Paris. Opéra national. Palais Garnier. Jeudi 3 avril 2025
Le onzième opéra de Pascal Dusapin, Il Viaggio, Dante, à l’instar de Perelà, uomo di fumo (2003) et d’une partie de Passion (2008), se fonde sur un texte en langue italienne, cette fois inspiré par son chantre le plus universel de l’ère médiévale, Dante Alighieri. Servi par une distribution engagée, le compositeur français est si fasciné par le verbe dantesque, qu’il en souligne les élans par un orchestre de magiciens virtuoses tandis que le chant reste toujours proche de la déclamation, comme pour en préserver la clarté et en magnifier les aptitudes naturelles au lyrisme.
Opéra en un prologue et sept
tableaux créé le 8 juillet 2022 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du
Festival d’Aix-en-Provence, son commanditaire avec l’Opéra de Paris, l’Opéra de
Saarbrücken et les Théâtres de la ville de Luxembourg, Il Viaggio, Dante s’appuie sur un livret de Frédéric Boyer, antérieurement
signataire de celui de Macbeth Underworld
créé en 2019 au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, inspiré cette fois du
poème épique et allégorique Divina
Commedia (Divine comédie,
1303-1321) de Dante Alighieri (1265-1321)
écrit en dialecte toscan que les auteurs de l’opéra ont préservé. Ces derniers
ont élaboré une dramaturgie où Vita nova de
forme autobiographique narrée par le personnage-titre dédoublé, le jeune Dante
dialoguant avec l’homme mûr qu’il va devenir dans la Divine Comédie, avec pour fil conducteur les réminiscences de
Béatrice. Ce voyage, qui se présente comme une errance mentale, est à la fois
descente aux enfers et plongée dans l’âme humaine, que Dante explore dans son propre
texte tandis que les épisodes de sa vie qu’il rappelle le mènent à sa
condamnation au bûcher. Familier de Dante et de sa Divine Comédie dont il s’est inspiré dans Passion créé à Aix-en-Provence en 2008, après Comœdia pour soprano solo et six instruments en 1993, Pascal Dusapin
qualifie Il Viaggio Dante, qui
amalgame opéra profane et oratorio sacré, d’opératorio,
terme qu’il a précédemment utilisé pour La
Melancholia créé au Théâtre du Châtelet en 1992. Le prologue, à la façon de
Lulu d’Alban Berg, est confié à un narrateur,
qui s’exprime ici à l’aide d’un micro sur pied qui introduit l’opéra en tant
que tel et ses sept (chiffre divin) tableaux intitulés respectivement Le départ, Chant de deuil, Les Limbes,
Les neuf cercles de l’Enfer, Sortir du noir, Purgatoire et Paradis.
Amoureux de la langue italienne,
plus spécifiquement de l’idiome toscan, Pascal Dusapin, ex-pensionnaire de la
Villa Médicis à Rome, veille attentivement à la compréhension du texte en
évitant notamment de le faire chanter à l’excès pour ne pas risquer d’affecter
la clarté de son expression, le seul personnage à qui est réservée une vocalité
véritablement lyrique étant celui de la muse du poète, Béatrice. Tout en fait
est exprimé par l’orchestre de trente-neuf musiciens d’une densité, d’une
flexibilité et d’une plastique sonore extrêmes, tandis que le chœur, qui compte
à peu près le même nombre de membres que l’orchestre, est fondu avec les
instrumentistes dans la fosse où il s’expriment comme un murmure venant des
profondeurs, le tout créant une atmosphère étrange faite de climats sonores
mystérieuse et de détresse saisissante, trahissant les tourments de l’ultime
voyage de Dante, qui se situe entre la vie et la mort.
Associant le film noir et le
music-hall, Claus Guth invite le spectateur à un voyage intérieur d’un homme
qui, victime d’un accident, s’éveille au souvenir de sa vie et de la femme
aimée, en une succession de tableaux évoquant l’univers du cinéaste David
Lynch, le metteur en scène allemand soulignant ainsi le tragique propre au
doute ahurissant du poète confronté à sa propre existence, peuplée de regrets,
d’angoisses et d »appréhensions. L’essentiel du décor d’Etienne Pluss sert
d’appui à la projection d’une vidéo omniprésente de Roland Horvath qui
introduit l’action dans un couloir lugubre où Dante suit Virgile au bout duquel
ils retrouvent des damnés aux comportements déviants, avant de cheminer vers
une vaste salle de spectacle défraîchie où s’animent les âmes en peine. Les
cercles que traverse Dante s’apparente à des numéros de cabaret aussi inquiétants
qu’étranges lorsque se fait entendre la voix sardonique du truculent Dominique
Visse, fulminant en travesti flétri.
Narrateur vêtu de blanc miroitant
à la façon de Monsieur Loyal, la basse génoise Giovanni Battista Parodi
s’exprime avec un micro sur pied réglé de façon un peu trop puissante pour
l’équilibre vocal général du plateau. Puissant et noble, le baryton suédois Bo
Skovhus, qui succède à Sébastien Bou titulaire du rôle à Aix, est un Dante
vieillissant particulièrement bouleversant tant le tourment qui l’habite est
patent, si bien que l’on fait rapidement abstraction de sa voix, qui n’a plus
la consistance et la vaillance d’antan. Outre l’indestructible contreténor
français Dominique Visse déjà cité, l’on retrouve de la distribution aixoise la
mezzo-soprano allemande Christel Loetzsch en double de Dante, vaillant et
généreux, tandis que face à ce Dante dédoublé la soprano britannique Jennifer
France est une Béatrice impétueuse. En guides de Dante, le personnage de sainte
Lucie est tenu par la soprano colorature grecque Danae Kontora aux aigus vertigineux,
et celui de Virgile revient au baryton-basse états-unien David Leigh aux graves
profonds.
Dans la fosse également, l’on
retrouve un autre protagoniste de la création aixoise, Kent Nagano, également
présent à Paris pour y diriger entre deux représentations de l’ouvrage de
Pascal Dusapin une version concertante de Siegfried
de Richard Wagner à la Philharmonie de Paris. Le chef états-unien, qui
apprécie particulièrement la création contemporaine (il fut un temps directeur
musical de l’Ensemble Intercontemporain entre Péter Eötvös et David Robertson),
communique pleinement l’angoisse existentielle qui émane de l’œuvre, insufflant
à la partition les sourds et troubles bourdonnements provenant de l’Enfer, les
couleurs ténébreuses de l’orchestre étant amplifiées par la présence d’un orgue
et de l’électronique assurée par le fidèle collaborateur du compositeur Thierry
Coduys dont les sonorités graves forment un contraste singulier avec celles aux
contours célestes du glass harmonica. Ample et coloré, doué d’une vie intérieure
luxuriante, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris intensifie le climat de
tristesse qui émane à flot continu de la partition.
Bruno Serrou
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