L''Opéra de Paris-Bastille vu du plateau. Photo : (c) Opéra national de Paris
Une fois
encore, je reprends ici un article écrit voilà plusieurs années. Il s’agit
cette fois d’une enquête réalisée en mai 1996 pour la revue Spectacles Info
consacrée à la création lyrique contemporaine et à son avenir. Aujourd’hui,
vingt-deux ans plus tard, le nombre d’opéras créés a augmenté chaque année de
plusieurs unités, les aides publiques et privées ont évoluées, en mieux comme
en pire, les interlocuteurs ont changé, mais le fond de la problématique reste
constante.
Genre considéré
comme moribond jusque dans les premières années 1990, l’opéra semble avoir
retrouvé la ferveur des compositeurs. Si l’on en croit en effet le nombre de
créations, l’intérêt que portent les institutions lyriques aux œuvres nouvelles
et un public que la création lyrique ne paraît plus rebuter, du moins si l’on
se fie aux salles toujours bondées et chaleureuses qui les accueillent, les
œuvres nouvelles font florès. Certes sommes-nous loin de l’engouement, des palabres
passionnés que suscitaient jadis la moindre première, le tempérament de nos
contemporains s’avérant décidément plus sage et consensuel que naguère. Ce
n’est pas non plus l’abondance du siècle dernier, loin s’en faut, mais il ne se
passe plus une année qui ne soit le témoin d’une demi-douzaine de créations
lyriques françaises, qu’elles soient scéniques ou concertantes, données un peu
partout dans l’Hexagone. Mais est-ce suffisant pour assurer la pérennité de
l’opéra dans les décennies à venir ? Rien n’est moins sûr.
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Péter Eötvös, Trois soeurs (1999). Photo : (c) Mezzo/Opéra national de Lyon
Si elles furent avant tout des lieux de création jusque dans les
années 1920, les maisons d’opéras sont, pour l’essentiel, devenues des lieux de
conservation du patrimoine. Les partitions nouvelles n’étaient certes pas
toujours données dans les meilleures conditions. Et si peu de ces pages ont su
s’imposer au répertoire, l’abondance aura au moins permis l’éclosion de
véritables chefs-d’œuvre. Mais la routine des troupes, la facilité, le manque
de rigueur, l’absence de discernement des responsables face à la concurrence de
nouveaux modes d’expression culturelle, finit par conduire le théâtre lyrique
au bord de l’abîme. Jugé obsolète, maintenu sous perfusion grâce à la présence
de rares mais admirables artistes, certains s’imposant comme d’authentiques
comédiens, l’opéra français allait ronronner jusqu’au réveil soudain du début
des années 1970, avec l’arrivée de Rolf Liebermann aux commandes de l’Opéra de
Paris. Si, comme le souligne Jean-Dominique
Marco, Directeur du festival de musique contemporaine Musica de Strasbourg,
l’opéra a commencé à renaître de ses cendres dans les années 1960 grâce aux
metteurs en scène qui ont dépoussiéré les œuvres et leur ont donné un nouveau
souffle, faisant de l’opéra le lieu de tous les rêves, de tous les fantasmes,
il fallut attendre Rolf Liebermann
pour assister à son renouveau. Directeur de l’Opéra de Hambourg, où il donna
une vingtaine de créations en douze ans, lui-même compositeur de plusieurs
partitions scéniques, il allait faire de la Réunion des théâtres lyriques
nationaux de Paris le centre du plus grand festival permanent d’art lyrique que
l’Europe ait connu, proposant de 1973 à 1980 un total de cinquante-quatre
productions nouvelles qui suscitèrent une véritable inflation tant sur le plan
du niveau d’exigence artistique que côté finances. Cependant, parmi les
commandes qu’il passa, seul le Saint
François d’Assise d’Olivier Messiaen semble pour l’instant s’être imposé,
malgré les exigences apparemment insurmontables de la partition.
