samedi 5 avril 2025

La tristesse oppressante de « Il Viaggio, Dante » de Pascal Dusapin a tétanisé l’Opéra Garnier

Paris. Opéra national. Palais Garnier. Jeudi 3 avril 2025 

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Le onzième opéra de Pascal Dusapin, Il Viaggio, Dante, à l’instar de Perelà, uomo di fumo (2003) et d’une partie de Passion (2008), se fonde sur un texte en langue italienne, cette fois inspiré par son chantre le plus universel de l’ère médiévale, Dante Alighieri. Servi par une distribution engagée, le compositeur français est si fasciné par le verbe dantesque, qu’il en souligne les élans par un orchestre de magiciens virtuoses tandis que le chant reste toujours proche de la déclamation, comme pour en préserver la clarté et en magnifier les aptitudes naturelles au lyrisme.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Opéra en un prologue et sept tableaux créé le 8 juillet 2022 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, son commanditaire avec l’Opéra de Paris, l’Opéra de Saarbrücken et les Théâtres de la ville de Luxembourg, Il Viaggio, Dante s’appuie sur un livret de Frédéric Boyer, antérieurement signataire de celui de Macbeth Underworld créé en 2019 au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, inspiré cette fois du poème épique et allégorique Divina Commedia (Divine comédie, 1303-1321) de Dante Alighieri (1265-1321) écrit en dialecte toscan que les auteurs de l’opéra ont préservé. Ces derniers ont élaboré une dramaturgie où Vita nova de forme autobiographique narrée par le personnage-titre dédoublé, le jeune Dante dialoguant avec l’homme mûr qu’il va devenir dans la Divine Comédie, avec pour fil conducteur les réminiscences de Béatrice. Ce voyage, qui se présente comme une errance mentale, est à la fois descente aux enfers et plongée dans l’âme humaine, que Dante explore dans son propre texte tandis que les épisodes de sa vie qu’il rappelle le mènent à sa condamnation au bûcher. Familier de Dante et de sa Divine Comédie dont il s’est inspiré dans Passion créé à Aix-en-Provence en 2008, après Comœdia pour soprano solo et six instruments en 1993, Pascal Dusapin qualifie Il Viaggio Dante, qui amalgame opéra profane et oratorio sacré, d’opératorio, terme qu’il a précédemment utilisé pour La Melancholia créé au Théâtre du Châtelet en 1992. Le prologue, à la façon de Lulu d’Alban Berg, est confié à un narrateur, qui s’exprime ici à l’aide d’un micro sur pied qui introduit l’opéra en tant que tel et ses sept (chiffre divin) tableaux intitulés respectivement Le départ, Chant de deuil, Les Limbes, Les neuf cercles de l’Enfer, Sortir du noir, Purgatoire et Paradis.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Amoureux de la langue italienne, plus spécifiquement de l’idiome toscan, Pascal Dusapin, ex-pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, veille attentivement à la compréhension du texte en évitant notamment de le faire chanter à l’excès pour ne pas risquer d’affecter la clarté de son expression, le seul personnage à qui est réservée une vocalité véritablement lyrique étant celui de la muse du poète, Béatrice. Tout en fait est exprimé par l’orchestre de trente-neuf musiciens d’une densité, d’une flexibilité et d’une plastique sonore extrêmes, tandis que le chœur, qui compte à peu près le même nombre de membres que l’orchestre, est fondu avec les instrumentistes dans la fosse où il s’expriment comme un murmure venant des profondeurs, le tout créant une atmosphère étrange faite de climats sonores mystérieuse et de détresse saisissante, trahissant les tourments de l’ultime voyage de Dante, qui se situe entre la vie et la mort.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéa national de Paris

Associant le film noir et le music-hall, Claus Guth invite le spectateur à un voyage intérieur d’un homme qui, victime d’un accident, s’éveille au souvenir de sa vie et de la femme aimée, en une succession de tableaux évoquant l’univers du cinéaste David Lynch, le metteur en scène allemand soulignant ainsi le tragique propre au doute ahurissant du poète confronté à sa propre existence, peuplée de regrets, d’angoisses et d »appréhensions. L’essentiel du décor d’Etienne Pluss sert d’appui à la projection d’une vidéo omniprésente de Roland Horvath qui introduit l’action dans un couloir lugubre où Dante suit Virgile au bout duquel ils retrouvent des damnés aux comportements déviants, avant de cheminer vers une vaste salle de spectacle défraîchie où s’animent les âmes en peine. Les cercles que traverse Dante s’apparente à des numéros de cabaret aussi inquiétants qu’étranges lorsque se fait entendre la voix sardonique du truculent Dominique Visse, fulminant en travesti flétri.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Narrateur vêtu de blanc miroitant à la façon de Monsieur Loyal, la basse génoise Giovanni Battista Parodi s’exprime avec un micro sur pied réglé de façon un peu trop puissante pour l’équilibre vocal général du plateau. Puissant et noble, le baryton suédois Bo Skovhus, qui succède à Sébastien Bou titulaire du rôle à Aix, est un Dante vieillissant particulièrement bouleversant tant le tourment qui l’habite est patent, si bien que l’on fait rapidement abstraction de sa voix, qui n’a plus la consistance et la vaillance d’antan. Outre l’indestructible contreténor français Dominique Visse déjà cité, l’on retrouve de la distribution aixoise la mezzo-soprano allemande Christel Loetzsch en double de Dante, vaillant et généreux, tandis que face à ce Dante dédoublé la soprano britannique Jennifer France est une Béatrice impétueuse. En guides de Dante, le personnage de sainte Lucie est tenu par la soprano colorature grecque Danae Kontora aux aigus vertigineux, et celui de Virgile revient au baryton-basse états-unien David Leigh aux graves profonds.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Ber,d Uhlig,; Opéra national de Paris

Dans la fosse également, l’on retrouve un autre protagoniste de la création aixoise, Kent Nagano, également présent à Paris pour y diriger entre deux représentations de l’ouvrage de Pascal Dusapin une version concertante de Siegfried de Richard Wagner à la Philharmonie de Paris. Le chef états-unien, qui apprécie particulièrement la création contemporaine (il fut un temps directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain entre Péter Eötvös et David Robertson), communique pleinement l’angoisse existentielle qui émane de l’œuvre, insufflant à la partition les sourds et troubles bourdonnements provenant de l’Enfer, les couleurs ténébreuses de l’orchestre étant amplifiées par la présence d’un orgue et de l’électronique assurée par le fidèle collaborateur du compositeur Thierry Coduys dont les sonorités graves forment un contraste singulier avec celles aux contours célestes du glass harmonica. Ample et coloré, doué d’une vie intérieure luxuriante, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris intensifie le climat de tristesse qui émane à flot continu de la partition.

Bruno Serrou

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