l’amour de la vie lui
sont chevillés au corps et à l’esprit, comme l’atteste ce que fait entendre cette
commande du London Symphony Orchestra, du Festival d'Aix-en-Provence, que Betsy
Jolas a assidûment fréquenté dès la première édition en 1948, et du Cleveland Orchestra créée à Londres au
Barbican Center par Faustine de Monèse, le LSO et Sir Simon Rattle le 14 juin 2023,
cette partition est emplie de réminiscences du temps jadis sélectionnées par la
compositrice dans sa propre mémoire qui songe à « ces merveilleux étés
remplis de musique » qu’elle évoque par le biais de citations plus ou moins
perceptibles, tandis que le refrain rappelle plus ou moins le « Happy Birthday » annoncé
d’entrée par les instruments à cordes et à vent, cette évocation plutôt tendre
et délicieuse, est soudain interrompu par l’apparition aussi violente que
soudaine de la soprano qui, exposant un texte de la compositrice, incarne un
« ange messager », ouvrant ce vendredi soir la porte à l’ange chanté
par Alban Berg dans l’œuvre concluant le concert. Pierre Bleuse en a donné une
interprétation à la fois nostalgique et envoûtante, la magie étant
volontairement rompue par le cri d’effroi impressionnant de la soprano Tamara
Bounazou. Auparavant, bois et cuivres des deux formations réunies ont donné Symphonies pour instruments à vent d’Igor
Stravinsky de 1920 dans leur version de 1947 sous la direction experte de
Pierre Bleuse, et, pour conclure sur une grande œuvre du répertoire « boulézien
», le déchirant Concerto pour violon « à
la mémoire d’un ange » d’Alban Berg.
Conçu en quatre mois, ce pur joyaux qu’est le Violinkonzert ’’zum Gedenken an einen Engel’’, dernière œuvre achevée d’Alban Berg, est une sorte d’hommage à Johann Sébastian Bach, dont le choral Es ist genug tiré de la cantate O Ewigkeit, du Donnerwort BWV 60 sert d’assise au finale dont dérive la série de douze sons fondatrice de la partition. Ainsi, le concerto prend-il la dimension d’un requiem à la mémoire d’une touchante jeune-fille, l’« ange » Manon Gropius, fille d’Alma Schindler ex-Mahler et de l’architecte fondateur du Bauhaus, Walter Gropius morte à 18 ans des suites d’une poliomyélite. Une mort qui conduira Berg à se remémorer dans son concerto de toutes les femmes qu’il a aimées, à commencer par la première d’entre elles, Mizzi (Marie Schüchl), une domestique de ses parents deux fois plus âgée que lui dont il eut à 17 ans une fille illégitime, Albina, unique enfant qu’il eut de sa vie et qu’il ne croisa que deux fois. La partition est écrite à la suite d’une commande du virtuose états-unien Louis Krasner (1903-1995), pour qui Schönberg composera à son tour son propre concerto pour violon qu’il créera à Philadelphie en décembre 1940. L’urgence de la conception de cette œuvre condamnera l’opéra Lulu à l’inachèvement, la mort emportant Alban Berg peu après qu’il eût terminé le concerto, dans la nuit du 23 au 24 décembre 1935, des suites d’une septicémie résultant d’une piqure d’insecte mal soignée. Krasner créera donc le concerto à titre posthume, le 19 avril 1936, à Barcelone, avec l’Orchestre Pau Casals dirigé par Hermann Scherchen, tandis qu’au loin résonnaient les canons des troupes franquistes… Scindée en deux mouvements comprenant chacun deux sections, l’œuvre se fonde sur une série dodécaphonique constituée d’un matériau hétéroclite n’hésitant pas à tendre à la tonalité, notamment dans la coda du Scherzo, empli d’allusions à l’opéra Lulu alors en gestation (la belle jeune femme que tous les hommes désirent, ce qu’était en vérité la jeune Manon, qui ne pourra jamais s’accomplir en tant que femme), et d’où s’exhale un chant folklorique venu de Carinthie, région dont Berg était originaire, et, surtout, dans l’Adagio conclusif, qui intègre la douloureuse exposition du choral de Bach Es ist genug. Ce concerto plonge au cœur du processus de composition d’un créateur de cinquante ans à la nature profondément pessimiste, voire fataliste, frappé par la prise de conscience qui l’incite à se retourner sur sa propre existence et sur le sens de la vie, saisi par la fin inéluctable. Une prise de conscience suscitée par l’expérience de la mort d’autrui, qui plus est d’un être jeune qui lui était proche, mais non pas de la perspective de sa propre fin prématurée, contrairement aux hypothèses émises par un certain nombre de musicologues. C’est sans doute pourquoi les ultimes mesures du concerto laissent une ouverture à l’espérance, ce qui surprend chez un compositeur qui ne laissait planer la moindre certitude dans ses œuvres antérieures, emplies au contraire d’un pessimisme abyssal auquel fait amplement allusion son disciple et ami Théodore W. Adorno dans l’ouvrage qu’il lui consacra (2). Cette somptueuse partition chérie par Pierre Boulez, l’un des plus bouleversants joyaux de l’histoire de la musique qu’il programmait régulièrement et dont il laissa trois grands enregistrements (3), a été confié en cette soirée de clôture du centenaire du fondateur de l’Ensemble Intercontemporain à l’un de ses membres, Diego Tosi, au jeu précis, clair, aux sonorités vif-argent, chantant à la perfection, mais à l’expression manquant de gravité, le drame n’étant pas assez intensément vécu et restitué, comme s’il n’était pas question ici d’un Requiem, au point que la cadence conduisant au choral de Bach a semblé s’éterniser un peu, le tout heureusement vitalisé par un orchestre de braise porté par la direction attentive et fiévreuse de Pierre Bleuse.