A l’aune du
théâtre musical
Mais s’il se trouvait quelques compositeurs français pour
continuer à s’intéresser à la création lyrique, Charles Chaynes, Antoine
Duhamel, Marcel Landowski, Jean Prodromidès entre autres, que certains
regardaient alors comme des dinosaures, il aura fallu la fin des années 1980
pour que les jeunes générations commencent enfin à s’y intéresser, à venir de
plus en plus nombreux à l’opéra, espérant en la nouvelle popularité du genre,
séduits par le regard neuf porté par les metteurs en scène venus du théâtre, et
qui savent désormais retrouver un langage universel, sans refuser aucun
héritage, aucune racine. Autre source de modernité, le théâtre musical, dont
les recherches expressives devaient conduire à une libération du jeu jusqu’à
l’improvisation, requérant la participation active du public et dont l’un des
principaux centres devait être le Festival d’Avignon de la fin des années 1960
début des années 1970. Tout le monde s’accorde aujourd’hui à reconnaître
l’utilité de cette expérience qui a perduré à l’Atem (Atelier théâtre et
musique) fondé en 1976 par Georges
Aperghis et installé depuis trois ans [NDR : en 1993 donc] au Théâtre
des Amandiers à Nanterre. « L’expérience de l’Atem est pour moi un espace
de création, de liberté, convient Georges Aperghis. Nous mettons en présence
des objets non identifiés qui mêlent tous les composants du spectacle, la
musique étant le moteur. Nous sommes en perpétuel devenir, car nous ne cessons
de tout remettre en question. Chaque pièce contient en effet ses propres lois,
qui ne servent pas forcément à la suivante, les problèmes étant toujours
différents. J’ai le sentiment que le public de Nanterre suit, puisque les
spectacles de l’Atem ont attiré plus de trente mille spectateurs en trois ans. »
Pour Aperghis, ce qui différencie le théâtre musical de l’opéra, réside dans le
fait que dans ce dernier les auteurs commencent par l’histoire et le livret que
la musique « met en scène », avant qu’un metteur en scène vienne à
son tour mettre la musique en scène avec le texte, alors que dans le premier « il
n’y a pas de texte préexistant, mais une problématique musicale qui dépasse la
musique ». « Si l’on a besoin d’un texte, précise le compositeur, il
est possible de le prendre, mais on peut aussi fort bien s’en passer, faire un
spectacle avec seulement de la lumière et du son, ou avec les divers
comportements des acteurs. »
« Georges Aperghis, avec très peu de moyens, a fait de choses
intéressantes en matière d’exploitation de l’espace scénique, reconnaît Pierre Boulez. Si ses expériences n’ont
pas toujours abouti, il a pris des risques et il a compris que le problème du
théâtre n’est pas seulement d’écrire une œuvre et de la livrer aux interprètes,
mais que cela implique aussi de réfléchir sur l’action théâtrale. »
Aperghis n’a jamais cessé pour autant de s’intéresser à l’opéra. Il vient
d’achever le sixième, Triste tropique,
qui sera créé lors du prochain Festival Musica de Strasbourg. Ecrit sur un
livret de Catherine Clément d’après Claude Lévi-Strauss, commande de l’Opéra du
Rhin, cet ouvrage résulte d’un projet qui remonte à une dizaine d’années initié
par l’Opéra de Paris. « Bien que je me sois lancé voilà trente ans dans
l’aventure du théâtre musical, j’ai toujours écrit des opéras. Je souhaite en
effet de temps en temps raconter une véritable histoire, linéaire, qui a un
début et une fin. Je n’ai jamais dit que l’opéra était mort, et tant qu’il y
aura des compositeurs qui ont envie d’en écrire, il y en aura. »
La fin de
l’opéra conventionnel ?
Pour Claude Samuel,
directeur de la Musique à Radio France, l’opéra traditionnel a fait son temps. « Il
a duré plus de trois siècle, c’est pas mal, constate-t-il. Il n’y avait rien
avant ; après ce sera autre chose. Si l’opéra est mort, d’autres formes de
spectacles, qu’ils portent ou non le label “opéra”, sauront réunir à la fois
texte, verbe, geste, musique, le tout associé en une sorte de théâtre total
dont le vecteur pourrait être la télévision. C’est possible, mais il faudra un
authentique talent pour dominer de telles choses, et celui qui pourrait
l’inventer n’est sans doute pas encore né. » Lorsqu’on lui demande ce que
peuvent devenir les théâtres lyriques traditionnel, Samuel répond : « Les
musées ont leurs fonctions. » Voilà quelques années, Claude Samuel avait
créé l’association « Opéra autrement », qui s’était donné pour
mission de susciter des partitions lyriques originales répondant à un cahier
des charges précis à de jeunes compositeurs. Cette action devait révéler un
certain nombre de compositeurs, entre autres Gérard Pesson, et s’il y eut
déchets, ce ne fut pas davantage que dans les autres modes d’expression
artistique. « Mais je pense que l’on ne peut plaquer les langages
contemporains sur l’opéra traditionnel, précise Samuel. L’opéra appartient à
l’histoire, un peu comme le théâtre Nô qui perdure aujourd’hui au Japon grâce à
la tradition. Il faut imaginer autre chose, et c’est aux compositeurs de le
faire. »
Un lieu
d’expérimentation
Quel que soit l’avenir de l’opéra, ce qui manque aujourd’hui,
c’est un lieu qui permette d’expérimenter de nouveaux modes d’expression, la
salle modulable prévue dans le projet initial Opéra-Bastille semblant désormais
voué aux oubliettes de l’histoire. « J’avais travaillé sur ce thème lors
du lancement du projet Bastille, se souvient Pierre Boulez. Le dessein était d’avoir une sorte de cellule
volante qui, dotée de la salle modulable, aurait pu se permettre de faire des
recherches. C’est une catastrophe que d’avoir renoncé à un tel lieu, car il est
bien évident que c’est prendre des risques énormes que de s’exercer dans une
grande salle de deux mille sept cent places. »
« La salle modulable est remise aux calendes grecques,
regrette Hugues Gall, et il est vrai
que le projet Bastille, que j’ai certes contesté à l’époque, avait au moins la
vertu de la cohérence, avec une grande et une petite salle. Ne disposer que de
la première ne nous empêchera cependant pas de faire de la création, mais cela
amplifie tout de même les risques. » « Il me paraît en effet
important de disposer d’un tel outil, convient Anne Chiffer, directrice de la Musique et de la Danse au ministère
de la Culture. Mais sa réalisation ne me paraît pas possible dans l’immédiat.
