dimanche 1 février 2015

Le pianiste français d’origine italienne Aldo Ciccolini est mort dans la nuit de samedi 31 janvier à dimanche 1er février. Il avait 89 ans

Aldo Ciccolini (1925-2015). Photo : (c) Marc Ginot

Nous le croyions immortel, tant l’âge semblait ne pas avoir d’empreinte sur lui, du moins sitôt qu’il s’asseyait devant un clavier, jouant un piano précis et d’une musicalité de chaque instant. Lui-même n’envisageait pas de s’arrêter un jour. Pourtant, depuis quelques mois, il annulait ses récitals peu avant la date prévue. Puis, il s’était effacé, discrètement, après soixante ans d’une carrière extraordinairement remplie. Ses proches viennent d’annoncer sa mort, qui serait survenue la nuit dernière en son domicile d’Asnières-sur-Seine, en région parisienne.

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Modeste, pudique et discret, ce Grand Monsieur à la haute et fine silhouette au côté vieille France, s'exprimant en une langue délicate mais franche et directe, était de la race des Seigneurs. Il était le doyen des pianistes vivants, appartenant à cette génération des géants dont il aura été l’un des derniers survivants. Son répertoire était immense, et il n’existait à ses yeux aucun compositeur de second rayon. Ainsi, s’attacha-t-il entre autres à défendre, tant au concert qu’au disque, des Valentin Alkan, Alexandre Borodine, Alexis de Castillon, Emmanuel Chabrier, Karl Czerny, Leos Janacek, Jules Massenet, Éric Satie, Déodat de Séverac, autant que Bach, Beethoven, Chopin, Debussy, Grieg, Rachmaninov, Ravel, Saint-Saëns, Scarlatti, Schubert, Tchaïkovski... Son enregistrement paru chez La Voix de son Maître des Concerto n° 2 de Rachmaninov et Concerto n° 1 de Tchaïkovski avec l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française dirigé par Constantin Silvestri fut d’ailleurs l’un des tout premiers disques que je me suis offerts - c'était en 1959, au Lido Musique, sur les Champs-Elysées - avec mon argent de poche d’enfant, après l’avoir rencontré une première fois dans les murs de l’Ecole Marguerite Long où j’étudiais le piano et où sa protectrice l’invitait à participer aux jurys de concours de fin d’année.

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Né à Naples le 15 août 1925 dans une famille de mélomanes, naturalisé français en 1969, Aldo Ciccolini avait étudié le piano, l’harmonie, le contrepoint, la fugue, l’écriture, l’orchestration et la composition au Conservatoire de sa ville natale. Il fait ses débuts de pianiste en 1941, à Naples, dans le Concerto n° 2 en fa mineur de Chopin. En 1943, il obtient son prix de composition, et se voit confier quatre ans plus tard une classe de piano au Conservatoire de Naples. Vainqueur du Concours Long-Thibaud 1949 à l’issue de l’épreuve du concerto où il triomphe dans le Premier de Tchaïkovski, il s’installe à Paris, fait ses débuts à New York l’année suivante avec l’Orchestre Philharmonique de New York dirigé par Dimitri Mitropoulos. Outre son engagement en faveur de la musique française, il a participé au retour en grâce d’un certain nombre d’œuvres de Franz Liszt, dont les Harmonies poétiques et religieuses. Quoique peu engagé en ce domaine, il s’est également attaché à la musique contemporaine, créant notamment le Concerto de mai de Marcel Delannoy, le Concerto pour piano en ut de Nino Rota et la Fantaisie pour violoncelle et piano de Gérard Schurmann avec Adolfo Odnoposoff. Quant à sa propre création, il l’a fort peu jouée en public. Entre 1971 et 1989, il a enseigné au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, avant de fonder une master class à l’Académie Biella en Italie, mais aussi en France et au Japon.


Sa discographie atteste de l’ampleur de son répertoire. L’essentiel a été réalisé pour la Voix de son maître puis EMI aujourd’hui Erato. Cet éditeur a réuni cette somme en un coffret de cinquante-six CD. Par la suite, il enregistre pour d'autres labels, parmi lesquels La Dolce Volta. 

Aldo Ciccolini m’avait accordé plusieurs interviews, et j’avais eu l’occasion de le rencontrer en un certain nombre de circonstances, notamment à l’issue de concerts et de récitals, à Paris, Montpellier ou La Roque d’Anthéron. J’ai choisi de publier ici l’un de ces entretiens. Il remonte au mois de janvier 2001. Nous y évoquions sa formation, ses choix artistiques, ses confrères, ses sentiments quant à l’avenir de la musique, son enseignement, certains de ses élèves favoris.    
B. S.  

