lundi 16 juillet 2018

Steve Reich, entretien


Steve Reich (né en 1936). Photo : (c) Wonge Bergmann

Voilà un peu plus de vingt-trois ans, je rencontrais Steve Reich à la Cité de la Musique, où l’avait invité son compatriote David Robertson, alors directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain. A cette époque-là, les musiciens de la formation créée par Pierre Boulez dix-neuf ans plus tôt, voyaient avec méfiance l’arrivée au répertoire de l'EIC de la musique minimaliste et répétitive. Considéré comme le pape de cette école, l’Américain Steve Reich était déjà à cinquante-neuf ans [il est né le 3 octobre 1936, à New York], la figure emblématique de la « nouvelle expressivité ». Je l’avais rencontré à Paris où l’Ensemble Intercontemporain créait une partition qu’il lui avait commandée, City Life. Le label discographique Nonesuch publiait au même moment un CD réunissant deux partitions des années 1980, Tehillim et Three Movements. Malgré le temps, cet entretien me paraît encore avoir une portée certaine pour pénétrer la puissante personnalité du compositeur aujourd’hui âgé de quatre vingt un ans.

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Photo : (c) Jeffrey Herman pour http://www.rayfielddallied.com

Bruno Serrou : Quel sentiment vous procure le fait d’être invité par le bras séculier de l’avant-garde érigé par Pierre Boulez, l’Ensemble Intercontemporain, commanditaire de votre dernière partition, City Life. Ne considérez-vous pas cela comme un clin d’œil de l’histoire ?
Steve Reich : J’avais déjà été invité par l’IRCAM en 1980. Je ne pense pas que la présente invitation émane directement de Pierre Boulez. L’Ensemble Intercontemporain m’a joué en 1986 dans le cadre du Festival de Menton. Peter Eötvös dirigeait, et ce fut un grand succès. Les musiciens sont vraiment fantastiques. J’ai été très impressionné par leur capacité d’adaptation à n’importe quelle exigence, par leur aptitude à jouer un nombre incroyable de notes. Je n’ai pu discuter avec Boulez, mais j’ai le sentiment qu’il a choisi de laisser s’exprimer les gens qui ont des styles différents du sien, qu’il n’a pas à les discréditer. Je pense que Monsieur Boulez est l’un des plus grands chefs d’orchestre d’aujourd’hui et un compositeur très important. Ce n’est pas parce que je ne veux pas écrire selon sa manière que je ne reconnais pas ses qualités. Ce serait folie que de prétendre autre chose. Avec des formations comme l’Ensemble Modern, le Schönberg Ensemble, le London Sinfonietta, etc., l’Ensemble Intercontemporain est l’un des groupes de musique contemporaine les plus importants au monde. Si je ne suis pas attiré par l’orchestre, je le suis par des ensembles comme celui-là. Ce type de formation est formé de jeunes solistes qui acceptent sans problème de travailler avec des micros, de l’électronique, et qui s’intéressent à ma musique. Ils ne me font pas la faveur de la jouer, c’est eux qui le souhaitent.

B.S. : J’ai lu que vous vous intéressiez à Anton Webern, Elliott Carter...
S.R. : Je ne porte aucun intérêt à la musique de Carter ! Elliott Carter est un imitateur. Je ne m’intéresse qu’à ce qui est authentique. Les vraies valeurs sont Anton Webern, Arnold Schönberg, Alban Berg... Et, plus important encore, Kurt Weill, le compositeur allemand phare de la première moitié du XXe siècle.

B.S. : Pourquoi ?
S.R. : Parce que Schönberg, Berg et Webern n’ont fait que rompre avec le romantisme agonisant, alors que Weill s’est dit qu’il y avait quelque chose de nouveau à faire, et il l’a fait. Les premiers sont de grands compositeurs, mais ils représentent le passé. Weill est un grand compositeur qui représente le futur.