Espérons que la situation économique s’améliore. Actuellement, nos efforts se
portent sur la rénovation d’un certain nombre d’équipements déjà existants.
Après Garnier, nous avons des projets à Strasbourg et à Toulouse, deux théâtres
qui commencent à vieillir. » Servant actuellement d’entrepôt au Musée
Grévin, au moins jusqu’en 2000, la salle modulable de Bastille pourrait
retrouver un jour son actualité... au XXI° siècle.
A la
recherche d’un nouveau mode d’expression lyrique
Quant à chercher un mode d’expression susceptible de se substituer
à l’opéra, Hugues Gall, directeur
général de l’Opéra de Paris, répond “banco !” « Mais on s’y met tous, et
cet “autre chose” ne peut que se fonder sur une théâtralité avec de la musique.
Il faut reconnaître que ce qui correspond le mieux à ce que pouvait être Nabucco de Verdi et à la ferveur qu’a
suscité la première de cet ouvrage ne se retrouvent non pas dans nos théâtres à
aucun moment d’une création contemporaine, mais bien dans les stades et les
grand-messes de Michael Jackson. Peut-être, sans même le savoir, a-t-on déjà le
remplaçant de l’opéra. Je pense que nous sommes arrivés à une époque où les
œuvres se consumeront plus vite que par le passé, et il y a souvent plus de
bonne musique, d’invention mélodique, de tendresse, dans une chanson des
Beatles que dans les neuf dixièmes des opéras composés depuis vingt ans. Mais
l’opéra de demain, est-ce les Misérables
de Claude-Michel Schonberg, l’œuvre la plus jouée au monde, Don’t prey for me Argentina d’Andrew
Lloyd L. Weber, est-ce Evita ou Miss Saïgon ?... Je suis régulièrement
sollicité pour monter ce genre de spectacle. En fait, tout le monde cherche,
mais ce n’est certes pas dans nos maisons que cela se passe. » Gall
constate qu’il est souvent plus facile de créer à l’étranger qu’en France : « Il
y a chez nous, dans nombre d’esprits, qu’on le veuille ou non, une sorte de
césure entre telle filiation musicale et telle autre. Aux Etats-Unis, mais
aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne et dans les pays nordiques, les
directeurs de salles ne sont pas condamnés parce qu’ils montent indifféremment
du Philip Glass, la dernière œuvre d’Argenta, des pages qui peuvent aussi bien
relever de l’héritage de Leonard Bernstein que d’un langage post-webernien.
Leur seule préoccupation est de savoir si cela plaît ou non au public. Les
Américains n’ont aucun complexe. En France, il y a partage des eaux, ce qui ne
facilite pas la vie des compositeurs, musiciens, directeurs de théâtre... et du
public. Mais, personnellement, n’étant inféodé à personne, je me sens plutôt
libre. » A ceux qui reprochent à l’Opéra de Paris de ne pas oser prendre
de risques dans la création, Gall répond que l’institution a toujours été
frileuse sur ce point « Pourquoi Garnier s’est-il toujours montré moins
audacieux que Favart ? Aux Vêpres
siciliennes et à Don Carlos de
Verdi, aux quelques Massenet et aux Meyerbeer proposés par le premier, le
second a répondu en développant une politique de créations plus heureuse,
prenant des risques sur des compositeurs comme Bizet, Debussy, Dukas. Les
sommes à engager par Favart étaient moins importantes, et si ses directeurs ont
été plus téméraires, ceux de l’Opéra, même à l’époque des commandites,
préféraient regarder midi à leur porte, les enjeux financiers étant trop
colossaux.»
