Paris. Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. Vendredi 4 avril 2025
C’est une interprétation claire,
énergique, dramatique de Siegfried de Richard Wagner à la Philharmonie de Paris que Kent
Nagano a dirigé à la tête d’un orchestre « historiquement informé » (!)
réunissant le Dresdner Festspielorchester et Concerto Köln avec violoncelles
sans pique, cors naturels (oups les appels de cor de Siegfried !),
soit disant plus aéré et dynamique que la tradition (franchement, à lire les
intentions, c’est à croire que Clemens Krauss, Pierre Boulez et consort sont désormais
devenus ringards !), avec une distribution dominée par le Mime de Christian
Elsner (moins vaillant dans l’acte II), le Voyageur de Derek Welton (de mieux en
mieux d’acte en acte), le Fafner muni d’un énorme porte-voix en cuivre de Hanno
Müller-Brachmann et surtout l’impressionnante Brünnhilde de Âsa Jäger. L’Oiseau
de la forêt était tenu par un garçon du Tölzer Knabenchor
Deuxième
journée du Ring des Nibelungen de Richard Wagner, Siegfried est des quatre ouvrages de la
Tétralogie le plus symphonique, la place de l’orchestre étant centrale dans cet
ouvrage, plus encore que dans les autres volets, y compris le dernier, Götterdämmerung. Pourtant, dramatiquement,
il se passe beaucoup de choses, dès le premier acte entre le nain Mime et son
« fils adoptif » Siegfried, le Voyageur et les énigmes qu’il pose au
Nibelung, la forge de Nothung, le deuxième acte avec la rencontre du Voyageur
avec Alberich, les prédictions que le maître des dieux exprime au Nibelung et
au géant Fafner, l’arrivée de Siegfried à l’entrée de la grotte du dragon
conduit par les murmures de la forêt avant de le défier en duel et de le tuer
non sans tomber sous le charme du monstre, la rencontre violente des Nibelungen
Alberich et Mime, la trahison de ce dernier qui tente d’empoisonner Siegfried
qui grâce à l’oiseau de la forêt entend l’intention de Mime de se débarrasser
de lui ce qui le conduit à tuer le nain, puis le départ à la conquête de la
Walkyrie endormie guidé par l’oiseau, enfin le troisième acte, où la présence
féminine s’impose enfin, d’abord lorsque le Voyageur réveille au pied du rocher
où dort sa fille Brünnhilde la déesse de la terre Erda pour l’interroger sur l’avenir
des dieux, avant l’arrivée de Siegfried qui, guidé par l’oiseau, se débarrasse
de l’importun Voyageur qui cherche à l’empêcher d’avancer et brise la lance
sacrée, ce qui conduit le Voyageur à se retirer définitivement de l’univers qu’il
a créé pour laisser la place au destin promis depuis la conquête de l’or arraché
au Filles du Rhin, enfin la sublime scène finale où Siegfried réveille Brünnhilde
où l’on entend le thème d’une tendresse ineffable de la Siegfried-Idyll…
Après de longs mois d’analyse, d’étude et de mise au
point, Kent Nagano a conçu avec le concours du violoncelliste Jan Vogler,
directeur artistique du Festival de Dresde, et d’une équipe de dix chercheurs
musicologues, avec le Dresden Festival Orchestra fondé en 2012 et Concerto Köln
né en 1985 une version de l’opéra « historiquement informée » selon
la pratique d’interprétation de l’époque de la composition à l’instar du cycle
entier entrepris en juin 2023 avec Das
Rheingold, poursuivi en 2024 avec Die
WalKüre, et cette année avec Siegfried
et qui s’achèvera en 2026, année de cent-cinquantenaire de la création du Ring à Bayreuth, avec Der Götterdämmerung. Intitulé « The Wagner Cycles », ce
projet est le fruit d’une réflexion qui a conduit le chef états-unien à
redéfinir les standards de l’interprétation de l’œuvre de Wagner synthétisant
les recherches musicologiques et la pratique, autant orchestralement que
vocalement, dont il réserve les premières exécutions de chacun des ouvrages à
la ville de Dresde, où Wagner fut avant la Révolution de 1848 directeur musical
du Semperoper, dont l’architecte dessina les premières ébauches du plan du
Festspielhaus de Bayreuth. La question reste tout de même ouverte, considérant
le fait que le cycle demanda à son auteur vingt-sept de genèse, et que, entre
les deux derniers actes de Siegfried précisément,
il s’est passé douze années, entre 1857 et 1869, durant lesquelles ont été
composés Tristan und Isolde (1857-1859)
et Die Meistersinger von Nürnberg (1861-1867),
deux ouvrages majeurs qui ont fait considérablement évoluer le style du maître
saxon, ajouté à la construction du Festspielhaus de Bayreuth entreprise en 1872
au cours de laquelle Wagner eut largement la possibilité de réviser la
partition de Siegfried terminée le 5
février 1871 et qui, à l’instar de Götterdämmerung,
ne sera créé que le 16 août 1876, soit six ans après Die Walküre et sept ans après Das
Rheingold, les deux ouvrages à l’Opéra de Munich.