B.S. : Comment définissez-vous votre musique ? Michael Nyman en parle comme étant minimaliste. Ce n’est pas votre terme.
S.R. : Non. Mon travail est d’écrire de la musique non de lui attribuer des noms. C’est le rôle des musicologues, critiques, journalistes, historiens... Je veux bien jouer le jeu avec vous, mais imaginez une seconde que l’on ait demandé à Claude Debussy, « Excusez-moi, Monsieur Debussy, mais que pensez-vous de votre style impressionniste ? » Ce n’était pas son affaire. Je peux comprendre pourquoi les gens utilisent ce terme, mais mon travail est d’écrire mon œuvre suivante, d’éviter qu’elle soit la même que la précédente. Si je sais que je suis minimaliste ou quoi que ce soit d’autre, alors je me définis moi-même au risque de composer toujours la même partition. Or, j’essaie constamment de me renouveler.

B.S. : Vous empruntez au jazz, au rock, à la pop music.
S.R. : Pas tellement au rock... En fait, je suis plus au courant du rock d’aujourd’hui que de celui de mes seize ans. Mon bagage de musicien, mon intérêt pour la musique traditionnelle occidentale divergent de ceux de la plupart de mes confrères. Je ne m’intéresse pas à Gustav Mahler, Hector Berlioz, Arnold Schönberg, Johannes Brahms, Ludwig van Beethoven, Franz Schubert, Richard Wagner, Wolfgang Amadeus Mozart, Joseph Haydn... Ils ne me disent pas grand-chose. Pérotin me dit davantage que Mozart, Josquin des Prés bien plus que Brahms, Guillaume de Machaut infiniment plus que Mahler, Igor Stravinski davantage que Beethoven...

B.S. : Le Stravinski de quelle période ?
S.R. : Tout Stravinski compte, y compris le premier, celui du Sacre du printemps, de l’Histoire du soldat marque une date importante, le Rake’s progress  aussi, plus tard je vois Agon. C’est alors qu’il devient un saint. Pour ma part, je préfère le Stravinski deuxième manière. A côté de tout cela, je suis attiré par la musique ethnique, le jazz, le be-bop, la musique de John Coltrane. En ce moment, je travaille sur la petite forme instrumentale, avec des spécialistes de musiques anciennes, mais qui ne chantent pas l’opéra, car je ne veux avoir à faire qu’à des voix légères. Vous savez, à l’époque de Mozart, les chanteurs n’ayant à s’imposer qu’à trente-cinq musiciens ne devaient pas être dotés de voix trop fortes, alors qu’avec Wagner, avec tous ses cuivres, ses instruments à vents et ses cordes supplémentaires, il fallait élargir la puissance, le volume. Mais aujourd’hui nous avons le micro. Du coup, le chant d’opéra est devenu un style impopulaire. Ce que je veux, c’est le type de voix naturelle de la chanson populaire, genre Frank Sinatra. La voix d’opéra était conçue en fonction des besoins des XVIIIe et XIXe siècles, c’est bon pour ce type de musique. J’utilise la voix lyrique, mais légère, capable de s’adapter au micro, à une rythmique très rigoureuse.

B.S. : Étant vous-même considéré comme le pape de la « nouvelle musique », les musiciens qui s’en réclament sont souvent tenus pour des épigones...
S.R. : ... J’apprécie nombre d’entre eux. L’un de ceux que j’admire le plus aujourd’hui est quelqu’un qui entendit ma musique alors qu’il était encore en Estonie, Arvo Pärt. Il est fantastique, et il suit sa propre voie. Nous nous sommes rencontrés lors de son premier séjour à New York voilà huit/neuf ans. Il m’embrassa, me dit : « Je connais votre musique depuis longtemps. Je suis fier de vous serrer la main. » Généralement gêné quand les gens me disent des choses pareilles, sa déclaration m’honore, car je pense qu’il a sa propre sensibilité, et qu’il est absolument le tout premier dans son domaine. Parmi les compositeurs européens contemporains, il est l’un de ceux dont je me sens le plus proche.

B.S. : Il écrit beaucoup de musique religieuse. Pas vous.
S.R. : L’approche des juifs des questions spirituelles est fondamentalement différente de celle des chrétiens. Les chrétiens ne cessent de penser à la mort, les juifs à la vie. Un rabbin prend femme, pas un prêtre. Le sexe est OK dans le judaïsme, il est malsain dans le christianisme... J’aime cependant les chefs-d’œuvre de la musique religieuse, ceux de Jean-Sébastien Bach comme ceux d’Arvo Pärt. Pour notre part, nous n’avons pas de tradition musicale dans l’emploi des textes sacrés, comme la Torah. Ils ne sont confiés qu’à une seule voix. Il n’y a ni orchestre, ni orgue, ni chœur...