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Entretien avec

Aldo Ciccolini

Bruno Serrou : Né à Naples le 15 août 1925, capitale du bel canto, par hasard, puisque votre père est du Nord de l’Italie et votre mère Sarde, vous y avez vécu dix-huit ans. Tant et si bien que, tout comme votre modèle Claudio Arrau, vous êtes un passionné d’art lyrique.
Aldo Ciccolini : Mais je n’aime pas entendre l’opéra dans un théâtre, je préfère m’imaginer un décor, et en plus j’ai horreur des lieux publics. Heureusement, sur scène, on est assez loin du public. Il y a un grand rideau de lumière, puis un grand trou noir. Je n’entre sur scène que lumières salle éteintes. Je n’ai pas encore pu réaliser mon rêve qui consiste au fait que le clavier soit seul à être éclairé et rester moi-même dans l’ombre. L’apparence de l’artiste n’a aucune importance, dans une salle de concert, il n’y a rien à regarder, le spectateur est là pour écouter ! Or, voir quelqu’un bouger sur une estrade nuit à l’écoute, l’être humain ne pouvant faire deux choses à la fois, écouter et regarder. Si bien que le disque me paraît idéal dans la mesure où il permet de nous plonger dans le noir absolu, étendus sur votre moquette pour écouter tranquillement et imaginer ce que nous voulons.

B.S. : Vous avez été le collaborateur de grands chanteurs comme Elisabeth Schwarzkopf et Régine Crespin. Pourquoi ce choix ?
A. C. : Tout jeune pianiste se doit de faire de la musique de chambre. Mais surtout jouer avec des chanteurs, car ils sont l’exemple-même de la respiration parfaite, puisqu’elle est chez eux toujours juste. J’ai l’habitude de chantonner mentalement les phrases musicales qui se présentent. Ce qui peut me prendre des semaines parce que ce phrasé n’est pas évidant à trouver. Mon plus grand souvenir musical est avec Elisabeth Schwarzkopf. Nous avons fait pas mal de récitals ensemble, et en changeant souvent de répertoire. Jamais je n’ai eu cette impression de justesse absolue, de pages qui ne pourraient être chantées d’une autre façon, une impression de vérité profonde. Elle n’était pas du tout le genre de chanteuse à vous faire fermer le piano. La première fois que j’ai joué avec elle j’avais mis le couvercle du piano sur la petite baguette, et elle l’a ouvert en grand. Elle cherchait des heures durant sa place sur l’estrade, faisait des essais, et une fois qu’elle avait trouvé le bon emplacement, on mettait le piano à l’endroit qu’elle indiquait. Mais elle avait besoin du piano. Nous avons joué ensemble le lied, pas la mélodie française. Elle me rappelait que même si elle chantait une mélodie depuis trente ans, elle la retravaillait comme si elle ne la connaissait pas. Elle me disait « Vous savez, la musique vieillit avec nous, mais il faut s’apercevoir que nous avons vieilli ». Schwarzkopf c’était l’amour du détail poussé jusqu’à l’obsession, et cela m’a beaucoup impressionné.

B. S. : Pianiste, compositeur, vous êtes aussi un pédagogue renommé…
A. C. : Je dis toujours à mes élèves que je ne suis pas professeur de piano, car je me considère davantage comme un professeur de musique et ma première préoccupation est de savoir si mes élèves aiment la musique. Ce qui n’est pas très évident. Marie-Josèphe Jude a été une élève merveilleuse, parce que toujours admirablement préparée, elle travaillait beaucoup et sérieusement. Autres élèves, Jean-Yves Thibaudet, qui fait une carrière brillante, Antonio Rosado, le Portugais qui fait aussi une très belle carrière, Nicholas Angelich, qui a été un élève doué d’une motivation énorme et qui ne s’arrêtait devant aucun sacrifice…

Les mains d'Aldo Ciccolini. Photo : (c) Bernard Martinez/La Dolce Volta

B. S : Vous avez eu votre premier prix de piano au Conservatoire de Naples à quinze ans, à dix-sept le prix de composition. Vous considérez-vous comme un enfant prodige ?
A. C. : J’avais d’énormes facilités, et mon professeur, Achile Longo, m’a encouragé. J’ai appris l’écriture, mais à un moment donné quelque chose s’est éteint en moi. Je me suis dit que je suis né trop tard dans un monde trop en mouvement, j’étais troublé par les nouvelles théories sur le devenir de la musique, si bien que j’ai préféré laisser courir.

