mercredi 2 avril 2025

Holocauste dans le métro destination Goulag, ou « La Khovanstchina » de Moussorgski selon Calixto Bieito

Suisse. Genève. Grand Théâtre. Dimanche 30 mars 2025 

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Raehann Bryce-Davis (Marfa), Arnold Rutkowski (Andreï Khovanski) et les Vieux-Croyants. Photo : (c) Carole Parodi

Magistrale interprétation de la partition de La Khovanstchina de Modest Moussorgski au Grand Théâtre de Genève dans une version complète arrangée par Dimitri Chostakovitch et un finale réalisé par Igor Stravinsky brillamment dirigée par l’Argentin Alejo Pérez avec un sens de la couleur, du détail et du drame patent à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande de braise, un Chœur qui contribue amplement à la violence brute de la production et une distribution sans faille avec notamment l’excellente Marfa de Raehann Bryce-Davis. La barbarie du sujet a émoustillé les penchants naturels de l’Espagnol Calixto Bieito pour le prosaïque, avec des images sordides et des accessoires triviaux, comme une baignoire dans laquelle sera assassiné le prince Khovanski, tandis que le bûcher collectif se déroule dans une rame de métro à destination du goulag… 

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Reahann Bryce-Davis (Marfa), Taras Shtonda (Dossifeï).
Photo : (c) Carole Parodi

Le Grand Théâtre de Genève qui en avait donné au début des années 1980 une excellente production, le chef-d’œuvre de Modeste Moussorgski (1839-1881), propose une nouvelle approche de La Khovanstchina, signée cette fois par Calixto Bieito. Malgré son intrigue alambiquée mais intelligible avec d’innombrables tenants et aboutissants, le livret écrit par le compositeur après une longue et fructueuse recherche historique conte l’épopée de multiples personnages et d’un peuple aux visages bigarrés comme les aiment les opéras russes, de la Vie pour le Tsar de Mikhaïl Glinka à la Guerre et la Paix de Serge Prokofiev. Rarement monté, alors qu’il s’agit sans doute d’un ouvrage supérieur encore à Boris Godounov, la Khovanstchina souffre avant tout de son inachèvement. La mort emporta en effet Moussorgski avant qu’il ait eu le temps d’en venir à bout (la dernière scène de l’acte V n’a pas été composée) et de l’orchestrer (à l’exception de l’acte IV). Œuvre donc inachevée, malgré ses huit années de genèse (1872-1880), deuxième volet d’un triptyque historique envisagé par Moussorgski dont le troisième ne s’est pas même concrétisé, la Khovanstchina est fort peu présent sur la scène lyrique. L’ami membre du Groupe des Cinq, Nikolaï Rimski-Korsakov, allait porter sa propre griffe à la partition, la rabotant et l’amputant plus encore qu’il le fit avec Boris Godounov, l’orchestrant à sa façon flamboyante qu’il jugeait plus conforme aux canons universels de l’opéra, en gommant les aspérités rythmiques et en retirant plus de mille deux cents mesures.

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Dmitry Ulyanov (Ivan Khovanski) et les esclaves persanes
Photo : (c) Carole Parodi

C’est sous cette forme que la Khovanstchina a été créée le 21 février 1886, au Théâtre Kinonov de Saint-Pétersbourg, par une troupe d'amateurs. La première française a été donnée dans cette même version au Palais Garnier le 13 avril 1923, en français, puis reprise en russe en 1970 dans cette même salle, lors d’une tournée du Théâtre Bolchoï. Il a fallu attendre 1984 pour voir l’ouvrage en France dans la version complétée en 1959 par Dimitri Chostakovitch créée en 1960 au Théâtre Kirov (Mariinsky) de Leningrad, dans une production venue de l’Opéra de Genève mise en scène de Pier Luigi Pizzi au Théâtre du Châtelet. Dix-sept ans plus tard, sous l’influence d’Hugues Gall, qui en avait déjà pris l’initiative à Genève, et de James Conlon, alors directeur musical de l’Opéra de Paris, Andreï Serban opta pour la version Chostakovitch, moins colorée et chatoyante que celle de Rimski-Korsakov, mais plus fidèle à l’esprit populaire et à la prosodie archaïque propre à Moussorgski. Chostakovitch a néanmoins laissé sa marque en retouchant la portée de la conclusion de l’intrigue, choisissant de donner un prolongement à priori séduisant tant musicalement que moralement, d’autant plus que son idée est du point de vue musical des plus orthodoxes : après un chœur du peuple qui chante une complainte sur la Russie en reprenant un fragment du premier acte de l’opéra, l’épilogue se conclut sur une réexposition du thème lumineux du prélude, promesse d’un avenir radieux typiquement... soviétique. La nouvelle production genevoise a retenu le chœur final conçu en 1913 par Igor Stravinski à la demande de Serge Diaghilev pour les représentations de La Khovanstchina au Théâtre des Champs-Elysées.