B.S. : Comment avez-vous découvert les musiques africaines, balinaises ?
S.R. : Alors qu’entre quatorze et dix-neuf ans, c’était essentiellement la musique germanique qui m’attirait, je découvrais à l’université, dans les années 1950, des disques que je trouvais fantastiques, mais je n’avais aucune idée de la façon dont fonctionnait cette musique. Plus tard, une fois diplômé, avec Luciano Berio, en 1961, je me rendis en Californie. Un certain nombre de compositeurs américains étaient venus à sa rencontre. Il vint à parler avec un écrivain qui venait de publier un ouvrage sur les débuts du jazz. Il lui dit : « J’ai lu un livre de musique africaine écrite selon le mode de notation occidental, le premier livre à reproduire cette musique avec la précision d’une partition, Études sur la musique africaine par A.M. Jones. » Lorsque je suis allé à San Francisco, je me rendais à la bibliothèque de l’Université de Californie pour lire les deux volumes de cet ouvrage. Ouvrant le premier, je vis qu’il s’agissait de musique répétitive. Mais les temps forts ne se présentaient jamais au même moment. Cela m’a convaincu de la nécessité de séjourner en Afrique. En 1970, je me rendis au Ghana où j’étudiais tout l’été. Ce que j’avais lu dans les livres me fit une impression plus profonde encore lorsque je l’entendis joué. Quand je rentrais aux États-Unis, je me demandais comment je pourrais utiliser ce type d’expression dans ma musique. Avec mes musiciens, j’essayais de retrouver la sensation d’improviser, de composer ensemble dans mon propre système, en utilisant mes propres instruments, les gammes occidentales que je développe sur des programmes informatiques que j’ai élaborés avant d’aller en Afrique. Ainsi ai-je pu travailler en toute sécurité, un peu comme l’ont fait les Beatles avec le sitar indien. Ce type de chinoiseries 1 est vite démodé... Mais si vous pensez que cette voie est la bonne et que vous la cultivez, alors vous ne cesserez de vous surprendre. C’est ce que je fais, car je l’ai appris de musiciens pionniers de la musique africaine. Je cherche à les imiter tout en restant moi-même.

B.S. : Vous êtes philosophe de formation...
S.R. : Je suis compositeur ! John Cage dit que tout compositeur est secrètement un philosophe. Mon philosophe favori est Ludwig Wittgenstein, le frère du commanditaire du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel. Il demeure célèbre pour avoir sifflé ce concerto, ce qui, il faut l’avouer, est un comportement plutôt difficile [rire]. Je ne cesse de relire Wittgenstein, parce que ses aphorismes sont de véritables proverbes. Il a dit à ses étudiants : « Ne soyez pas philosophes, choisissez un travail honnête ! »

B.S. : Vous considérez-vous comme un compositeur new-yorkais ?
S.R. : En un certain sens, je suis un New-Yorkais typique. Quand je vivais à San Francisco, je ne pensais qu’à rentrer à New York. Pourtant, je haie New York, profondément. J’y reste tant que mon fils, qui a seize ans, va au collège. Plus qu’un an, et je m’en vais ! New York me rend malade. C’est très bruyant. J’ai besoin de calme pour composer. Il me faut pourtant travailler à New York. J’y ai un studio avec pianos et ordinateurs.

B.S. : Que vous apporte l’informatique ?
S.R. : J’ai commencé à travailler avec l’informatique en 1986, parce la commande de Desert Music, qui  m’a rapporté 15 000 dollars, m’en a fait dépenser 17.000 pour les seules copies ! Je ne m’en sers que pour écrire mes partitions. L’ordinateur, c’est comme l’avarice : une maladie ! En fait, il y a des pièces impossibles à faire sans l’assistance de l’informatique. Mon opéra The Cave est absolument impensable sans l’ordinateur. Tout comme City Life, où j’ai à synchroniser des échantillons durant l’exécution de l’œuvre. Mais l’électronique scientifique ne m’intéresse pas. Je n’aurais jamais pensé que la musique informatique irait jusqu’à devenir un jargon pour le monde musical. Le rock utilise les ordinateurs de façon intéressante.