B. S. : Vous vous êtes présenté en 1949 au Concours Marguerite Long-Jacques Thibaud, que vous avez brillamment remporté. Qu’est-ce qui vous a incité à tenter ce concours ?
A. C. : Je me suis présenté à ce concours parce que Madame Long était un nom. C’était tout de même la dédicataire du Concerto en sol de Ravel qui, à l’époque, était déjà célébrissime. Mais il y a aussi une raison affective. Ma mère, qui était une sainte, m’a dit « paie-toi un voyage à Paris, je t’inscris au concours, les œuvres du programme tu les as à ton répertoire, tu te présentes, si tu as quelque chose tant mieux, si tu n’as rien tu es inconnu cela n’aura pas de conséquence, et si tu n’as pas envie de tenter le concours, reste à Paris. » Je me suis donc présenté, j’ai passé les épreuves dans la plus parfaite inconscience et indifférence. Ce n’est qu’avant la finale avec orchestre que Madame Long a fait envoyer quelqu’un pour me dire qu’il me fallait me battre jusqu’au bout. Là, j’ai commencé à avoir un peu peur, mais comme c’était la veille de l’épreuve, je n’ai pas eu le temps de développer un trac panique. J’ai joué le Premier Concerto de Tchaïkovski avec André Cluytens et l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, ce qui était vraiment quelque chose. Mais une fois que j’ai su que j’avais remporté le Premier prix, là j’ai passé la nuit la plus atroce de ma vie. Car je n’avais qu’une idée très vague de la notion de carrière. Le soir-même de ma victoire, j’ai appris que j’étais invité trois mois en Amérique du Nord, trois mois en Amérique du sud, deux mois en Amérique centrale... J’ai eu deux semaines de crise.

Marguerite Long (1874-1966). Photo : DR

B. S. : En tant qu’Italien d’origine, que pensez-vous de l’école italienne du piano, qui a donné au clavier des interprètes de la dimension d’un Ferruccio Busoni, d’un Arturo Benedetti Michelangeli ou d’un Maurizio Pollini ?
A. C. : J’ai toujours eu pour Michelangeli une immense affection, et je crois que du point de vue esthétique et pianistique, il est le musicien dont je me sens le plus proche. Pollini, c’est une autre mentalité, d’autres paramètres. Je sais que Michelangeli m’admirait, et j’ai appris assez récemment que lorsque j’ai été opéré à cœur ouvert en 1984, Michelangeli a téléphoné chez moi, où je n’étais pas, c’est mon neveu qui lui a répondu, il était anxieux de ma santé. J’ai trouvé ce geste merveilleux, surtout de la part d’un homme que je n’avais vu qu’une fois à Bologne en 1949, où je faisais mes débuts après le concours Long/Thibaud. Il a demandé le numéro de la clinique, qu’il a appelée. C’était un homme extrêmement mélancolique, triste. Il avait peur de ne pas se plaire. Il était martyr du perfectionnisme à tout prix, et je m’insurge contre ceux qui disent qu’il était capricieux, qu’il annulait les concerts pour un oui ou pour un non. Je ne le fais pas parce que j’ai une autre mentalité, mais je le justifie amplement.

B. S. : Vous êtes un artiste discret qu’il faut savoir débusquer…
A. C. : Je suis réservé, pas modeste. Mais je suis surtout très cohérent. Beaucoup d’artistes vivent comme s’ils étaient le centre de l’univers. En fait, nous sommes les anneaux d’une chaîne, nous sommes là pour traduire ce que les grands compositeurs ont écrit, notre rôle s’arrête là. Il n’y a pas lieu de développer une forme de narcissisme à la Vladimir Horowitz. Non. Claudio Arrau, Wilhelm Backhaus étaient d’une extrême simplicité. Backhaus c’était la liberté absolue de l’élocution musicale qui m’avait impressionné. Il semblait avoir des bras en caoutchouc, et il était capable de faire n’importe quoi sans une grande participation de son corps. Tout était très naturel, incroyablement clair. Il y a eu Walter Gieseking, qui avait quelque chose de magique dans sa façon de jouer. Je pense notamment à Mozart et à certains français. Gieseking a été trahi par le disque. Yves Nat m’a appris quelque chose en me disant tout simplement : « Jouez confortablement. Si vous sentez quelque chose qui ne va pas, arrêtez-vous, cherchez le confort, il faut jouer agréablement, le piano ne doit pas être un sacrifice ni un danger. » Cela semble aller de soi, mais personne ne le dit.