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Dmitry Ulyanov (Ivan Khovanski), Vladislav Sulimsky (boyard Chaklovity), Emanuel Tomljenovic (Kouzka). Photo : (c) Carole Parodi

L’intrigue conçue par Moussorgski avec l’aide de son ami et confident Vladimir Stassov mêle questions politiques et religieuses, les premières s’opposant aux secondes, thème toujours d’une prégnante actualité, avec un parti tourné vers l’Europe inspiré par le jeune tsar Pierre le Grand, le conservatisme des Boyards qui entendent protéger leurs prérogatives sous la conduite du prince Ivan Khovanski, et le sectarisme religieux des Vieux-Croyants prônant une Russie refermée sur elle-même tournant le dos à la décadence occidentale. Mais le compositeur a voulu avant tout situer sa Khovanstchina sous l’angle spirituel. L’histoire se déroule à Moscou au XVIIe siècle, entre 1682 et 1689, au début du règne de Pierre le Grand, au moment de la régence de sa mère Sophie durant laquelle ont eu lieu de violents affrontements entre nouveaux orthodoxes dont les réformes liturgiques entraient dans les vues du renouveau envisagé par la tsarevna et son fils, et Vieux-Croyants (évoqués par les boyards sous le sobriquet Raskolniki), intégristes soutenus par Ivan Khovanski - d’où la qualification péjorative de l’affaire Khovanstchina ou « petit complot Khovanski » -  et ses Streltsy, armée de mousquetaires créée par Ivan IV le Terrible, qui entendent préserver les coutumes de la liturgie slavonne, plus particulièrement le signe de la croix et le nombre de prosternations. A l’instar de Louis XIV, qui après avoir dû faire face à la Fronde en 1648-1654, décida de fuir Paris et de s’installer à Versailles, Pierre le Grand quittera Moscou et créera à la suite de cette affaire la ville de Saint-Pétersbourg. Cette guerre sans merci des anciens et des modernes marque la fin du moyen-âge russe. Au terme des cinq actes de cet opéra de plus de trois heures, les premiers triomphent de cette Russie attachée à ses traditions et à sa foi ancestrale. La scène ultime, où les Vieux-Croyants s’immolent par le feu, est d’autant plus troublante que la musique en est quasi paradisiaque, quoique rendue plus sombre et pessimiste par Stravinsky en regard de celle de Chostakovitch.

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Dmitry Ulyanov (Ivan Khovanski), Dmitry Golovnin (Vassili Galitsine), Taras Shtonda (Dossifeï). Photo : (c) Carole Parodi