Le projet associe travaux scientifiques et pratique
musicale, explorant la façon dont Wagner a imaginé le Ring et sa sonorité. Les chercheurs travaillent en étroite
collaboration avec Kent Nagano, les musiciens de l’orchestre et les chanteurs
sur une reconstitution d’instruments historiques et leurs techniques de jeu,
ainsi que sur la redécouverte d’un style vocal chanté et parlé, « qui
diffère sensiblement des techniques d’interprétation actuelles, les chanteurs
utilisant à l’époque de Wagner non seulement beaucoup moins de vibrato, mais
aussi de nombreux procédés dramatiques, allant jusqu’à la parole ». A
propos de vibrato, il est évident que si les chercheurs se sont fondés sur la ligne de chant de Gwynneth
Jones dans le Ring du Centenaire de
Boulez/Chéreau à Bayreuth, ils n’ont pas eu trop de mal à redresser la ligne de chant, mais s’ils se sont référés à Birgit Nilsson, il est difficile de faire « moins
vibré »…
Tout cela pour exprimer des réserves quant à la
décision de revenir dans Siegfried à
une interprétation dite « historiquement informée », avec des
instruments réglés sur le diapason français fixé à 435
Hz en 1859 par arrêté gouvernemental au lieu de 440 Hz pour le
diapason moderne établi en 1953 comme norme internationale (soit moins d’un
tiers de demi-ton d’intervalle, ce qui n’est donc repérable que par une oreille
absolue ou une oreille relative hyper-sensible), avec une tendance à monter
constamment (jusqu’à 466 Hz aujourd’hui dans un certain nombre d’orchestres),
tandis qu’il existait des diapasons plus élevés encore en Europe à l’époque qui
pouvaient atteindre plus de 450 Hz, tandis que la Belgique avait choisi une
valeur plus haute encore, 453 Hz…
Mais qu’importe, direz-vous cet argumentaire d’acousticiens et de techniciens, seul le résultat compte. Néanmoins, ce qui est le plus gênant tient au fait que l’on peut lire dans la documentation un argumentaire contestable du genre « Kent Nagano dirige l’opéra de Wagner pour la première fois avec son son original reconstitué », ce qui constitue « une étape importante, un véritable nouveau chapitre dans l’histoire de l’interprétation wagnérienne » peut-on lire dans le Neue Zürcher Zeitung, avec « une sonorité wagnérienne innovante »...
Mais toutes ces intentions et explications plus ou moins convaincantes ne portent pas à conséquence tant ce que Kent Nagano et ses troupes proposent un Siegfried particulièrement convainquant, autant dramatiquement que musicalement et vocalement. Ce que cette équipe allemande donne à entendre est un véritable bonheur pour les oreilles, les yeux, le cœur et l’esprit. Les cinq heures de concert, avec deux entractes de vingt minutes inclus, passent à la vitesse de l’éclair. L’auditeur est transporté au sens littéral du terme au point de ne pas se faire à l’idée que l’on arrive au terme de l’épopée, tant l’interprétation est multiple, vive, dynamique, tendue, épique, poétique, mobile, intense, troublante, ensorcelante, imagée, non dépourvue d’humour. Depuis des années déjà, l’on sait combien est viable l’exécution concertante de la Tétralogie, beaucoup plus suggestive et onirique que dans la plupart des réalisations scéniques, et l’on prend un plaisir suprême à suivre les circonvolutions de l’orchestre enveloppant les chanteurs placés devant l’orchestre et qui souvent se plaisent à donner une vérité théâtrale à leurs personnages.
