vendredi 22 mars 2024

Kaija Saariaho, Frédéric Durieux, Michaël Levinas en ombres et lumières aux vives enluminures de l’Ensemble Intercontemporain et Marzena Diakun

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Grande Salle. Jeudi 21 mars 2024 

Marzena Diakun, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Philharmonie de Paris/EIC

C’est sous le signe du deuil et de la rédemption par la musique que l’Ensemble Intercontemporain a placé la soirée du 21 mars, proposant un concert de musique contemporaine comme on les aime, et comme il y en a hélas trop peu. Un bel hommage à Kaija Saariaho de l’Ensemble Intercontemporain dirigé le geste précis et élancé par Marzena Diakun, mise en résonance avec deux créations se présentant sous forme de rituels, deux partitions hardies, puissantes et originales, l’une de Michaël Levinas, Prière d’insérer, postlude de Les Voix ébranlées pour la même formation instrumentale aux colorations graves et résonantes avec des cuivres jouant dans le pavillon de leurs voisins, l’autre de Frédéric Durieux, un impressionnant Theater of Shadows II - In Memoriam Christian Boltanski (Théâtre d’ombre II - A la mémoire de Christian Boltanski) d’une force déchirante dans laquelle le compositeur utilise tous les modes de jeux possibles des cordes. 

Emmanuelle Ophèle. Photo : (c) Philhazrmonie de Paris/EIC

C’est à l’ombre tutélaire de la grande compositrice franco-finlandaise Kaija Saariaho (1952-2023) disparue le 2 juin dernier à l’âge soixante-dix ans qu’ont été données deux créations de deux de ses contemporains, son aîné de trois ans Michaël Levinas (né en 1949) et de son cadet de six ans Frédéric Durieux (né en 1959). Le programme s’est ouvert sur solo pour flûte en sol Couleurs du vent, conçu par Kaija Saariaho en 1998 et créé le 26 juillet 1999 se présente sous la forme d’un souffle de douleur, d’une tendre et nostalgique vitalité magnifiée par l’onctueux velours de la captivante des flûtes, celle en sol dite «  alto », interprétée avec une noble délicatesse et par Emmanuelle Ophèle.

Michaël Levinas, Marzena Diakun, Ensemble Intercontremporain en répétitions. Photo : (c) EIC

Cette pièce magnétique a préludé à un impressionnant diptyque de Michaël Levinas composé en 2023-2024 pour ensemble à dominantes graves et en résonance (deux flûtes la deuxième aussi piccolo, cor anglais, hautbois d’amour, clarinette aussi clarinette basse, clarinette basse, deux bassons le deuxième aussi contrebasson, deux cors, deux trompettes, trompette basse, tuba, percussion, deux claviers électroniques, harpe,  cordes (2-2-2-1)). Il s’agit en fait d’une même œuvre dont les deux volets, portent des titres différents et ont été créées indépendamment l’un de l’autre. Le premier, Les Voix ébranlées, qui compte en fait deux sections faisant ainsi du tout un triptyque, a été donné en création le 25 septembre dernier dans le cadre du festival Musica de Strasbourg par l’Ensemble intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse, le second volet, Prière d’insérer, étant donné ce 21 mars 2024 en première mondiale. Pour définir son cycle mû par le concept de vibration, l’auteur évoque poétiquement des « larmes de sons » ou « l’ébranlement de la voix ». Le volet initial compte deux sections, une passacaille jouant sur une grande variété de timbres et un choral. Enrichies des vibrations sonores des deux claviers électroniques, celles de l’orchestre leur sont mise en résonance par le pavillon de la trompette basse jouant dans celui du tuba tandis que les deux cors en font autant entre eux, et que violoncelles et contrebasse s’expriment le plus souvent dans le grave de leurs registres. Après une courte pause, le second épisode, Prière d’insérer, est plus sombre encore, se présentant sous une forme extérieurement plus paisible, mais de ton plus profond et douloureux, tel un chant ses contours d’une oraison funèbre submergée d’affliction.