B. S. : Outre les grands compositeurs, vous défendez de petits maîtres, ou considérés tels, comme Satie, Séverac, Alkan…
A. C. : Il se trouve à côté des compositeurs réputés « grands » parce que reconnus de tous des musiciens qui le sont à mon avis tout autant. Debussy a révolutionné la musique, mais le cher Satie, complètement oublié, c’est lui qui a fait la grande révolution. Il a écrit pour lui alors que Debussy écrivait pour les autres. Ce sont les compositions très linéaires pour piano qui sont révélatrices. Chez Satie, il n’y a pas du tout de système. C’était une simple recherche qui naissait comme ça, et il y a des sensations, des agrégations harmoniques qui n’ont toujours pas été explorées aujourd’hui. C’est pourquoi Satie a si peu composé. Il a beaucoup écrit parce qu’il lui fallait bien vivre, des chansons et autres, mais ce qu’il a écrit d’essentiel est d’une qualité extraordinaire. Même chose pour Séverac. Mais contrairement à Satie, que j’ai découvert grâce à Peter de Young alors directeur artistique chez La Voix de Son Maître, j’avais commencé à regarder seul la musique de Séverac. Il paraît qu’à l’époque, Debussy, Ravel et Séverac étaient les trois compositeurs que l’on considérait comme les grands du piano. Seulement Debussy était un Parisien qui vivait la vie mondaine de la capitale tout autant que Ravel, Séverac était en revanche un homme de la campagne qui ne voyait pas la nécessité de prendre le train pour Paris puis de rentrer chez lui. Mais si Séverac avait fréquenté les salons parisiens, je crois qu’aujourd’hui ce serait le troisième grand compositeur français du piano du XXe siècle. Charles Alkan est un peu le Beethoven français. Il avait un sens de la structure et de la forme incroyable. Mais il avait des mains énormes que je n’ai pas. Alkan est un musicien extraordinaire, et je regrette de ne pas le jouer, mais sa musique est réservée à des interprètes qui ont une morphologie adaptée.

Aldo Ciccolini (1925-2015). Photo : DR

B. S. : Pourquoi cet intérêt pour la musique française, vous qui êtes Italien, considérant le fait qu’il se trouve partout des compositeurs oubliés ?
A. C. : Mon professeur napolitain m’a toujours fait travailler la musique française. Je suis entré au conservatoire de Naples à huit ans, à dix je commençais à jouer Debussy. J’étais toujours amoureux du son, de sa beauté, de ses modulations, comme de celles du timbre. Pour moi le son était la magie de la musique. Je crois que mon amour pour la musique française vient de là. Les musiciens français ont su exploiter comme personne les possibilités de l’instrument. Il n’y a pas d’autres compositeurs au monde. Le son français tient du pointillisme. Des choses que vous regardez à distance vous semblent extraordinaires, vous vous approchez ce sont des petits points. C’est cela le miracle de la musique française, cette sorte d’osmose entre la peinture et la musique. Quand vous jouez d’autres écoles, vous ne trouvez jamais cette exigence du son. Creuser le son, passer des nuits entières à chercher…

B. S. : Vous jouez désormais sur un piano italien, un Fazioli. Pourquoi ?
A. C. : Je suis content de jouer sur un très beau piano, mais je ne passerai jamais une nuit à côté d’un technicien en lui demandant de me préparer telle ou telle choses. Au contraire, changer d’instrument est une provocation, et j’aime ça. Je prends beaucoup de plaisir à jouer sur un instrument que je ne connais pas. Je ne le joue que le jour du concert. Je suis attiré par toutes sortes d’instruments, même par les plus médiocres parce qu’il faut essayer de le rendre un peu moins médiocre. Chez moi, je joue un Fazioli trois quarts de queue, et, lorsque l’usine me le remet en état, je prépare mes concerts sur un Yamaha droit qui est dur comme un rocher, ce qui m’amuse beaucoup. Je suis très attaché à ce piano droit parce qu’il me rappelle mon enfance, c’est comme un retour aux sources.