B.S. : L’outil informatique nécessite de lourds investissements qu’un compositeur indépendant ne peut pas même envisager.
S.R. : Or, je ne veux être attaché à aucune université ou institution. Je souhaite travailler chez moi, me lever le matin de bonne heure et me rendre dans mon propre studio. Je n’ai pas assez d’argent pour prétendre acquérir quelque chose qui me permette de faire le type d’œuvre réalisé à l’IRCAM. J’ai des amis qui ont eu l’idée de réaliser leur propre laboratoire pour « cuisiner » la musique et la servir en disant « Voilà Monsieur... »1. C’est inhumain !!! A l’IRCAM, en 1980, je me suis intéressé à l’aspect scientifique, à des œuvres de compositeurs qui y travaillaient alors, comme Jean-Claude Risset. Mais, pour moi, cette technologie n’aura d’intérêt qu’à partir du moment où elle sera commercialisée, quand tout le monde pourra l’acheter, travailler dessus facilement, sans trop avoir à dépenser et à faire appel à des techniciens toutes les dix minutes !

B.S. : Vous parliez de musiciens rock. Ils n’ont le plus souvent jamais appris la musique.
S.R. : Honnêtement, Je pense qu’il y a effectivement des musiciens sans aucune éducation musicale. Mais il y en a d’autres qui ont su se former au sein de groupes. J’en connais qui ont appris à jouer et à enregistrer des échantillons. Mais apprendre cela n’est pas apprendre la musique comme un musicien classique. Il n’est pas nécessaire de connaître l’harmonie pour arriver à faire quelque chose. Mon fils est attiré par la musique populaire mais l’harmonie n’est pas une priorité. Ces musiciens savent ce qu’est un accord. C’est la première chose que l’on apprend dans un orchestre de jazz. En ce moment, mon fils essaye de jouer la première Invention  de Bach à la guitare, et il constate combien c’est dur. S’ils apprennent dans le désordre, les musiciens de rock, surtout maintenant qu’ils se rendent à l’université pour apprendre la musique, découvrent qu’il existe autre chose qu’une rythmique binaire, que l’on peut varier le rythme à chaque mesure, moduler. Tous les grands morceaux du groupe rock Grateful Dead, qui compte parmi les ensembles les plus avancés, ont été écrits par leur meilleur musicien, Phil Nash. Et savez-vous où je l’ai rencontré ? Alors que j’étudiais avec Luciano Berio ! Phil Nash et moi avons travaillé avec Berio lorsqu’il composait Un re in ascolto. Les musiciens de rock sont bien plus informés que ce que l’on veut bien croire. Cela commence à changer. Autre constat, en Amérique, et peut-être ailleurs, les jeunes se rendent volontiers aux concerts rock et ne veulent plus aller dans une salle de concerts symphoniques.

B.S. : Les orchestres américains sont d’ailleurs confrontés à des problèmes de public.
S.R. : L’orchestre est mort aux États-Unis. Seuls désormais les ensembles de moins de vingt musiciens sont viables. Je suis d’accord avec ce que disent certains responsables à Los Angeles : « Nous ferions mieux de renoncer aux formations d’environ cent vingt musiciens, à ce type de grande organisation venu du passé et né dans les grandes villes. Nous avons quatre orchestres pour un seul directeur musical de bon ! » A côté, vous avez des ensembles de musique ancienne et de musique contemporaine, avec des chefs comme Michael Tilson Thomas, ou David Robertson en France, le tout sous un seul toit, qui peut être aussi prestigieux que la Cité de la Musique, et quelques musiciens qui jouent merveilleusement tel ou tel type de répertoire, de la viole de gambe au synthétiseur. Si vous disposez de ce type d’organisations, vous pouvez régler tous les besoins d’une grande agglomération : vous avez plus de petits orchestres dans lesquels les gens sont plus concernés et engagés, le directeur musical n’est pas omnipotent, ne force plus tout le monde à faire la même chose. Chacun fait ce qu’il aime, donne le meilleur de lui-même.