Tandis que le monde se sera
donné la main pour célébrer le centenaire du plus universel des musiciens
français de la seconde moitié du XXe siècle, de Paris à New
York, de Los Angeles à Berlin, de Vienne à Londres, de Chicago à Tokyo, les
institutions dont il est à l’origine et qui contrairement à beaucoup se
pérennisent et sont les parangons de quantité d’initiatives internationales de
grande ampleur dans un secteur pourtant de plus en plus mal aimé et malmené par
édiles et décideurs « culturels » qui misent désormais tout sur le
divertissement, l’Ircam, l’Ensemble Intercontemporain, la Cité de la Musique,
la Philharmonie, le Conservatoire de Paris, l’Orchestre de Paris, Radio France,
l’Orchestre National de France, et la chaîne de télévision franco-allemande
Arte se sont associés pour célébrer son centenaire. En outre, de nombreuses
publications, toutes plus passionnantes les unes que les autres, ont enrichi la
connaissance de ce créateur hors normes à l’ouverture intellectuelle sans
équivalent dans l’univers de la musique, avec deux ouvrages de correspondances
inédites, l’un avec le mécène Pierre Souvtchinsky, l’autre avec son confrère
belge Henri Pousseur, ainsi qu’un indispensable outil, le Catalogue illustré de
l’œuvre de Pierre Boulez en cent-douze compositions établi par Alain
Galliari. Car c’est de
ce côté-là que le travail le plus significatif et porteur pour la connaissance
de l’homme et de l’œuvre est apparu. Si le centenaire Pierre Boulez n’a pas
permis d’entendre à Paris la totalité de sa création musicale, elle a apporté
son lot de rendez-vous et de productions précieuses, comme cette recréation de Poésie pour pouvoir finale, en vérité
une œuvre-fondatrice, à l’instar de Polyphonie
X (1951) donné par l’Ensemble Intercontemporain sous forme de
concert-lecture dirigé par Pascal Rophé le jour-anniversaire de la naissance de
son auteur, le 27 mars. Mais c’est surtout du côté de l’édition que cette « Année
Boulez 100 » aura été marquante, principalement grâce à deux éditeurs,
Contrechamps de Genève et Philharmonie de Paris, avec la publication de la
correspondance de Pierre Boulez avec son confrère belge Henri Pousseur accompagnée
d’écrits et d’entretiens inédits (4), « Cher
Pierre » correspondance de Pierre Boulez avec le mécène homme de lettres
d’origine russe Pierre Souvtchinsky (5), et le « Catalogue illustré de l’œuvre
de Pierre Boulez (1925-2016), figure de la musique du XXe siècle,
détaille de pli selon pli 112
compositions » (6)
Bruno Serrou
1) Orchestre solistes (premier chef) : flûte, hautbois,
clarinette, basson, cor, trompette, trombone, guitare électrique, vibraphone,
quatre violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse – Orchestre du
centre (premier chef) : deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes,
clarinette basse, deux bassons, contrebasson, trois cors, trois trompettes,
deux trombones ténors, trombone basse, tuba, timbale, xylophone, un percussionniste,
quatre altos, quatre contrebasses – Orchestre haut (second chef) : deux
flûtes, flûte alto, deux saxophones altos, saxophone ténor, deux harpes,
célesta, deux percussionnistes, vingt-deux violons, quatre altos, six violoncelles,
deux contrebasses. Le tout alternant avec un dispositif électronique réunissant
divers générateurs de sons électroniques, modulateurs de courbes, translateur de
fréquence, module de variation de vitesse, plusieurs magnétophones mono, un
magnétophone 8 pistes, plusieurs anneaux de haut-parleurs de tailles diverses
répartis autour du public, un haut-parleur plafonnier tournant au-dessus des
musiciens
2) « Je rame / J’ai maudit ton front ton ventre ta vie. / J’ai maudit
les rues que ta marche enfile / Les objets que ta main saisit / J’ai maudit l’intérieur
de tes rêves / J’ai mis une flaque dans ton œil qui ne voit plus / Un insecte dans
ton oreille qui n’entend plus / Une éponge dans ton cerveau qui ne comprend
plus / Je t’ai refroidi en l’âme de ton corps / Je t’ai glacé en ta vie profonde
/ L’air que tu respires te suffoque / L’air que tu respires a un air de cave /
Est un air qui a déjà été expiré / Qui a été rejeté par des hyènes […] Je rame »
(Henri Michaux, Poésie pour pouvoir, Editions
Gallimard, 1948)
3) Alban Berg, Le maître de la
transition infime. Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. NRF/Editions
Gallimard (1968, réédité en 1989, 224 pages, 17,75 €)
4) Edités par Pascal Decroupet, Contrechamps Editions Genève (2025, 558 pages, 28
€)
5) Correspondance établie par Gabriela Elgarrista et Philippe Albèra. Coédition
Philharmonie de Paris / Contrechamps Editions Genève (2025, 582 pages, 28 €)
6) Etabli par Alain Galliari, coédition BnF Bibliothèque nationale de
France, Philharmonie de Paris, Paul Sacher Stiftung (2025, 396 pages, 45
€)



