Bastille
s’ouvre à la création
Ce qui n’empêche pas Hugues Gall de se lancer dans la création.
S’il a justement estimé qu’il lui fallait tout d’abord reconstituer le
répertoire de l’Opéra de Paris, un théâtre comme celui-ci ne pouvant se passer
des grands Mozart, Gluck, Weber, Wagner, Verdi, Puccini, ni des classiques du
XX° siècle, il considère comme un devoir de s’inscrire dans une politique
globale de création. Le premier maillon de cette politique de création sera Salammbô de Philippe Fénelon, dont la
première est prévue pour la saison 1997-1998. « Nous sommes en train de la
mettre en forme, de la distribuer, les dates sont d’ores et déjà retenues, se
flatte Gall. Ultérieurement, nous essaierons de faire la même chose pour
Garnier, dès que la maison sera rodée. Mais il est vrai que nous avons pris du
retard en matière de création. Pour apporter notre pierre à l’enrichissement du
répertoire, il nous faudrait donner deux créations par an, de telle sorte qu’au
bout de dix ans on ait vingt partitions nouvelles. Sur cette vingtaine
d’ouvrages, seize seraient sans doute vouées à l’oubli, tandis que les quatre
autres entreraient au répertoire. C’est ce qui se passait au XIX° siècle ;
c’est ce qui s’est passé plus près de nous avec l’expérience hambourgeoise de
Liebermann des années 1960. Sur les vingt-trois partitions qui avaient alors
été commandées, trois seulement appartiennent aujourd’hui au répertoire. »
Composer un
opéra : un vrai métier
Composant selon ses aspirations, sans attendre de commande, Philippe Fénelon savoure le bonheur de
voir son troisième opéra créé à l’Opéra Bastille. « C’est le lieu où l’on
peut le mieux travailler au monde, s’enthousiasme-t-il. L’opéra est affaire
d’équipe. Le compositeur doit participer à la création, parce qu’il peut ainsi
retoucher son œuvre jusqu’au bout. Gary Bertini, qui dirigera Salammbô, a eu des réflexions très
pertinentes, d’excellentes idées pour la musique de scène, la spécialisation.
Si l’on veut des chanteurs intéressants, il faut travailler avec eux. Il y a
tellement de paramètres dans l’opéra qu’il est difficile de tout maîtriser,
c’est pourquoi il est important d’être conseillé. Lors de la création de mon
premier opéra, le Chevalier imaginaire, je n’ai pas été
assez vigilant, sur tous les plans, le chef, le metteur en scène, sur le choix
de la distribution. Conçu avec la participation d’Harry Kupfer, directeur du
Komische Oper de Berlin, mon opéra sera finalement mis en scène par Francesca
Zambello. » Pour Fénelon, composer un opéra est un métier en soi. Wagner
n’a pas écrit Tristan und Isolde à
son premier essai, remarque-t-il. « J’ai découvert la voix à quinze ans,
se souvient Fénelon. Je voulais être chanteur, et j’ai toujours été passionné
par l’opéra. Mais il y avait une distance énorme entre ce que je prétendais
faire et le résultat que j’obtenais. Il me fallait donc faire tout un
apprentissage. J’ai mis vingt ans pour arriver enfin à quelque chose. J’ai
écrit le Chevalier imaginaire, qui
n’a pas été créé tout de suite. J’ai donc reporté toutes ses imperfections dans
mon deuxième opéra, et je n’ai pu commencer à corriger mes erreurs que dans le
troisième, après avoir entendu le premier au Châtelet. Il faut beaucoup écrire pour
apprendre, mais les institutions ne prennent pas le relais. »
Une genèse
difficile
Contrairement à son confrère, Philippe
Manoury en est à son premier ouvrage lyrique. Bien qu’il n’ait aucune
expérience en la matière, Manoury caressait depuis longtemps le projet d’écrire
un opéra. « C’est même ce qui m’intéresse le plus, souligne-t-il. J’ai
toujours eu une prédilection pour la grande forme, et, en outre, je pense que
la musique évolue considérablement lorsqu’elle se frotte à un autre medium. »
Après cinq ans de genèse délicate, l’ouvrage doit être créé au Châtelet la
saison prochaine. Parti d’un projet consacré au film Citizen Kane et à son auteur, Orson Welles, s’appuyant sur un
livret de la scénariste de cinéma Sandra Joxe, Manoury a fini par écrire un
opéra de cent minutes qui requière la participation de quatre vingt dix
