jeudi 26 février 2015

Leonidas Kavakos a enchanté la Philharmonie et l’Orchestre de Paris sobrement dirigé par Yuri Temirkanov

Paris, Philharmonie de Paris, mercredi 25 février 2015

Yuri Temirkanov. Photo : DR

« En Russie, tout est décidé par un seul homme, qui a une vision assez traditionnelle, convient sans ambages le chef d’orchestre Yuri Temirkanov lors d’une rencontre en août dernier au Festival Annecy Classic où il est en résidence avec son orchestre chaque été depuis 2010. C’est pour nous une chance que celui qui soutient la musique classique - il le fait énergiquement - soit le Président Poutine. » Invité privilégié du Théâtre des Champs-Elysées, où il se produit tous les ans depuis 1990 (1), l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg dont il est le patron depuis un quart de siècle, est considéré comme l’ambassadeur de la culture russe, à l’instar de l’autre institution pétersbourgeoise, le Théâtre Mariinsky qu’il dirigea dix saisons avant que Valery Gergiev lui succède en 1988. « Il n’est pas question pour moi de déranger M. Poutine tous les jours, tempère-t-il,  mais quand j’ai des questions à aborder avec lui, je peux le faire. Récemment, il a accepté une augmentation de salaires des musiciens que je lui demandais. »

Patron de l’un des orchestres les plus prestigieux au monde, Youri Temirkanov n’en dirige pas moins les grandes phalanges internationales avec lesquelles il aime à se produire. Ainsi de l’Orchestre de Paris, où il a fait ses débuts voilà quarante et un ans, avant de le retrouver en 1989, puis voilà deux saisons, déjà dans Prokofiev et Tchaïkovski, auxquels Moussorgski était associé.

A soixante-quinze ans, violoniste, altiste et chef d’orchestre de formation, silhouette fine et élégante, cheveux blancs et fournis mais coiffés de près, Yuri Temirkanov est depuis un quart de siècle le directeur artistique de la Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Il en a directement hérité des mains de celui dont il fut dix ans l’adjoint, l’immense Evgueni Mravinski, qui en un demi-siècle en a fait l’un des plus grands orchestre au monde. « En fait, la Philharmonie de Saint-Pétersbourg regroupe deux orchestres, le Philharmonique et le Symphonique, précise Temirkanov, et j’ai travaillé avec les deux. D’abord le Symphonique, de 1968 à 1976, puis le Philharmonique, depuis 1988. » Fondé en 1882 par Alexandre III sous forme de chœur auquel Nicolas II adjoint un orchestre, l’OPSP s’est vite produit avec des chefs réputés, comme Richard Strauss, Alexandre Glazounov, Serge Koussevitzky. Mais c’est Mravinski qui en a forgé la réputation. A l’instar de son aîné, Temirkanov semble parti pour y finir sa carrière. « J’ai été nommé par l’Etat pour cinq ans renouvelables. Quand on prend les rênes d’un tel orchestre à cinquante ans, faire changer de points de vue ses musiciens est difficile. Il leur est arrivé de s’opposer à mes idées, mais aujourd’hui, tout se passe bien. Sinon je ne serais plus à ce poste depuis longtemps. » Temirkanov dirige plus de cent concerts par an, confiant son orchestre à des chefs invités pour les cent autres. Orchestre national, le Philharmonique de Saint-Pétersbourg bénéficie du soutien d’une compagnie pétrolière publique russe.

D’habitude toujours plus flamboyant, onctueux et engagé à chacune de ses prestations, l’Orchestre de Paris est curieusement apparu hier effacé tout en restant égal à lui-même quant à la ductilité du son, animés par la vision distanciée de Yuri Temirkanov, qui a été peut-être plus ou moins dérouté par une salle qu’il découvrait. Le geste souple, élégant mais économe, pétrissant la pâte sonore de ses doigts libres de baguette, le chef est étonnamment apparu un peu machinal en regard de ce qu’il a par exemple proposé à Annecy en août dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/yuri-temirkanov-celebre-la-russie-avec.html et http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/yuri-temirkanov-denis-matsuev-et-le.html), et au Théâtre des Champs-Elysées en novembre. Le chef chantait pourtant dans son jardin, avec un programme entièrement russe. Peut-être trop, d’ailleurs, car il ne prenait aucun risque, a priori. Peut-être le choix était-il trop « occidental » parmi les œuvres de ses aînés, les trois retenues étant profondément ancrées dans le classicisme.