B.S. : Est-ce pourquoi vous n’écrivez pas pour grand orchestre ?
S.R. : La dernière pièce que j’ai écrite pour grand orchestre et que j’ai terminée, je l’ai donnée à un orchestre qui n’a eu que quatre répétitions pour la travailler. C’est vraiment peu pour des gens qui ne connaissaient pas ma musique, mon style. Mais là n’est pas le seul problème. Avec un orchestre symphonique, le son est trop visqueux. Il est opaque, parce que vous avez dix-huit premiers violons, seize seconds, douze altos, dix violoncelles... Ce type de son est merveilleux pour Mahler, Brahms, Wagner. Il ne l’est pas fait pour Mozart. Il est aussi trop ample pour Beethoven. Le grand orchestre découle de Brahms, Wagner, Mahler, Sibelius, du premier Schönberg, des derniers romantiques. Il ne répond pas aux besoins de la musique contemporaine. Je veux un violon solo pour obtenir une texture très légère. Pour le volume, il me suffit de brancher des micros devant un quatuor à cordes.

B.S. : La taille d’un orchestre n’est pas uniquement affaire de volume mais aussi d’ampleur, de chair. Douze violons naturels ne sonnent pas comme trois amplifiés...
S.R. : La différence entre les deux types de formations, c’est que l’un est un éléphant, l’autre une gazelle. J’écris pour la gazelle. Cela dit, j’aime autant ces deux animaux africains [rires]. Je pense qu’aujourd’hui un compositeur doit pouvoir choisir ce dont il a besoin pour s’exprimer. Il se peut qu’un jour je veuille écrire pour grand orchestre, parce que je ressentirai la nécessité d’un son de cordes à moteur... Mais ces formations connaissent des problèmes rythmiques parce que quatre-vingt personnes ne peuvent jouer ensemble comme une seule. Tout dépend du son que l’on souhaite, de l’exécution rythmique que l’on attend. Au fond, ce que je veux c’est une voix solo amplifiée. L’orchestre symphonique est une pièce de musée fait pour exécuter les œuvres de la fin du XIXe siècle et du début du XXe pour lesquelles il a été créé. L’orchestre du XXIe siècle sera assurément plus proche de celui de Mozart enrichi de l’électronique.

B.S. : Que pensez-vous de l’enseignement ?
S.R. : Je n’enseigne pas. Étudiant, mes meilleurs professeurs étaient de mauvais compositeurs, et réciproquement. Pour moi, Schönberg est un géant, mais il est aussi très académique, par exemple dans son Opus 15, ses Pièces pour orchestre op.19, Pièces pour piano op.11, et même le système à douze sons. Il est le parfait exemple de l’homme hyper-brillant qui est un parfait académique. Webern a bien mieux compris ce que l’on pouvait faire avec le sérialisme, qu’il s’agissait d’une technique contrapuntique, non d’une technique homophonique. Pour être un bon professeur, il faut sortir de soi, voir qui est votre élève, trouver ce dont il a besoin aujourd’hui. Un autre de mes professeurs, Luciano Berio, homme merveilleux que j’aime beaucoup et respecte énormément. La base de son enseignement était de demander à ses élèves de regarder par-dessus l’épaule du maître pour voir ce qu’il faisait. Car c’est ainsi que l’on apprend le plus. Aux États-Unis, quatre vingt quinze pour cent des compositeurs enseignent. Or, si vous regardez par-dessus leurs épaules [moue de dédain]...

B.S. : Que représente pour vous l’opéra ?
S.R. : Avec The Cave, j’ai voulu retrouver Kurt Weill. La tradition de l’opéra me fait fuir. Pour moi, la voix d’opéra est une dose de plaisanterie et beaucoup de douleur pour les oreilles. C’est insupportable ! Certaines voix sont belles, par exemple celle de Kathleen Battle. Si ce style d’expression a été inventé c’est parce qu’il n’y avait pas de micro. Pour se faire entendre, la voix devait passer au-dessus d’un orchestre de plus en plus touffu après Mozart. Mais une fois le micro inventé et maintenant imposé dans le monde entier, on peut se demander « pourquoi Jessye Norman ? » OK, John Cage n’a pas écrit d’opéra, mais il avait utilisé des voix lyriques parce qu’il voulait régénérer le répertoire, Stravinski dans le Rake’s Progress se place clairement dans l’esprit de Mozart. Si l’on veut composer un opéra Mozart, il faut respecter son style. Mais si l’on veut écrire un opéra sur un président des États-Unis, dont le chanteur favori est Frank Sinatra et l’ensemble qu’il préfère le Glenn Miller Band, il vaut mieux renoncer aux cordes et à toute allusion au passé, y compris aux voix d’opéra. Ce qu’il faut, c’est quelqu’un qui chante comme Sinatra, ce serait musicalement plus intègre. Pensez à cela : de quelles voix, de quel orchestre avez-vous besoin pour votre projet ?