Michaël Levinas, Ensemble Intercontmporain. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est une seconde pièce de Kaija Saariaho qui était donnée après l’entracte. Cette fois pour ensemble, Semafor pour huit instruments (flûte aussi flûte piccolo, clarinette aussi clarinette en mi bémol, basson, piano aussi célesta, violon, alto, violoncelle, contrebasse). Composée en 2020, cette partition créée le 11 avril 2022 au Carnegie Hall de New York par l’Ensemble Connect, se réfère au peintre finlandais Ernst Johan Mether-Borgstrom (1917-1996) à propos de qui la compositrice qu’il considérait que l’art devait nous entourer partout en tant que messager des valeurs spirituelles de notre vie. Il s’agit en fait ici du développement d’une idée que la compositrice n’utilisa que brièvement dans une pièce précédente pour orchestre dans un passage où un xylophone expose rapidement un ostinato sur la note sol en deux octaves alternées entouré de courts glissandi sol-fa dièse accentués sur des instruments à vent solos.

Frédéric Durieux, Marzena Diakun, Ensemble Intercontemporain en répétitions. Photo : (c) EIC

Cette œuvre d’un quart d’heure a préludé à une autre partition magistrale donnée en création, signée cette fois Frédéric Durieux (né en 1959), Theater of Shadows II - In Memoriam Christian Boltanski (Théâtre d’ombre II - A la mémoire de Christian Boltanski) composée en 2023-2024. Il s’agit d’une ode funèbre dédiée à un autre artiste, le plasticien français d’origine ukrainienne Christian Boltanski (1944-2021), qui, intimement inspiré par la shoah, allait devenir l’une des figures majeures de l’art contemporain qu’il marqua en 2010 avec sa spectaculaire installation « Personnes » exposée au Grand Palais à Paris. Frédéric Durieux avait fait la connaissance de Boltanski dans une loge de l’Opéra de Paris en 1992 au cours d’une représentation de ballets de Dominique Bagouet. Fasciné par le théâtre de marionnettes, les figurines du plasticien l’ont plongé dans les traditions théâtrales indonésiennes, les évocations mortuaires mexicaines et autres danses macabres occidentales, tandis que la shoah entrait en résonance avec ses propres préoccupations… « L’œuvre de Boltanski, écrit le compositeur, m’a poussé à trouver des correspondances et des situations sonores autres celles que j’aurais pu imaginer dans une pièce de musique pure », et d’ajouter, « comment exprimer la fragilité et la force, le mouvement tremblant de figurines étranges et fantasques, symboles d’existences au bord de la disparition ?, telles ont été les idées qui ont inspiré mon travail ». En exergue de sa partition, Durieux site neuf vers du poète allemand Friedrich Hölderlin qui s’ouvrent sur « Quant à nous, c’est notre lot, / en aucun lieu, nous ne trouvons le repos. […] » Jamais jusqu’à présent j’avais eu l’occasion d’entendre une œuvre d’une telle puissance tellurique chez Frédéric Durieux, qui décrit ici un véritable drame, un cri halluciné contre la tragédie de la vie et de la mort de l’humanité, ménageant des espaces d’une étrangeté bouleversante, emplie de mystère et de poésie évoquant la fragilité et la fulgurance de la pensée et de l’existence humaines. Cette partition pour ensemble (flûte aussi flûte alto, hautbois aussi cor anglais, deux clarinettes aussi clarinette basse et aussi clarinette contrebasse, basson aussi contrebasson, deux cors, trompette, trombone, deux percussionnistes, piano, harpe, cordes par un) est un véritable « théâtre d’ombre » tant elle est singulièrement expressive et ingénieuse, ménageant constamment la surprise, se renouvelant continuellement, et ne cessant de surprendre, notamment par le travail étonnant du quatuor des cordes pour lequel le compositeur utilise tous les modes de jeux possibles et imaginables, du pizz. bartók jusqu’à l’archet frotté sur le chevalet en passant par le corps de l’instrument et par le manche, mais aussi un travail sur les instruments à vent particulièrement prenant. Une œuvre qui donne envie d’être écoutée et réécoutée à satiété…

Frédéric Durieux, Marzena Diakun, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour son premier concert sous la direction précise et élégante de l’excellente chef d’orchestre polonaise Marzena Diakun (pourquoi donc la jeune femme s’est-elle affublée d’un ensemble noir gommant toute féminité, comme si elle se devait de la cacher ?), l’Ensemble Intercontemporain a brillé de tous ses feux, en tutti comme en solistes, confortant ainsi son slogan originel de « solistes ensembles » donné voilà quarante-huit ans par son fondateur, Pierre Boulez.

Bruno Serrou 

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