musiciens et sept chanteurs autour d’un huis clos dans un aéroport, Soixantième Parallèle, composé sur un
texte du dramaturge Michel Deutsch. « Voyant que mon projet traînait à la
Bastille, Stéphane Lissner m’a proposé de le monter au Châtelet, se souvient
Manoury. Il m’a mis en contact avec plusieurs metteurs en scène, avant de me
présenter Pierre Strosser, qui travaillait alors sur le Ring de Richard Wagner. Nos discussions nous ont conduits à
abandonner mon projet initial et à chercher un thème plus scénique. C’est
Lissner qui a émis l’idée de faire appel à Michel Deutsch. Nous nous sommes
arrêtés sur cette idée de huis clos pris sous une tempête, qui a tout d’abord
pris la forme d’une pièce de théâtre à partir de laquelle Strosser et moi avons
élaboré un nouveau découpage, supprimé des personnages, changé l’ordre des
événements, fait s’interpénétrer les scènes, toutes révisions soumises, bien
sûr, au librettiste. Mon opéra est donc le résultat d’un vrai travail d’équipe,
une écriture à trois dont Strosser a été le lien. Aujourd’hui, sitôt composé un
passage, j’en fais une réduction pour piano que nous testons immédiatement. Le
Châtelet a en effet mis sous contrat des jeunes chanteurs de l’Ecole d’Art
lyrique de l’Opéra de Paris, ce qui me permet de tester ma musique en présence
du metteur en scène et du librettiste. Je dirige moi-même ces séances, David
Robertson n’étant pas encore intégré à notre travail.» Pour parvenir à ses fins
dans les délais, Manoury a demandé à Lissner de le mettre en résidence. « Ce
qui m’a sauvé, dit Manoury, puisque cela signifiait pour moi à la fois un
salaire et la possibilité de travailler avec l’Orchestre de Paris. Compte tenu
des délais que m’accordait Lissner, il ne s’agissait pas pour moi de courir le
cachet. »
Résidence de
compositeurs
Ce système de mise en résidence, appliqué dès 1994 par Henri Maier à l’Opéra de Montpellier
lors de la création du premier opéra de la jeune Valérie Stéphan, aujourd’hui Manoury au Châtelet, et, pour les deux
ans à venir, Gilbert Amy à l’Opéra
de Lyon pour l’écriture de son opéra le
Premier Cercle d’après Alexandre Soljenitsyne, est à la fois soutenu par le
Fonds de Création Lyrique de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques
(SACD) et par la Direction de la Musique et de la Danse du ministère de la
Culture. « La mission de l’Etat est de rapprocher de plus en plus les
compositeurs de l’outil de production, dit-on au ministère, leur permettre d’être
en situation sur le terrain. » « Mettre un compositeur en résidence
ne se fait pas au hasard, précise le compositeur Jean Prodromidès, Président de la commission Musique à la SACD et
initiateur du Fonds de Création Lyrique. Il faut savoir où on le met, éviter
l’opéra dont le directeur risque de le mettre au placard. Car il se trouve peu
de théâtres intéressés par ce type d’opération. Nous accordons une résidence à
un jeune compositeur par an. Le bénéficiaire est doté d’une bourse d’environ
10.000 FF [soit 1.500 €] par mois. Ce sont pour nous de véritables paris sur
l’avenir, car nous ne connaissons que très peu de choses sur ces compositeurs. »
Pour Jean-Dominique Marco, la
résidence est capitale, car, ne connaissant pas l’outil pour lequel ils
travaillent, les compositeurs écrivent indépendamment des contraintes du
théâtre. « Quand l’Opéra de Strasbourg a commandé Triste tropique à Georges Aperghis, on lui a demandé de respecter
impérativement les effectifs du chœur et de l’orchestre, rappelle Marco, qui
doit aussi donner au prochain Musica, le Go-gol
de Michael Levinas. Faute de salle à
la disposition exclusive des compositeurs et metteurs en scène, la résidence
est la meilleure solution pour l’aide à l’écriture. »
Un métier à
rénover
Pour Jean-Marie Blanchard, ancien Administrateur général de l’Opéra de
Paris aujourd’hui [NDR : 1996] directeur désigné de l’Opéra de Nancy, la
création lyrique contemporaine est question de volonté des directeurs de
théâtre, car compositeurs, scénographes et public sont très demandeurs. « En
fait, le métier de directeur d’une maison de création s’est peut-être éteint.
