jeudi 3 octobre 2024

Captivant concert Jordi Savall de symphonistes romantiques en devenir

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 1er octobre 2024

Jordi Savall, Le Concert des Nations. Photo : (c) Bruno Serrou

Toujours passionnants Jordi Savall et son Le Concert des Nations, quel que soit le répertoire. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris, avec l'appoint de jeunes musiciens de son Académie, le chef catalan a donné un programme original de symphonies de jeunes compositeurs romantiques, deux inachevées, la Huitième de Franz Schubert et la « Zwickau » de Robert Schumann, suivies de la « Nullte » d’Anton Bruckner, un Savall toujours élégant, ardent et précis, se déplaçant avec le soutien d’une canne. Orchestre sur instruments d’époque sonnant feutré et ciselé mais pas assez étoffé côté cordes (11-9-7-6-5), malgré une impressionnante homogénéité.

Assister à un concert de Jordi Savall est toujours un enchantement spirituel, intellectuel, musical, une expérience humaine intense. Seul le chef catalan possède ce supplément d’âme qui fait toucher le ciel. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris avec son Le Concert des Nations, seize mois après une Missa solemnis de Ludwig van Beethoven d’une ardente humanité, il a donné un programme subtilement conçu, réunissant trois symphonies de compositeurs romantiques célèbres de tradition germanique composés dans leur jeune maturité, en quête de maturité mais déjà caractéristiques de leurs personnalités. C’est non pas avec une phalange symphonique moderne mais avec son orchestre d’instruments anciens Le Concert des Nations, cette fois avec un effectif de cinquante-six musiciens, qu’il a fondé en 1989 avec son épouse Montserrat Figueras. Le diapason utilisé est nettement plus bas que celui généralement utilisé, sans doute réglé sur 430 Hz, tandis que l’instrumentarium est au plus près de ceux de la première moitié du XIXe siècle, avec cordes en boyau, violoncelles et contrebasses sans pique, cuivres naturels... Le rendu sonore n’est pas toujours impeccable, mais aucune faute d’attaque ni imprécision du jeu et de son ne se sont manifestés. En outre, la disposition des pupitres de l’orchestre a permis de justes équilibres, avec les violons I et II se faisant face encadrant violoncelles et altos, contrebasses alignées derrière l’orchestre, les timbales derrière les violoncelles, les bois par deux encadrés par les deux trompettes à jardin, les quatre cors et trois trombones côté cour.  

Jordi Savall, Le Concert des Nations. Photo : (c) Bruno Serrou

En première partie du concert, deux œuvres de même nomenclature nées de l’esprit de deux compositeurs âgés de moins de vingt-quatre ans, Franz Schubert et Robert Schumann. Le programme débutait sur la partition la plus connue du programme, sinon populaire, la Symphonie n° 8 en si mineur « Inachevée » D. 759 (1822) du Viennois. Jordi Savall a donné de cette œuvre dont seuls les deux premiers mouvements sont complets une interprétation toute en fines nuances, à la tête d’un Concert des Nations aux bois chaudement colorés. Infiniment moins courue, la Symphonie en sol mineur « Zwickau » WoO 29 dont Robert Schumann interrompit la genèse au terme du second morceau et dont seul le mouvement initial fut joué du vivant de son auteur, dans sa ville natale de Zwickau sous la direction de son futur beau-père, Friedrich Wieck, le 18 novembre 1832, soit neuf ans avant la conception de ce qui sera sa première vraie symphonie, « Le printemps ». Schumann effectue des retouches, particulièrement l’orchestration et supprime l’introduction lente, et ajoute un second mouvement, qui ne sera jamais joué du vivant de son auteur, seul le mouvement initial sera néanmoins exécuté le 18 février 1833 à Schneeberg puis le 29 avril de la même année au Gewandhaus de Leipzig. « Ma symphonie m’a fait beaucoup d’amis parmi les plus grands connaisseurs de l’art », écrira Schumann ç sa mère deux mois plus tard. Pour les deux derniers mouvements, seules quelques esquisses trop fragmentaires subsistent, et Il faudra attendre 1972 pour une première édition des mouvements initiaux qui sera révisée en 2014. C’est cette version qu’a retenue Jordi Savall.