B.S. : Écrivez-vous pour ce type de voix. ?
S.R. : Non, j’utilise des voix faites pour la musique ancienne. Je les préfère aux chanteurs rock ou jazz. Mais ils sont tous à l’aise face à l’électronique, au micro.

B.S. : Quand avez-vous fondé votre premier ensemble instrumental ?
S.R. : En 1966. Les musiciens de cet ensemble sont free-lance. Nous jouons ensemble depuis trente ans et nous sommes toujours heureux de jouer ensemble. Nous avons donné The Cave  partout. The Cave n’est pas un opéra à proprement parler. C’est une pièce musicale. Pour juin 1997, je prépare pour l’Opéra de Bonn une œuvre d’une demi-heure.

B.S. : L’éclectisme est-il un bien pour la musique ?
S.R. : Au conservatoire, entre 1958 et 1962, il n’y avait qu’une façon de faire de la musique, celle de Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio... et, aux États-Unis, celle de John Cage. La majorité des étudiants américains aimaient Cage. J’étais presque le seul à ne pas l’apprécier. Les gens ont toujours dit que l’on pourrait faire quelque chose avec la musique sérielle, et c’est ainsi que commencèrent à écrire voilà quinze ans Henryk Górecki, Wolfgang Rihm, les nouveaux romantiques, John Adams. Puis ils recommencèrent à écrire du Mahler, du Sibelius, du Schönberg encore une fois1. En fait, quand vous êtes jeunes et que l’on vous dit « vous ne devez pas faire ceci ou cela », vous le faites. Étudiant, je bousculais constamment John Cage. Pour lui, tout était erroné, le sérialisme, le romantisme, le classicisme... tout. Aujourd’hui, c’est le contraire. Aux États-Unis, et je suppose aussi en Europe, tout est bon pour les étudiants. Je présume que cet éclectisme a ses avantages et ses inconvénients. Mais, vous savez, un bon compositeur saura toujours trouver sa voie.

B.S. : Et Charles Ives ?
S.R. : Il avait cessé d’écrire longtemps avant sa mort en 1957. Il menait une vie de reclus, étant très dépressif. C’était un être très triste. Sa musique était très peu jouée. Pour moi, Ives est le grand-père de la musique américaine. Three places in New England est un chef-d’œuvre, Concord Sonata est fantastique.

B.S. : Vous faites souvent allusion à Luciano Berio. Quelles relations entretenez-vous avec lui ?
S.R. : Pendant des années, il avait pris l’habitude de plaisanter avec ma musique de grand-mère [rires]. Voilà quelques mois, alors que je donnais une série de concerts au Septembre musical de Turin, il assista à ma surprise à une représentation de The Cave. Nous nous sommes parlés, embrassés, et je lui dis en aparté : « Tu vois, même grand-mère peut faire de la bonne musique. » C’est un homme délicieux. Etant Italien, sa musique est très lyrique. Quand j’ai entendu pour la première fois Circles, j’ai aussitôt pensé que cette musique ne pouvait avoir été écrite que par un Italien. Mais il comprend James Joyce mieux qu’un Américain.

B.S. : Quelle est selon vous votre œuvre la plus représentative ?
S.R. : Il y en a plusieurs. Drumming, Come out, Eight Lines, Desert Music, The Cave, City Life... Je  ne sais précisément combien d’œuvres j’ai composées. Au fond, pas tant que cela. Une trentaine. Le tout est publié chez Boosey and Hawks.


Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 3 mars 1995


[1] En français dans le texte
[2] En français dans le texte
[3] En français dans le texte

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