Tendue et dramatique, la conception de Kent Nagano, fluide et aérée, est en adéquation avec ce que l’on attend du deuxième volet du Ring. Evitant la grandiloquence mais dirigeant sans traîner mû par une énergie conquérante, le chef états-unien donne à la partition de Wagner une dynamique générale alerte et brûlante. Ce qui a pour corolaire la mise à nu de défaillances des pupitres des cuivres dont la prestation s’avère perturbante, surtout le cor solo dans les sublimes sonneries de Siegfried réveillant le dragon. Ce qui est remarquable en revanche est le moelleux des cordes en boyau, la chaleur envoûtante des bois (flûte, clarinette et basson solos, cor anglais), la rondeur des cuivres, dont la trompette basse, les tuben, les trombones et surtout le tuba. Allégeant les textures de son double orchestre, Nagano permet aux chanteurs de s’exprimer sans forcer. Pas même le personnage central tenu à Thomas Blondelle dont la voix est fraîche et juvénile, malléable à merci bien que le timbre et la consistance n’ont rien des caractéristiques des voix de heldentenor, mais elle est souple et finalement assez puissante pour passer la rampe sans forcer, ce qui permet au ténor belge de camper un Siegfried aussi fanfaron qu’arrogant. Le ténor allemand Christian Elsner est un Mime ahurissant, dans la ligne d’excellence d’un Graham Clarke ou d’un Heinz Zednik, surtout au premier acte, où il affronte notamment un Voyageur avec lequel il forme un duo d’exception dans la scène des énigmes, et s’impose par une présence scénique extraordinaire face à Siegfried, mais le rapport de force s’inverse dans le deuxième acte, Elsner se faisant moins vindicatif face à un Siegfried ayant acquis la connaissance après avoir fait passer Fafner ad patres. Le Wanderer de Derek Welton est étonnant de naturel et de tenue, la voix coule avec un naturel séduisant et traduit tous les méandres de l’âme du maître des dieux qui cherche la déchéance divine pour attendre sereinement la fin des dieux, son maintien étant celui d’un étranger à l’action qu’il suit avec autant d’attention que de détachement fataliste tout en restant constamment vaillant et maître de sa destinée. Sans être opulente, la voix du baryton-basse australien est colorée, les graves profonds, la vocalité souple, l’expression limpide. Le baryton autrichien Daniel Schmuyzhard, solide et autoritaire, excelle dans le court rôle d’Alberich, mais c’est l’impressionnante basse allemande Hanno Müller-Brachmann qui cumule tous les suffrages en incarnant un Fafner à la voix de stentor aux graves abyssaux s’exprimant du milieu de l’orchestre, entre les contrebasses et les flûtes, par le biais d’un gigantesque porte-voix en cuivre. Réduite à la portion congrue, les deux voix de femmes n’intervenant que dans le troisième acte, Erda trop brièvement hélas, les deux cantatrice ne déméritent pas, bien au contraire, la contralto allemande Gerhild Romberger imposant une voix sombre au timbre charnu, mais la véritable héroïne de la soirée est la rayonnante Brünnhilde de la soprano suédoise Âsa Jäger, dont la voix solaire illumine soudain la salle dès les premières mesures de sa prestation. Son « Heil dir, Sonne ! Heil dir, Licht ! » saisit le cœur et l’âme de l’auditeur, touché jusqu’aux larmes, et son « Ewig war ich, ewig bin ich, ewig in süss sehnender Wonne » (Eternelle j’étais, éternelle je suis, éternelle dans un doux bonheur de nostalgie) sur la citation de la Siegfried-Idyll composée pour la Noël 1870 pour Cosima et leur jeune fils Siegfried est d’une beauté cosmique, tout l’amour du monde y étant inclus… Autre élément distinctif de cette production concertante, le rôle de l’Oiseau de la forêt est non pas confié à une soprano colorature mais à un excellent chanteur du brillant chœur de garçons du célèbre Tölzer Knabenchor qui s’exprime joyeusement autour de son ami Siegfried, mais il est condamné à l’anonymat, son nom étant tu dans le programme de salle. Ce passionnant Siegfried suscite l’impatience de la découverte de l’ultime volet de la Tétralogie annoncé pour avril prochain qui sera, on l’espère, présenté au public parisien dans le cadre du cent-cinquantenaire de la création du Ring des Nibelungen… Il n'empêche, les grandes versions dans la tradition ont encore de beaux jours devant elles, non seulement les Clemens Krauss et Pierre Boulez, mais aussi les Georg Solti, Herbert von Karajan, Bernard Haitink, et même Marek Janowski sont loin d'être obsolètes !
Bruno Serrou
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