Leonidas Kavakos, Yuri Temirkanov et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris

Les deux partitions de Serge Prokofiev sont en effet loin de la modernité fauve qui caractérise la première période russe du compositeur et qui forge sa personnalité réelle. Dans la mouvance de l’esthétique primitive de Stravinski, exaltée dans les ballets de 1915 Ala et Lolly pour les Ballets Russes de Diaghilev plus connu dans sa forme Suite Scythe op. 20, et Chout, ainsi que les premières sonates pour piano, Prokofiev opte pour sa Symphonie n° 1 en ré majeur op. 25 dite « Classique » pour la forme classique, allant jusqu’à adopter l’effectif instrumental du XVIIIe siècle, bois et cuivres par deux, timbales et cordes (14-12-10-8-6). La vision terre à terre de Temirkanov en a gommé la vitalité exubérante de l’Allegro initial, bridant l’orchestre dans une rythmique pesante au point d’affecter le foisonnement sonore et la jubilation technique instrumentale. Peu amène, le Larghetto a été préservé par l’alliage somptueux du basson solo et des cordes, tandis que la rythmique de la très courte Gavotte a manqué d’allant et de rebonds. Même déception dans le finale que dans le premier mouvement, avec cette impression de pulsation qui ne décolle pas, l’esprit populaire festif et insouciant de l’œuvre disparaissant derrière une vision trop stricte et réfléchie.

Contemporain du Concerto « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg, dont il n’a pas la force et la gravité, le Concerto n° 2 pour violon et orchestre en sol mineur op. 63 de Prokofiev ne compte pas moins parmi les chefs-d’œuvre de la littérature pour violon concertant du XXe siècle. Créé à Madrid le 1er décembre 1935 (le concerto de Berg le sera à Barcelone le 19 avril 1936), le concerto a été conçu entre Paris et Moscou, durant la période pendant laquelle l’URSS lui fait un pont d’or pour l’attirer à Moscou, où il finira par s’installer en 1936, renonçant définitivement au mode de vie occidentale. L’œuvre est emplie du conflit vécu par le compositeur durant sa genèse, la liberté étant incarnée par le violon et ses mélodies inquiètes, tandis que de l’orchestre émane un sentiment de servitude contrainte dans les contours classiques qui lui sont si chères et qui rattachent cette partition à la première symphonie écrite vingt ans plus tôt. Sous l’impulsion de son soliste, Leonidas Kavakos, qui a lancé l’œuvre seul de façon retenue et méditative, attestant peu à peu de son agilité et de l’éclat feutré de ses timbres, prenant son violon comme une caresse, Yuri Temirkanov s’est avéré plus concerné et acteur que dans la Symphonie « Classique », se délectant de bonne grâce des sonorités fluides et fruitées de l’Orchestre de Paris, du brio et de l’onirisme de son soliste. Remarquable d’aisance et de dynamique, laissant chanter son violon à satiété de sa technique infaillible au service d’une musicalité inouïe, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - ahurissantes transitions entre fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’extraordinaire artiste grec a brossé un concerto éblouissant de lumière, au point d’imposer un silence quasi religieux, le public ayant le souffle coupé par ce qu’il entendait et voyait, tant la beauté de son jeu et des timbres qu’il exalte de son Stradivarius « Abergavenny » de 1724 semble infinie.

Leonidas Kavakos. Photo : (c) Medici TV

Quoique rappelé mollement par le public, Leonidas Kavakos s’est lancé sans attendre, tandis que les applaudissements s’essoufflaient, dans un traditionnel mouvement lent de sonate de Jean-Sébastien Bach, l’archet bondissant sur les cordes avec une légèreté saisissante, magnifiant un chant d’une plastique exceptionnelle.

La seconde partie était entièrement occupée par une courte partition que Yuri Temirkanov programme volontiers en tournée avec son Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, la suite du ballet le Lac des Cygnes de Piotr I. Tchaïkovski. Le premier des trois grands ballets du compositeur russe conçu en 1875-1876 est l’une des partitions les plus populaires du genre. Il peut être considéré comme l’archétype insurpassé du ballet classique. La création fut pourtant un fiasco. Si bien qu’en 1882, Tchaïkovski envisagea de réaliser une suite d'orchestre, mais ce n'est que longtemps après sa mort que son éditeur publia en 1900 une Suite d’orchestre du Lac des Cygnes réalisée par une plume anonyme. Devenue très populaire, elle est en six mouvements, enchaînant le début du deuxième acte, la Valse en la bémol de l’acte I, deux scènes de l’acte II, la danse des petits cygnes et la seconde danse de la Reine des Cygnes, la danse hongroise de l’acte III et le finale de l’acte II.

Du siège que j’ai occupé durant ce concert, rang Q côté impair du parterre, mon écoute a été étonnamment gênée par un léger écho clairement perceptible de l’orchestre renvoyé par la balustrade du premier balcon, premier véritable défaut acoustique que j’ai relevé depuis l’ouverture de la Philharmonie de Paris, après huit concerts écoutés depuis autant d’emplacements différents. Défaut qui devrait assurément être rapidement corrigé.

Bruno Serrou


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