B. S. : Autre compositeur à qui vous vouez une grande attention, Franz Liszt.
A. C. : C’est un véritable prisme doué d’une infinité de facettes. Ce qui m’impressionne chez lui ce sont ses pages les plus méditatives, par exemple les Années de pèlerinage que j’ai enregistrées dans leur intégralité pour la première fois chez EMI, et les Harmonies poétiques et religieuses, qui sont le sommet pianistique de Liszt. Je n’aime pas beaucoup la Sonate que je n’ai jouée que deux ou trois fois. Je comprends très bien le jugement de Wagner sur cette sonate, mais j’ai toujours trouvé un peu bizarre la phrase de Brahms qui avoue s’être endormi à l’audition de cette même sonate. Les œuvres de la maturité sont très intéressantes. C’était un chercheur, mais le Liszt des Etudes transcendantes, des Etudes de Paganini je le trouve très ennuyeux. Ce Liszt démonstratif ne m’intéresse pas. Je joue très peu Chopin, car j’ai l’impression qu’il est le plus massacré de tous les grands musiciens. Nous savons que Chopin a donné beaucoup de leçons à des princesses, à des duchesses, à des femmes du monde qui naturellement se sont fait un devoir de déclarer qu’elles possédaient le style de Chopin. Or, maintenant, je sais que Chopin n’est pas du tout un musicien frêle. Pour moi c’est un homme qui a écrit une musique extraordinairement virile. Je ne sais pourquoi on en a fait une sorte de guimauve efféminée. Je me souviens qu’Arthur Schnabel, né en Pologne, m’avait dit à New York, où il m’avait invité à un de ses cours, « Vous savez, je n’enseigne jamais Chopin, car si je devais enseigner la musique que Chopin a vraiment écrite, le public tirerait des tomates sur mes pauvres élèves. On ne peut pas enseigner Chopin parce que Chopin a été faussé dès le début par des gens qui se sont crus en possession de la vérité ». Naturellement, il y a eu des exceptions, comme Alfred Cortot, qui a été un énorme chopinien. Pour Bach, j’ai eu une impression très récente. On entend les Variations Goldberg jouées au piano ou au clavecin. Le jour où j’ai finalement entendu un organiste italien les jouer à l’orgue, et ce fut pour moi une révélation. J’aime beaucoup jouer Bach chez moi. Si je ne le joue pas en concert c’est parce que je ne sais pas si je le préfère au clavecin, que j’ai travaillé trois ans, ou au piano. Parfois, le piano me semble prêter à Bach une couleur trop romantique. Je travaille Bach chez moi parce qu’il est la musique pure. Je pense que Bach ne pourrait même pas être déformé par un trombone à coulisse. Je joue volontiers Bach, cela m’arrive souvent la nuit, même quand je travaille, il m’arrive de m’arrêter et de prendre un Prélude et Fugue et de jouer impromptu, pour le plaisir de la musique, pas pour celui du piano. Bach a un effet proprement thérapeutique. C’est comme si l’on avait avec sa musique une certitude que l’on ne peut avoir ailleurs.

B. S. : Votre répertoire est immense, puisqu’il intègre le jazz…
A. C. : Le jazz m’intéresse beaucoup. J’ai entendu Walter Gieseking en jouer. Il aurait très bien pu gagner sa vie en se consacrant uniquement au jazz.

B. S. : Malgré l’ampleur de votre répertoire, vous continuez à jouer par cœur. Est-ce un défi ?
A. C. : Je pense que le Monsieur qui regarde sa partition ne peut se donner à fond. Il faut être seul avec son instrument. Le public est là, mais on ne le sait pas, et la partition pour moi est déjà une barrière.


Aldo Ciccolini (1925-2015).Photo : DR

B. S. : Vous avez travaillé avec les plus grands chefs d’orchestre du siècle. Que vous ont-ils appris ?
A. C. : Dimitri Mitropoulos est le premier très grand chef avec qui j’ai travaillé. Puis il y eut Wilhelm Furtwängler, Hans Knappertsbusch, Paul Kletzki, Constantin Silvestri, André Cluytens, Charles Münch.... Mais j’ai détruit toute idée d’être soliste face à un orchestre. Je fais de la musique de chambre, et je vise l’osmose. Le chef d’orchestre est là pour surveiller l’ensemble, mais il n’y a pas de soliste. Généralement, on voit les chefs le jour qui précède le concert, et il vous demande régulièrement « vous faites des choses, et vous me les dites ». Je n’ai jamais eu de problème avec eux, surtout avec les très grands. C’est très facile de jouer avec les Mitropoulos, André Cluytens, Pierre Monteux. C’était la chose la plus facile du monde. Avec Wilhelm Furtwängler, dont on dit que l’on ne comprenait pas les départs, j’ai joué avec lui le Quatrième Concerto de Beethoven, et c’est le piano qui commence (rires). Il m’a fait le plus beau compliment qu’un musicien m’ait fait de ma vie, j’étais mort de peur parce que je remplaçais Wilhelm Kempff, qui était malade, à Rome, et on m’avait télégraphié aux Etats-Unis pour que je vienne d’urgence. J’ai trouvé le grand Furtwängler, nous avons commencé la répétition, j’ai joué mes accords, il a attaqué l’orchestre avec les cordes, qu’il a arrêtées pour me féliciter. Les « monstres sacrés » ne sont pas de grands chefs. Karajan n’était pas un grand chef, quoique l’on en dise. Hans Knappertsbusch était quelqu’un de très simple. Il s’excusait de répéter assis.