L’approche du sujet de l’ouvrage par Calixto Bieito est fataliste. Le metteur en scène espagnol, qui connaît bien la scène genevoise où il déjà réalisé Guerre et Paix de Prokofiev et Lady Macbeth du district de Mtsensk de Chostakovitch, y voit l’effondrement de l’Europe entière, « telle que nous la connaissons », cherchant néanmoins à ne pas trop insister sur l’actualisation, mais il n’en convient pas moins que les profonds bouleversements de la société russe tandis que Pierre le Grand arrive au pouvoir a plus d’un rapport avec les changements extrêmement rapides et les crises actuelles qui ne présentent aucune échappatoire à l’Homme. Il s’agit donc davantage de l’effondrement d’un monde que du complot que suggère le titre de l’œuvre, le cœur du drame étant la disparition d’une Russie ancestrale, attachée à ses traditions et à sa foi face aux prémices d’une ère nouvelle qui ouvre sur un avenir incertain. Les scènes de foule souvent d’une violence saisissante sont remarquablement en place, et le metteur en scène parvient à en isoler les scènes intimistes particulièrement réussies, le tout se déployant dans un décor de Rebecca Ringst constitué de projections de panneaux LED qui modulent l’espace en trois dimensions, tandis que les costumes d’Ingo Krügler définissent bien l’origine sociale de ceux qui les portent. Dès le début du spectacle, Bieito indique être dans le cadre d’un voyage, faisant entrer le spectateur dans un hall de gare où des passants portant bagages se découpent à contre-jour tandis que sont projetées de cyniques citations staliniennes « La mort résout tous les problèmes. S’il n’y a pas d’hommes, il n’y a pas de problèmes. Staline, qui reviendra de façon violente et non sans archaïsme durant la scène du meurtre de Khovanski noyé par Chaklovity dans une baignoire qu’il a soigneusement nettoyée, qui rappelle celle de Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies utilisée par David Freeman dans sa mise en scène au Théâtre du Châtelet en 1983, ou celle où Marat a été assassiné par Charlotte Corday, tandis qu’apparaît projeté sur un ours enragé « On ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs » prononcée par « le petit père des peuples » tandis qu’il commentait devant le parlement des soviets la tragédie du Holodomor en Ukraine en 1932, à l’instar de ces ballerines fantomatiques projetées à plusieurs reprises exécutant la « Danse des Quatre Cygnes » extraite du Lac des Cygnes, et du corps embaumé de Staline poussé su tréteau par de ridicules gardes rouges tandis que le grotesque bouffon Kouzka en signe d’allégeance au pouvoir se gave des restes d’un gâteau en putréfaction, alors que l’acte final ramène au hall de gare du début, avec un wagon moteur de métro où se retrouvent les vieux-croyants s’offrant en holocauste qui renvoie quant à lui à la fameuse rame du troisième acte de Tristan und Isolde de Richard Wagner mis en scène par Simon Stone à Bayreuth…

Modeste Moussorgski (1839-1881), La Khovanstchina. Arnold Rutkowski (Andreï Khovanski), Taras Shtonda (Dossifeï), Raehann Bryce-Davis (Marfa) et les Vieux-Croyants. Photo : (c) Carole Parodi

Coté plateau, le personnage central de l’opéra devient avec Bieito la belle figure de Marfa campée avec fulgurance par une extraordinaire Raehann Bryce-Davis, la timbre brûlant et coloré de la mezzo-soprano états-unienne, son éblouissante présence portent le rôle à l’incandescence. Autour d’elle, une distribution quasi exclusivement de grands chanteurs slaves, avec côté voix graves l’impressionnante basse russe Dmitry Ulyanov, hallucinant prince Ivan Khovanski, le baryton Vladislav Sulimsky en magistral boyard Chaklovity, la puissante basse Taras Shtonda dans le rôle de Dossifeï, disciple du patriarche Nikon fondateur de la secte des vieux-croyants, et le baryton Vladislav Sulimsky en fourbe boyard Chaklovity, tandis que les ténors n’ont rien à leur envier, l’excellent Arnold Rutkowski en prince Andrei Khovanski éperdument amoureux de Marfa, Dmitry Golovnin en Prince Vassili Galitsine et le ténor croate Emanuel Tomljenovic un truculent Kouzka. Mais tous les chanteurs sont du même acabit, pas de maillon faible, avec les sopranos Ekaterina Bakanova (Emma) et Liene Kinca (Susanna), les ténors Michael J. Scott (Scribe) et Rémi Garin (Streshnev), les barytons Vladimir Kazakov (Premier strelets) et Igor Gnidii (Varsonofiev), et la basse Mark Kurmanbayev (Second strelets). Amplement mis à contribution, le Chœur du Grand Théâtre de Genève et la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève, préparés par Mark Biggins, contribuent amplement à la réussite de cette production au point d’être les protagoniste principaux, attestant d’une belle homogénéité, capables des contrastes les plus expressifs, se faisant tout autant homogènes que divers, autant massifs dans les mouvements de foule que fluides et limpides dans les passages plus esseulés, campant une infinité de personnages riches en couleurs et en intensité. Dirigeant avec un sens de la narration d’une subtilité et d’une intensité extrêmes, Alejo Pérez atteste d’une ferveur communicative et de profondes affinités avec l’œuvre de Moussorgski, dessinant une véritable fresque sonores à la palette caléidoscopique fourmillant de couleurs d’une variété fantastique posée sur une assise harmonique grondante d’une ampleur profonde et abondante, riche d’une infinité de détails exaltés par un Orchestre de la Suisse Romande d’une vivacité singulière enluminée par une variété de timbres saisissante et une virtuosité d’airain.

Bruno Serrou

 

 

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