La seconde partie était entièrement vouée à une symphonie sans numéro d’ordre d’Anton Bruckner d’une durée égale à la somme des deux pages qui ont précédé l’entracte. La Symphonie en ré mineur « Nullte » WAB 100. Il ne d’agit pas d’un essai proprement dit, contrairement à Schumann, mais la démonstration du manque de toute confiance en son talent du maître de chapelle de l’église Saint Florian de Linz, qui écoutait toujours le dernier à qui il montrait ses partitions au point d’aller à l’encontre de ses convictions, au point de dénaturer la quasi-totalité de ses propres symphonies. Cette symphonie » 0 » n’est pas une symphonie d’études, contrairement à la Symphonie en fa mineur « 00 » WAB 99 de 1863, deux œuvres qui ne seront créées toutes deux que le 12 octobre 1924 dans le cadre du même concert à Klosterneuburg (Basse Autriche) pour le centenaire de la naissance de leur auteur, qui l’avait désavouée après que son professeur de composition, Otto Kitzler (1834-1915), lui ait déclaré que son travail n’était « pas vraiment inspiré ». Composée six ans plus tard, la « 0 » aurait en fait dû porter le numéro 2, puisqu’elle a été conçue après la Symphonie n° 1 en ré mineur de 1866 et ce qui allait devenir sa « vraie » Symphonie n° 2 en ut mineur (1872). Bruckner, qui toute sa vie a pensé que les compétents savait mieux que lui, comme le remarquait le chef d’orchestre autrichien Georg Tintner (1917-1999), fut dévasté lorsque Otto Dessoff (1835-1892), chef d’orchestre du Philharmonique de Vienne, le questionna sur le premier mouvement, « Mais où est le thème principal ? » Si bien que lorsqu’en 1895 Bruckner révise ses symphonies en vue de publication, il déclare que cette symphonie « ne compte pas », et écrit sur la page de garde « annullirt » (« annulé »), remplaçant l’indication « Nr 2 » par le symbole « ∅ » assimilé au chiffre zéro, ce qui dut à la symphonie le surnom de « Die Nullte ». La partition autographe est datée du 12 septembre 1869, et pas la moindre page n’a été récupérée par Bruckner pour une œuvre postérieure. Réalisée par Josef V. von Wöss (1863-1943), la première édition date de 1924, tandis que l’édition critique de Leopold Nowak (1904-1991) a été publiée en 1968. De caractère sacré, le mouvement initial est mû par un ostinato dont le concept sera repris dans le premier mouvement de la Symphonie n° 3 en ré mineur, tandis que le Scherzo, plus aéré et souple que ceux qui suivront annonce Chostakovitch, mais la dynamique est plus élancée et suave.

Jordi Savall, Le Concert des Nations. Photo : (c) Bruno Serrou

A l’instar de la première partie de la soirée, la Symphonie en fa mineur de Bruckner a été interprétée avec poésie et des tempi allants, mue par une vigoureuse énergie aux arêtes vives et juvéniles mais empreinte d’une délicatesse d’orfèvre. La rythmique impulsée par Savall est toujours aussi impressionnante de tenue, de raffinement, de cœur, le tout propulsé par une acuité rythmique exemplaire insufflée par la conception d’une profonde humanité de Jordi Savall. A la fin du concert, tandis que la salle l’ovationnait, le chef catalan a pris le micro pour rappeler la jeunesse de Schubert et de Schumann lorsqu’ils composèrent les symphonies données en début de programme, avant de lancer un appel pour que les « jeunes d’Israël et de Gaza puissent faire de la musique et non pas tuer des êtres humains ».

Bruno Serrou 

 

 

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