vendredi 17 mai 2024

Le chant magnétique du violon solaire de Stéphanie-Marie Degand

Paris. Concert « Bach Avec » (1).  Eglise luthérienne Saint-Marcel (Ve arrondissement). Jeudi 16 mai 2024 

Stéphanie-Marie Degand. Photo : (c) Bruno Serrou

Stéphanie-Marie Degand est de ces artistes rares d’une extrême exigence qui ne se mettent pas sur le devant de la scène mais dont chaque apparition marque profondément l’auditeur tant ils sont au service de la seule musique et de ses auteurs. Aussi le récital pour violon solo qu’elle a donné en l’église luthérienne Saint-Marcel dans le cinquième arrondissement de Paris aura-t-il un moment précieux tant elle a rayonné de spiritualité, de sensibilité, de spontanéité, de brio, dans un programme dense et passionnant de trois monuments de la littérature violonistique signés d’une trinité de « B » : Heinrich Ignaz Franz Biber, Béla Bartók, et Johann Sebastian Bach. Émotion, grâce, profondeur, sonorités onctueuses, précision technique, musicalité… Entendre ce violon seul, occupant l’espace entier sous l’archet d’une musicienne accomplie, à l’aise dans tous les répertoires, est un vrai délice. Le temps s’est arrêté, la course folle de la vie environnante et de ses tragédies a disparu pendant plus de quatre vingt cinq minutes, la musique se déployant sous les doigts de la violoniste avec une limpidité confondante de naturel et de simplicité apparente.

Eglise luthérienne Saint-Marcel - Paris Ve. Photo : (c) Bruno Serrou

Spontanée et généreuse de nature, musicienne dans l’âme, Stéphanie-Marie Degand a présenté de vive voix chacune des œuvres programmées, d’une densité et d’une variété saisissantes. Artiste au très vaste répertoire qu’elle enseigne au CNSMDP, la violoniste caenaise se plaît à ouvrir ses concerts à cinq siècles de création musicale, du XVIIe à nos jours, jouant indifféremment des instruments et des archets de toutes les époques en fonction des œuvres choisies. Elle n’est pas pour autant une intégriste de l’authenticité, n’hésitant pas à la transgression comme cela a été le cas pour le récital dont il est question ici. Plutôt que de changer d’instrument et de diapason en fonction des œuvres, Stéphanie-Marie Degand a préféré adapter son instrument réglé aux normes contemporaines tout en optant pour des cordes en boyaux, le centre de son programme étant l’un des chefs-d’œuvre les plus significatifs du XXe siècle, l’impressionnante Sonate de Béla Bartók, entourée de deux partitions baroques, l'une du XVIIe siècle, l'autre du XVIIIe, permettant ainsi de constater combien l’histoire de la musique est une quête constante de l’inouï, mû par une spiritualité sincère et pérenne.

Stéphanie-Marie Degand. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec la Passacaille pour violon seul en trois parties qui couronne le recueil des Sonates du Rosaire conçues vers 1678 par le compositeur austro-tchèque Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704) que Stéphanie-Marie Degand a ouvert son récital. Ce recueil d’inspiration religieuse composé à Salzbourg compte quinze Sonates pour violon et continuo qui correspondent aux quinze stations couvrant l’histoire du Christ et de sa mère, de l’Annonciation jusqu’à l’Assomption, et qui se conclut sur une Passacaille en sol mineur pour violon solo auquel le compositeur réserve toute une collection de difficultés techniques, doubles et triples notes, octaves brisées, arpèges, usage persistant de la septième position… sur un motif obstiné de quatre notes repris du premier verset du choral sur les anges gardiens « Einen Engel Gott mir geben » (Dieu, donnez-moi un ange), motif qui occupe deux mesures et est répété soixante-quatre fois, chiffre qui correspond au cycle de prières du chapelet catholique. Stéphanie-Marie Degand a donné de ces pages une interprétation d’une grande spiritualité, annonciatrice de celle que Johann Sebastian Bach portera au pinacle dans ses Sonates et Partitas pour violon seul, particulièrement dans la Chaconne de la Partita en ré mineur sur laquelle la violoniste conclura son concert.