B. S. : A soixante-quinze ans, vous êtes l’un des doyens des pianistes.
A. C. : Le doyen a longtemps été ce merveilleux pianiste russe, Mieczyslaw Horszowski, qui est mort à presque cent-un ans. Maintenant, je crois être le doyen.

B. S. : Quelle sensation cela fait-il ? Y pensez-vous ?
A. C. : Pas du tout. J’imagine toujours qu’il y a quelqu’un de plus vieux que moi qui joue quelque part. Je suis convaincu qu’il y a un tas d’artistes merveilleux qui n’ont jamais eu la chance de se faire connaître.

B. S. : Oui, mais des grands musiciens, il y en a plein les cimetières !
A. C. : Oui, mais c’est dommage…

B. S. : La carrière doit-elle à la chance ?
A. C. : Il y a quelque chose qui doit avoir lieu, doit se vérifier à un moment donné. Cela ne se vérifie jamais, il va de soi que quelqu’un peut rester complètement ignoré toute une vie. Ce n’est pas vrai pour un compositeur parce qu’un compositeur laisse quelque chose sur le papier.

B. S. : Pensez-vous qu’aujourd’hui un vrai talent peut échapper à la vigilance des décideurs ?
A. C. : Aujourd’hui, les impresarios partent tous à la recherche du génie. Il prend le premier prix d’un concours international, qu’il soit bon ou mauvais. Il n’y a plus l’impresario comme au XIXe siècle qui se rendait compte personnellement du potentiel de l’artiste inconnu et qui prenait des risques. Cela n’existe plus !

B. S : N’est-ce pas un peu le rôle d’un pianiste comme vous, qui avez une très grande expérience et qui maintenant n’a plus rien à prouver, et qui de ce fait pourrait imposer un jeune pianiste.
A. C. : J’en connais, j’ai des élèves. Par exemple j’en ai un qui est Portugais, Antonio Rosato, qui a trente-cinq ans et qui est un merveilleux pianiste. Il a joué une fois avec Michel Plasson au Festival de la Côte Basque, la Totentanz de Liszt, et il a sorti une cassette monumentale.

B. S. : Que faites-vous pour le défendre, l’imposer ?
A. C. : J’en parle. Je ne suis pas en mesure d’imposer quelqu’un parce qu’un professeur ne peut le faire pour l’un de ses élèves. J’ai joué à deux pianos avec lui, à Milan. Très grand succès. Il a eu un récital dans la même salle du Conservatoire un an après, très grand succès aussi. Et ça s’est arrêté là.

B. S. : Comment l’expliquez-vous ?
A. C. : Ce sont les concours internationaux. C’est ça la peste, le cancer de la musique. Car finalement tout est réduit à une compétition, alors que l’art n’est pas une compétition. Pourtant, c’est devenu un sport, c’est à celui qui joue plus fort et plus vite qu’un autre.

B. S. : C’est le signe de notre époque ?
A. C. : C’est le signe de notre époque, et c’est le signe de la fin. Notre musique ne durera pas mille ans, ou alors la relève viendra d’autres cultures. Je vois avec joie et impatience le Japon prendre la relève de la culture occidentale. On sent dans l’air le frémissement qui nous vient du Japon. Dans l’atmosphère des salles de concert, ils ont des salles immenses, des pianos superbes. Pour la musique, ils ont fait des choses incroyables. Vous avez dans la seule ville de Tokyo quelque chose comme huit auditoriums. J’ai inauguré deux énormes auditoriums avec de superbes pianos, l’un à Nagoya, l’autre à Vitchocho. Le public ne vient pas pour se montrer, ce sont de vrais aficionados qui viennent pour écouter. C’est presque un culte religieux. Et ça c’est énorme. Il n’est pas question de mode, on vient pour écouter. On a cela aussi à Londres. J’ai souvent remarqué que le public londonien - pas celui de l’Albert Hall, mais celui des autres salles - va au concert pour écouter de la musique.