Au XIX° siècle, un grand directeur d’opéra était un peu ce qu’est aujourd’hui
un grand producteur de cinéma. C’était un homme qui avait le goût, l’instinct,
la culture, l’alliage de ces trois éléments nécessaires pour savoir commander
au bon compositeur, au bon librettiste, réaliser les bonnes associations,
suivre un travail d’élaboration, et ne pas craindre de prendre des positions
qui peuvent s’avérer grotesques. Bref, ce que sait faire aujourd’hui un
producteur de cinéma - genre où les sommes mises en jeu sont aussi conséquentes
que dans l’opéra -, qui réunit cinéaste, scénariste, directeur de la photo, les
équipes techniques et artistiques, et qui cherche son public. Aujourd’hui, on
commande un ouvrage sans se soucier du fait qu’un opéra c’est musique plus
livret, sans s’assurer que le mariage est heureux, ni s’inquiéter du fait que
le résultat donnera ou non un objet dramatiquement viable. Il y a donc tout un
métier que l’on ne veut ou ne sait plus faire. La balle est dans le camp des
producteurs de cinéma, et nous ne sommes plus que des gérants de cinémathèques. »
Mais, pour Blanchard, la profession de directeur de théâtre va connaître le
renouveau, car la demande existe, ne serait-ce qu’en raison d’une lassitude de
plus en plus affirmée du public à l’égard d’un répertoire ressassé, fait et
refait par des metteurs en scène devenus les seuls maîtres de la créativité
lyrique. « Il y a tout de même des ouvertures pour la création,
constate-t-il, et on va se rendre compte que, au-delà des spécialistes,
certains publics ont envie d’assister à des créations. Du coup, je suis persuadé
que la machine va repartir. » Blanchard n’envisage pas la disparition du
genre. « Si c’était le cas, il faudrait encore savoir pourquoi il est
mort. Je n’arrive pas à croire que la représentation des passions humaines est
surannée, et je pense que l’on aura toujours besoin d’un lieu pour les
présenter. Je ne pense pas que l’opéra meurt si le théâtre ne meurt pas. Je ne
dis pas n’importe quelle forme d’opéra, mais que l’idée que la représentation
dramatique soit magnifiée, co-véhiculée par de la musique me paraît avoir gardé
son actualité. »
Trop
d’amateurisme
Moins optimiste que Jean-Marie Blanchard, Pierre Boulez se désole
de ne voir parmi les directeurs de théâtre, sur le plan international, que fort
peu de gens aventureux. «L’opéra coûte cher, car les structures sont très
lourdes, et le public d’opéra pluriel. On parle généralement de celui qui aime
Verdi, qui va voir uniquement ses ouvrages pour les prouesses vocales et se
moque pas mal de la mise en scène, de l’orchestre.» En fait, Boulez reproche
l’amateurisme des institutions. «Je souhaite qu’il y ait plus d’imagination au
pouvoir, comme le disait un slogan de mai 1968. De la part de tout le monde.
Que les administrateurs aient plus d’imagination pour administrer, que les
compositeurs en aient davantage pour composer, les directeurs pour leur métier.
A l’opéra, c’est toujours les mêmes recettes que l’on applique, avec simplement
un peu de peinture nouvelle. Aucune réflexion sur l’espace scénique n’a été
menée, contrairement au théâtre avec la Schaubühne à Berlin ou aux Amandiers à
Nanterre avec Patrice Chéreau. Il faut impérativement que le compositeur
travaille avec un dramaturge… Il faut expérimenter avant de commencer à écrire.