Henri Matisse (-), Le violoniste à sa fenêtre (1918). Photo : (c)/Centre Pompidou

Entre les deux œuvres de l’Empire Romain Germanique nées à la croisée des XVIIe et XVIIIe siècles entre Salzbourg et Köthen, Stéphanie-Marie Degand a interprété l’immense Sonate en sol mineur pour violon seul Sz. 117 que Béla Bartók (1881-1945) a composée en 1944. Il s’agit de la dernière œuvre achevée par le compositeur hongrois alors exilé aux Etats-Unis. Elle est le fruit d’une commande que lui a passée en novembre 1943 le violoniste Yehudi Menuhin, qui savait le compositeur dépressif et dans la misère. A la suite de la création à New York le 26 novembre 1944, son commanditaire a demandé à l’auteur diverses modifications qu’il a portées, mais sans les avaliser ne les ayant pas entendues lorsque la mort l’emporta le 26 septembre 1945. Stéphanie-Marie Degand jouait cette œuvre d’une complexité et d’une expressivité prodigieuses pour la deuxième fois de sa vie en public. L’ayant assurément longuement travaillée avant cette seconde exécution, la violoniste en a donné une interprétation au cordeau, d’une puissance expressive, d’une profondeur et d’un tragique hallucinant, souvent à la limite de la déchirure, servies avec une maîtrise technique ahurissante, ce qui lui a permis de tirer de son violon des sonorités ardentes, pleines et charnelles au service d’une spiritualité profonde, l’œuvre paraissant sous son archet et sous ses doigts d’une limpidité, d’une fluidité inouïe, au point que l’œuvre a atteint une simplicité et une clarté telle qu’elle a pénètré l’âme de l’auditeur comme la plus limpide des grandes œuvres du répertoire pour instruments solos.

Stéphanie-Marie Degand. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est donc avec Johann Sebastian Bach (1685-1750) que Stéphanie-Marie Degand a parachevé son récital. Pour ce faire, elle a choisi la Partita n° 2 en ré mineur BWV 1004 que le futur Cantor de Leipzig a composée à Köthen en 1717-1720 et qui se conclut sur une immense Chaconne qui, par son développement de plus d’un quart d’heure, représente la moitié de cette œuvre qui compte en outre quatre mouvements de danse (Allemande, Courante, Sarabande, Gigue) dont la teneur sombre cache en vérité une douleur sépulcrale, celle du compositeur qui, de retour de voyage, rend hommage à sa première épouse, Maria Barbara Bach, décédée alors qu’il était loin d’elle. Marie-Stéphanie Degand, qui connaît naturellement l’œuvre dans son intimité profonde, comme tout violoniste qui se respecte, en a donné une interprétation saisissante de beauté, sa Chaconne sonnant comme la dernière aria de Didon dans l’opéra Dido and Aeneas de Henry Purcell (1659-1695) créée à Londres (Chelsea) une trentaine d’années plus tôt, en 1689, construite elle aussi sur une Passacaille, comme le faisait remarquer le compositeur Bernard Cavanna, qui assistait au concert. Pour rester dans Bach et dans le fabuleux cursus de six partitions pour violon seul, Stéphanie-Marie Degand a donné en bis l’Andante de la Sonate n° 2 en la mineur BWV 1003 joué avec un lyrisme aussi délicat que lumineux. Un grand moment de violon dans un bijou acoustique à ses justes dimensions, mais qu’il serait judicieux de voir programmé dans des salles plus grandes afin qu’il puisse toucher un plus vaste public, et par la suite faire l’objet d’un enregistrement discographique.

Bruno Serrou

1) Concerts Bach Avec, www.bachavec.com. Tél. : +33 9 84 15 52 49. Eglise luthérienne Sain-Marcel. 24, rue Pierre Nicole. 75005 - Paris

 

 

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