jeudi 6 juin 2024

Yuja Wang, ou le plaisir intense de jouer et de transmettre à travers un programme remarquablement structuré

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 5 juin 2024

Yuja Wang. Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Récital en trois parties allant crescendo de Yuja Wang à la Philharmonie de Paris ce mercredi soir, toujours les pieds enserrés dans des échasses, changeant de robe à la coupe improbable durant l’entracte, et jouant avec une tablette numérique sur le pupitre de son Steinway d’un soir. La première partie, la Sonate op. 26 de Samuel Barber contrainte et huit Préludes de Chostakovitch plus engagés mais un rien froids, deuxième partie les quatre Ballades de Frédéric Chopin virtuoses et souples mais manquant de poésie et de contrastes. La troisième partie était plus développée que les deux précédentes, avec ses quarante minutes de bis, au nombre de dix, la pianiste chinoise se libérant totalement pour devenir éblouissante, inventive, fine coloriste, les doigts volant au-dessus du clavier avec une maîtrise phénoménale 

Yuja Wang. Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

La première partie du récital mettait en regard deux contemporains des deux nations rivales, l’Etats-Unien Samuel Barber (1910-1981) et le Russe (soviétique) Dimitri Chostakovitch (1906-1975). Composée en 1949 sur l’initiative de Vladimir Horowitz qui l’a créée le 9 décembre de la même année à La Havane, la Sonate op. 26 de Barber est d’une virtuosité à la hauteur des aptitudes exceptionnelles de son créateur alterne dans ses quatre mouvements tragique (l’Adagio), jubilation et lyrisme dans un style classique nord-américain, enrichi par l’étude approfondie de la création de Jean-Sébastien Bach. Yuja Wang en a donné une lecture un rien trop sage, particulièrement l’Allegro energico initial où elle semblait se chercher ou se jauger, comme si elle cherchait à se rassurer, ce qu’elle a réussi à faire dès l’Allegro vivace e leggero sublimé par son touché aérien. De Chostakovitch, Yuja Wang a proposé un patchwork des deux livres de Préludes où le compositeur russe rend li aussi hommage à Bach, cinq de l’opus 34 (n° 5, 10, 12, 16 et 24) de 1932-1933, ponctués par trois du cycle de Préludes et fugues op. 87 (n° 2, 8 et 15) de 1950-1951 situés au début, au milieu et à la fin. « Je me sens particulièrement proche du génie de Bach, reconnaissait modestement Chostakovitch en 1950, année du bicentenaire du cantor de Leipzig. Bach joue un rôle important dans ma vie. Je joue tous les jours une de ses pièces. C’est pour moi un véritable besoin, et ce contact quotidien avec la musique de Bach m’apporte énormément. » Yuja Wang en a restitué l’esprit baroque avec lucidité et naturel, en restituant les couleurs et la grâce avec délice, enchaînant les pages sans véritables pauses, une fois que le public eût fini par comprendre les signes d’agacement bien sentis que la musicienne tenait à ne pas être interrompue dans le développement de son propos.

Yuja Wang. Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

La seconde partie « officielle » du récital était entièrement consacrée à Frédéric Chopin (1809-1849) et à ses quatre Ballades jouées dans l’ordre chronologique, finissant par la fa mineur op. 52 de 1842 à laquelle elle a donné dans des tempi très (trop ?) retenus une densité saisissante soulignant l’écriture harmonique caractéristique du compositeur et de son art de la polyphonie traversé de sentiments les plus divers d’une humanité profonde. Connue du public cinéphile par le grand film le Pianiste de Roman Polanski (2002), la Ballade n° 1 en sol mineur op. 23 (1831/1835) instillant à cette œuvre le ton plaintif idoine mais sans mièvrerie, en présentant tous les sentiments qu’elle renferme, félicité, nostalgie, désolation, jubilation[ passant de l’un à l’autre avec brio. Composée à Nohant et Majorque entre 1836 et 1839, la Ballade n° 2 en fa majeur op. 38 dédiée à Robert Schumann en réponse à la dédicace de ce dernier de ses Kreisleriana a connu sous les doigts de Yuja Wang a alterné souplesse, et envolées âpres. Chantante et onirique sous les doigts de magicienne de la pianiste chinoise, la troisième Ballade en la bémol majeur op. 47 de 1840-1841 que Chopin a dédiée à son élève Pauline de Noailles a touché par la profusion des sentiments mais trop pudique sans doute.

Yuja Wang. Photo : (c) Bruno Serrou

Yuja Wang a poursuivi son récital en offrant une véritable troisième partie, la plus passionnante de la soirée, avec une généreuse et éblouissante série de bis ou d’encore, dix pièces dans lesquelles la fabuleuse pianiste chinoise est apparue plus charismatique encore que dans le cours de l’exécution de son programme, comme libérée de toute contrainte, les doigts courant sur le clavier en les effleurant à peine tout en tirant des sonorités de braise, pleines, scintillantes et fluides mais aussi profondes, feutrées, colorées d’harmoniques d’une richesse extraordinaire une quarantaine de minutes durant, entre saluts, rappels, recherche des œuvres dans le programme de sa tablette et exécution des morceaux, jouant avec un bonheur communicatif un large panel de pages de tous styles, commençant par un extrait du Songe d’une Nuit d’été de Félix Mendelssohn-Bartholdy, puis la chanson Danzon n° 2 du Mexicain Arturo Marquez (né en 1950), L’Alouette du Russe Mikhaïl Glinka (1804-1857), une Suite de du pianiste autrichien Friedrich Gulda (1930-2000), la Toccata du Tombeau de Couperin de Maurice Ravel (1875-1937), l’Allegro molto du Quatuor n° 8 de Dimitri Chostakovitch, la sixième des douze Notations de Pierre Boulez (1925-2016), la sixième Etude de Philip Glass (né en 1937), l’Allegro molto vivace de la Symphonie n° 6 « Pathétique » de Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) et Marguerite au Rouet de Franz Schubert (1797-1828)…

Bruno Serrou

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