B. S. : Puisque vous évoquez Londres, cette ville est le centre de l’Europe musicale. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
A. C. : Il y a beaucoup d’influences, de courants qui font de Londres une ville vraiment merveilleuse pour la musique. L’Allemagne est aussi un pays plus attentif à la musique, mais c’est un pays fermé. Ailleurs c’est un peu la décadence. En Italie, si vous enlevez les villes du nord, Milan, Turin, Bologne, et quelques villes du sud, comme Palerme ou Barri, qui ont une vie musicale très intense, il ne reste rien. L’Espagne est un cas à part parce qu’on a énormément fait pour la musique, là aussi on a eu un certain nombre de nouvelles salles qui ont été bâties, à Valence, Séville de grands auditoriums, et la qualité des orchestres s’est considérablement améliorée. Je regardais l’autre jour, je suis en train  de relire l’art du chef d’orchestre de Wagner, quand Wagner lui-même dit que pour la IXe Symphonie de Beethoven, l’exécution la plus fantastique qu’il avait écoutée c’était à Paris, dirigée par Habeneck. Il écrivait que « les orchestres français ont une qualité qui fait que leurs musiciens chantent sur leur instrument, alors que les Allemands ne chantent pas ». Les Italiens ne chantent pas du tout, ils font des moues. Il y a un orchestre que j’aime beaucoup, mais il est dommage qu’il ne soit pas assez exploité pour de la musique symphonique, c’est l’orchestre de l’Opéra de Paris que je trouve superbe. Je suis emballé par la qualité, la transparence.

B. S. : Vous avez enseigné, l’impulsion internationale de votre carrière est due à votre victoire au Concours Long-Thibaud, vous êtes membre de jurys de nombreux concours, vous êtes pourtant contre le concours. N’est-ce pas contradictoire ?
A. C. : Je ne suis pas contre par principe. Tout d’abord, j’y vois une sorte d’exploitation ignoble de jeunes artistes à qui l’on promet monts et merveilles, on les fait passer par des concours très fatigants, et on leur promet je ne sais quoi, et en réalité il ne se passe rien parce que les concours du fait de l’inflation qu’il y a eu, il y en a quatre vingt sept. Or, il est impossible d’avoir quatre vingt sept premiers prix intéressants. Résultat c’est que même les concours les plus prestigieux n’assurent plus une carrière. Ils assurent deux ans, quatre ans d’activité jusqu’au concours suivant. Et ce n’est pas le public qui choisit. Autrefois c’était le cas, aujourd’hui c’est un produit imposé. On vous annonce un produit, ce produit perdure deux ans, quatre ans maximum, après on passe au suivant.

B. S. : En fait, il y a trop de pianistes sur le marché.
A. C. : Il y en a trop parce qu’avant on acceptait volontiers l’idée d’enseigner si on n’avait pas les vraiment les capacités pour faire un grand instrumentiste. Aujourd’hui, tout le monde peut jouer, tout le monde fait son disque, cela ne coûte rien. Et pourquoi pas, après tout ? Tout le monde a le droit de s’exprimer.

B. S. : Le piano est l’instrument le plus joué par les amateurs. Il y a donc de la place pour l’enseigner.
A. C. : Oui, mais il y a quelque chose qui est mort dans le piano. C’est difficile à définir le phénomène. Et les grands virtuoses du piano, ce que j’appelle virtuose un peu comme Josef Lhévinne, Josef Hofmann, Benno Moïsevitch, et autres, ces gens-là non seulement avaient des doigts fabuleux, légendaires, mais ils avaient aussi une façon de concevoir le discours musical qui, aujourd’hui, est complètement oublié. Sous leurs doigts, n’importe quelle transcription devient du grand art. Or, cela n’existe plus.

B. S. : Comment cela peut-il donc se transmettre, puisque cela n’existe plus ? Est-ce parce que les pianistes n’ont plus le temps de travailler ?
A. C. : Les gens autrefois savaient attendre. Aujourd’hui, à 19 ans, on veut absolument débuter. J’ai le souvenir, étant enfant, quand on annonçait Vladimir Horowitz ou Claudio Arrau dans ma ville natale,  on parlait des très jeunes concertistes, or la première fois que j’ai entendu Horowitz à Naples, c’était en 1935. J’avais 10 ans, lui 32 ans. Il était considéré comme un très jeune pianiste. Aujourd’hui, à 17 ans, on se présente à un concours l’après-midi, on se lance et l’on n’a pas le répertoire pour faire face. Vous pouvez me dire aussi que M. Lhévinne jouait douze morceaux et pas treize, mais de quelle façon !

B. S. : Vous avez pourtant commencé votre carrière assez jeune. Je me souviens de disques quand j’étais enfant…
A. C. : Oui, mon premier disque date de 1949. J’avais vingt-quatre ans. Vous savez, j’avais été éduqué dans un conservatoire dont l’enseignement était épouvantablement rigoureux. Il fallait par exemple suivre dix heures de cours, et je suis entré en cinquième année à l’âge de huit ans, j’en suis sorti à quinze, parce que l’on m’a fait redoubler des niveaux, entre mes cinquième et huitième années. Il fallait faire tout le Clavecin bien tempéré. Le jury, lors de l’examen de passage, choisissait l’un des quarante-huit Prélude et fugue, et il fallait le jouer par cœur. Il fallait aussi présenter deux concertos.