Cela s’est fait plus vite au théâtre parce que tout y est beaucoup plus simple,
les acteurs sont des gens bien moins compliqués que les musiciens, et il n’y a
pas de problèmes acoustiques. C’est pour toutes ces raisons que la salle
modulable de Bastille manque terriblement. » Devenu l’un des plus grands
chefs lyriques de sa génération, Pierre
Boulez caresse le projet d’écrire un opéra depuis de nombreuses années. Mais,
après avoir perdu son premier librettiste, Jean Genet, qui a laissé des
esquisses que le compositeur juge insuffisantes, Boulez vient de perdre le
second, Heiner Müller, qui aurait dû lui livrer des ébauches en février
dernier. Daniel Barenboïm, qui devrait créer l’ouvrage au Staatsoper unter den
Linden de Berlin, ne désespère pas, comme il l’a affirmé fin avril à Paris,
d’autant que le compositeur a prévu de prendre une année sabbatique dans cette
perspective dès la saison prochaine. « Ce qui manque, dit Boulez, ce sont
les librettistes. Ceux qui s’y intéressent sont généralement trop
traditionalistes. Les compositeurs ne démissionnent pas, mais on ne leur
facilite pas l’existence. L’opéra a de l’avenir, sous condition de cohésion. »
Lyon et la
création
Pour Jean-Pierre Brossmann,
Directeur de l’Opéra national de Lyon, la création lyrique est capitale, ne
serait-ce que parce que, s’il existe un répertoire, c’est bien parce qu’il a
été créé. « Quel pourrait être le répertoire du futur si l’on ne vivait que
sur ce que l’on connaît déjà, se demande Brossmann ? Ce qui est curieux, c’est
qu’aujourd’hui on veut toujours relire, moderniser les ouvrages du passé, et
que l’on refuse d’aller au bout de la modernité. On tend d’ailleurs à tout
mélanger, parlant de création là où il ne s’agit que de nouvelles lectures. Ce
qui me paraît pourtant le plus intéressant, c’est la vraie création, d’être à
l’origine d’une œuvre, c’est-à-dire mettre en relations compositeur et
librettiste, voire scénographe, et participer à la genèse. La postérité se
chargera bien de faire le tri. » Parmi les treize théâtres que compte la
Réunion des théâtres lyriques de France (RTLF), l’Opéra de Lyon, avec celui de
Montpellier, est le plus ouvert à la création. Après Schliemann de Betsy Jolas et Dédale
de Hugues Dufourt l’an dernier, et Galina
de Marcel Landowski l’an dernier, l’Opéra de Lyon, qui a toujours été l’un de
principaux centres de création lyrique en France, s’apprête à créer la saison
prochaine Trois Sœurs du compositeur
hongrois Péter Eötvös, puis ce sera
au tour d’une nouvelle partition de Fabio Vacchi pour l’Atelier lyrique, qui a
déjà créé sa Station thermale, enfin le Premier Cercle de Gilbert Amy. « Nous
avions commandé un opéra à Toru Takemitsu, qui ne verra malheureusement jamais
le jour, regrette Brossmann. Nous avions poursuivi le compositeur japonais
pendant des années à travers le monde, avant de le rencontrer. Il avait fini
par accepter la gageure d’écrire son premier opéra. » Lorsqu’on lui
demande comment son théâtre incite le public à assister à une première
exécution, il assure ne pas avoir de problème de remplissage. « Il est
vrai que nous donnons moins de représentations que s’il s’agissait d’un œuvre
du répertoire, convient-il. Nous nous appuyons sur nos abonnés, qui nous font
confiance, car ils suivent fidèlement notre programmation. Il y a bien sûr des
créations qui sont plus ou moins événementielles. Galina de Landowski a attiré tout un public en raison de son
actualité, l’élément central étant le couple Rostropovitch. Autre facteur
déterminant, la réputation des différents maîtres d’œuvre, que ce soit par
exemple Amagatsu qui signera la mise en scène de Trois Sœurs d’Eötvös. Lorsque l’on demande aux chanteurs de
s’investir dans une création qui ne comptera que quatre ou cinq
représentations, il est certain que l’on risque d’essuyer un refus. Mais je
crois qu’il est possible de convaincre, d’autant que les chanteurs savent que
nous pouvons leur proposer d’autres productions, des relations continues.
Ainsi, nous avons eu la chance de bénéficier de la participation de Gwynne
Geyer et de Jean-Philippe Lafont pour Galina,
alors que Dawn Upshaw avait accepté de participer à la première de l’opéra de
Takemitsu. Je pense que l’on ne s’adresse pas forcément au large public de
l’opéra, mais qu’il existe un public plus ciblé, curieux, ouvert, qui vient
aussi bien du théâtre que de la musique contemporaine ou des arts graphiques ou
autres. » Ce qu’attend Brossmann de l’opéra contemporain, c’est qu’il ne
soit « pas trop loin du théâtre, c’est-à-dire que les sujets, les livrets
n’égarent pas le public, car il ne faut pas que s’instaure une coupure trop
grande entre la disponibilité du spectateur et ce qu’il est prêt à recevoir ».