B. S. : Mais c’était la grande époque des conservatoires italiens.
A. C. : Maintenant en effet c’est complètement terminé, n’importe qui enseigne n’importe quoi.

B. S. : Et vous, avez-vous plaisir à enseigner ? Est-ce une mission importante à vos yeux ?
A. C. : Je ne comptais pas enseigner. C’est le ministre de la Culture de l ‘époque, Jacques Duhamel, qui m’a un peu forcé la main. Il m’a fait téléphoner un jour par ses Services en me demandant si j’avais présenté ma candidature au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. J’ai répondu à sa secrétaire « Ecoutez, Madame, dites à Monsieur le ministre que je ne peux pas me présenter, je suis étranger, donc je n’ai pas le droit d’exercer cette fonction ». Elle m’a rappelé, et m’a dit : « Vous savez, Monsieur le ministre m’a dit que vous devriez ouvrir un dossier de naturalisation » - ce que j’avais d’ailleurs déjà commencé à constituer. Et je lui ai répondu : « Vous voyez, Madame, j’ai déjà ouvert un dossier, mais il me faut tout de même attendre cinq ans. ». Elle m’a répondu « mais vous savez la période a été réduite à deux ans ». Finalement, un jour, Duhamel m’a personnellement déclaré : « Ecoutez, Monsieur Ciccolini, présentez votre candidature pour cette année, nous ferons le nécessaire. » Et j’ai eu mon passeport français deux mois plus tard. Mais je ne pensais pas enseigner, et je vous avoue qu’en entrant dans cette maison illustre qui était encore installée rue de Madrid, j’étais un peu perplexe. J’ai parlé tout de suite aux élèves. Je leur ai dit : « Ecoutez, je ne viens pas ici vous enseigner Dieu sait quoi, je viens vous enseigner tout d’abord à aimer la musique. Mon premier souhait qui me préoccupe est “aimez-vous la musique ? ” Ensuite, nous parlerons de certains principes qui sont communs à tous les individus, il va de soi que l’influence du professeur de piano est secondaire. » J’ai ainsi commencé à enseigner à mes élèves certaines choses concernant la musique en disant « vous savez, tout ce que vous faites mécaniquement n’a pas de valeur en soi, ce que vous faites comme exercices, comme travail, tout doit avoir une finalité. La première chose que je vous demande est “il me faut du bon son, car il faut chanter” ». Là, nous revenons à ce que disait Wagner à propos des orchestres français qui chantaient. Le piano doit aussi chanter. Ce n’est pas une imitation, c’est suggérer la vocalité avec un certain nombre de petits principes. C’est la lecture intégrale d’un texte. Généralement, on se préoccupe d’appuyer sur les justes touches, mais on ne se préoccupe presque jamais de regarder ce qu’il y a sur les notes. Il peut y avoir des petits creux, des points, des liaisons, et cela a une valeur au moins aussi importante que les notes. Et alors je dirai même que l’interprétation est là. Ce n’est pas la colombe de l’Esprit saint qui se pose sur votre épaule et vous inspire. A un moment vous êtes là, et l’interprétation du morceau est sur le papier. Cela fait, reproduire tout ce que le compositeur a indiqué, et le travailler au point que cela devienne tellement spontané que l’on a l’impression que c’est vous qui créez le morceau au moment où vous le jouez. Il faut prendre sa propre responsabilité, mais une chose doit rester prégnante, on ne touche pas au texte. Aujourd’hui, je vois avec une forte préoccupation une certaine mode qui consiste à faire exactement le contraire de ce qui est écrit. Quand c’est forte, on joue piano, quand c’est piano, on joue fortissimo. C’est pour distraire davantage l’audition, se mettre en valeur, mais l’art n’est pas fait pour cela.

B. S. : Il y a aussi le côté démonstratif de la virtuosité technique au détriment de la musique…
A. C. : La musique peut être même totalement absente. De plus en plus de musiciens sont en condition de faire du cirque, tout le monde est en démonstration. Seulement, on n’a plus certains « produits » que l’on trouvait il y a cent ans.

B. S. : A quoi est-ce dû ? Au professeur ? A une mentalité ?
A. C. : Le professeur veut être sûr que ses élèves gagnent les concours. Cela le fait mousser, sa réputation grandit. Les élèves se contentent de gagner un concours, et l’ayant gagné croient que tout est arrivé, et ne se rendent pas compte que le concours est seulement une plate-forme à partir de laquelle on peut commencer. C’est donc une question de mentalité.

Propos recueillis par
Bruno Serrou
Paris, le 3 janvier 2001 

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