Acquérir un
savoir-faire
« Le vrai problème, constate Jean-Dominique Marco, réside dans le fait que lorsque l’on commande
un opéra à un compositeur, le résultat est souvent maladroit, car c’est leur
première partition scénique. Du coup, on leur dit que leur ouvrage n’est pas
bon, et on ne leur donne pas de seconde chance. C’est une erreur grave. » « Au
XIX° siècle, renchérit Jean Prodromidès,
le Conservatoire de Paris comptait dans ses rangs deux professeurs de
composition qui avaient pour nom Jules Massenet et Léo Delibes. Ainsi y
avait-il comme une transmission du savoir théâtral qui se faisait
naturellement. Il n’a donc pas été nécessaire de payer une résidence à Claude Debussy
pour l’aider à découvrir ce qu’était un théâtre lyrique, et il s’est rendu
compte tout seul du fait que son premier opéra, Rodrigue et Chimène, ne marchait pas ! » Habitués à investir
sur le long terme, les éditeurs de musique regrettent eux aussi que l’on ne
permette pas aux compositeurs d’acquérir une expérience de la scène. « L’opéra
exacerbe les phénomènes, c’est pourquoi la décision d’écrire une partition
lyrique fait un peu peur au compositeur et à son éditeur, convient Hervé Burckell de Tell, Directeur des
éditions Salabert. Soit l’œuvre marche, et c’est le “jack pot”, soit c’est le
bouillon, et elle disparaît à jamais. Lorsque, dans un catalogue, un opéra
devient un “best-seller”, c’est formidable, comme nous pouvons le constater
tous les jours avec les éditions Ricordi que nous distribuons en France. Le
lyrique présente de tels enjeux économiques, de tels investissements publics et
privés, que la prise de décision est vraiment calculée au plus juste. Si nous
avions une exigence de rentabilité produit par produit, nous arrêterions
immédiatement toute création scénique, car ce serait la mort de l’édition. La
location de matériel et les droits liés à l’exécution et à l’enregistrement
sont loin d’amortir l’investissement initial. La seule exception dont j’ai été
le témoin en cinq ans d’expérience, est To
be sung de Pascal Dusapin, cela grâce à la quarantaine de représentations
obtenues par l’Atem, en France, en Allemagne et en Autriche. Ce n’est pas tous
les jours qu’un opéra est donné autant de fois ! » L’engouement des
compositeurs pour l’opéra est pourtant évident, comme l’attestent les Editions
Salabert, qui publient deux œuvres nouvelles par an, tous les éditeurs de la
maison, Betsy Jolas, Pascal Dusapin, Marcel Landowski, Michaël Levinas, Erik Tanguy,
« ont commis, sont en train de commettre ou ont exprimé l’envie de
commettre un opéra », remarque Burckell de Tell.
Aide à la
création
Au ministère de la Culture, comme à la SACD, l’aide à la création
se présente sous deux formes distinctes et complémentaires. Le soutien à
l’écriture d’une part, l’aide à la production d’autre part. La SACD, qui double
les droits d’auteur versés aux compositeurs lors des créations, concourt
également à la première reprise d’un ouvrage déjà créé. De 1993 à 1996, la
Direction de la Musique et de la Danse disposait d’une enveloppe globale
annuelle de 400.000 FF [NDR : 61.000 €] pour l’aide à l’écriture. Une
commande d’Etat d’un opéra est payée à un compositeur entre 50.000 FF [NDR :
7.500 €] et 150 000 FF [NDR : 23.000 €], selon l’ampleur de la partition.
Le ministère soutient un grand opéra par an et cinq plus petits. L’Etat
subventionne également la production par le biais du Fonds de Création Lyrique
géré par la SACD et auquel participe également la Société Civile pour
l’Administration des Droits des Artistes Interprètes (ADAMI) et la Fondation
pour la Création Musicale (FCM). Les subsides de l’Etat, dans ce cadre,
s’élèvent à 1,5 millions de francs [NDR : 230.000 €] au titre de l’aide à
la diffusion. Les treize théâtres de la RTLF, ainsi que l’Opéra de Paris et le
Théâtre du Châtelet peuvent bénéficier d’office de cette enveloppe s’ils en
font la demande. Le ministère de la Culture soutient en outre le théâtre
musical, les petites structures de production et associations à hauteur de 5,5
millions de francs [NDR : 840.000 €]. « Nous assistons actuellement à
un développement important d’associations vouées à la création lyrique,
constate avec satisfaction Anne Chiffer.
ARCAL, Opéra Eclaté, la Péniche Opéra, entre autres, proposent des productions
plus légères mais de grande qualité et qui rencontrent un public de plus en
plus nombreux. C’est pourquoi nous souhaitons développer notre soutien,
encourager ces structures dans leur démarche qui permet aussi de faire rayonner
la création lyrique dans les plus petites villes de France auprès d’un public
très demandeur. » Reste à souhaiter que les économies budgétaires
envisagées par l’Etat dans les mois et les années qui viennent ne pèsent pas
trop lourd dans les enveloppes versées par le ministère de la Culture en
général et sur celles réservées à la création lyrique en particulier...
Bruno Serrou
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