Bordeaux. Grand Théâtre. Lundi 19 mai 2025
Commençant comme un opera buffa très marqué par la tradition du Singspiel dans l’acte initial avec les nombreux dialogues parlés, et se terminant dans un humanisme révolutionnaire après un ancrage dans le romantisme exacerbé, Fidelio de Ludwig van Beethoven est une œuvre puissante et hors normes. La production que propose le Grand Théâtre de Bordeaux mise en scène par Valentina Carrasco transpose la tyrannie de l’opéra sous l’Occupation nazie à Bordeaux, jusqu’à la Libération, le général De Gaulle en tête, et retournements de vestes inclus, tandis que l’ouverture Leonore III est exécutée à la toute fin, chanteurs assis à même le sol alors que défilent les articles de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme en fond de scène. Le couple Marzelline/Jaquino est plus dramatique que bouffe, et la distribution est très homogène, avec l’excellente Leonore de Jacquelyn Wagner, l’impressionnant Florestan de Jamez Mc Corkle, le puissant Rocco de Paul Gay, les odieux nazis de Szymon Mechliński (Pizarro) et Thomas Dear (Fernando). Chœur de l’Opéra National de Bordeaux impressionnant, Orchestre National de Bordeaux Aquitaine épique sous la direction énergique et contrastée de Joseph Swensen
Composé à la suite d’une commande
du baron Peter von Braun pour son Theater an der Wien, Fidelio op. 72 repose sur un livret allemand adapté par Joseph
Sonnleithner (1766-1835), secrétaire du même théâtre viennois, d’une pièce de
théâtre française de Jean-Nicolas Bouilly (1763-1842), Léonore ou l’amour conjugal créée à Paris, Théâtre Feydeau, le 19
février 1798, inspirée d’un fait réel de la période de la Terreur
révolutionnaire, une femme travestie en homme s’étant faite engager comme
geôlier pour libérer son mari de la prison de Tours. Fortement imprégné des
idéaux de liberté et de fraternité, Beethoven n’hésita pas à s’attacher à ce
projet, allant jusqu’à retravailler son œuvre à trois reprises, à seule fin d’obtenir
la plus grande efficacité pour que son œuvre touche la plus large audience
possible. La création est donnée le 20 novembre 1805 devant un public constitué
principalement d’officiers français de l’armée napoléonienne d’occupation qui
ne porte guère d’intérêt à l’ouvrage, qui est déprogrammé après trois représentations.
Beethoven accepte à contre cœur de remanier sa partition, effectuant des
coupures, fusionnant les deux premiers actes et composant une deuxième
ouverture. L’œuvre est ainsi donnée le 23 mars 1806, mais à l’issue de la
seconde représentation, Beethoven retire l’opéra à la suite d’une dispute avec
le directeur du théâtre. Il attendra plus de sept ans pour le reprendre en
effectuant de nouvelles modifications, avec le concours d’un autre librettiste,
l’entomologiste musicien saxon Georg Friedrich Treitschke (1776-1842), et rédigeant
une troisième ouverture. Cette ultime version est créée avec succès le 23 mai
1814 sous la direction du compositeur, qui, devenant de plus en plus sourd, est
secondé par Michael Umlauf (1781-1842).
L’idée force des deux actes de Fidelio est bien sûr l’indéfectibilité
de l’amour conjugal vanté par le célibataire Beethoven, mais il s’agit aussi de
révolte contre la privation de liberté, l’enfermement, le bâillonnement des
opposants, grandes réoccupation du Titan de Bonn. L’action originelle se situe
non loin de Séville, dans une prison d’Etat espagnole, où est enfermé et mis à
l’isolement l’opposant politique Florestan par le tyran Don Pizarro, gouverneur
du lieu de rétention. Pour le libérer, sa femme Léonore se déguise en homme
sous le nom de Fidelio et se fait engager par le geôlier Rocco, dont la fille
Marzelline s’éprend, ce qui suscite la jalousie de l’amoureux de cette dernière,
Jaquino. Aujourd’hui, après la dictature franquiste à laquelle on peut spontanément
penser, cette œuvre renvoie à Guantánamo, à la Sibérie des goulags… mais aussi à
toutes les dictature et les tyrannies dont le monde est empli, à commencer par l’Occupation
allemande, particulièrement prégnante à Bordeaux - le secrétaire général de la
préfecture de Gironde est alors Maurice Papon -, zone sensible en raison de la
présence d’une base importante de sous-marins de la Kriegsmarine, des Chantiers
de la Gironde (construction navale), des eaux profondes de l’estuaire de la
Gironde permettant aux grands navires de guerre de se protéger et de se
ravitailler, et de la proximité du « mur de l’Atlantique ». C’est dans
cette dernière période et celle de la Libération que la metteuse en scène Valentina
Carrasco a choisi de situer l’action de l’unique ouvrage scénique de Beethoven,
intégrant à sa production un groupe de personnes suivies par le Service
pénitentiaire d’insertion et de probation du département de la Gironde, et le
Centre national Jean Moulin-Aquitaine, Lucie Aubrac-Léonore imaginant réussir
son plan d’évasion de son mari Raymond incarcéré à Lyon avec le chef de la
Résistance française, ce que confirme les documents que fait projeter la
metteuse en scène argentine qui plonge dans les archives bordelaises des
photographies de visages de résistants, de manifestations, de scènes de marché
noir et de distribution de vivre.
Dans le premier acte, le décor de Carles Berga superpose sur deux niveaux l’hôtel de la Gestapo dirigée par le gouverneur Pizarro, avec au niveau supérieur le bureau d’accueil et sur le plateau les cellules des prisonniers et la salle de tortures, tandis que le second acte conduit le spectateur au sous-sol où est enfermé Florestan délimitée par des sacs de sable, tandis que les costumes de Mauro Tinti semblent directement tirés des documents iconographiques projetés. Le finale se déroule devant le mur éventré de l’ex-geôle de Florestan, l’ensemble des protagonistes assis à même le sol portant à la main des veilleuses, cherchant obstinément le réconfort commun tandis que défile lentement la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et que l’orchestre déroule l’ouverture Léonore III.
Dirigé avec énergie et un sens du drame et de la nuance particulièrement efficace par Joseph Swensen, ce Fidelio atteint une puissance héroïco-dramatique de grande justesse. Energique et puissante, la vision est lyrico-dramatique, gommant les grâces mozartiennes dont la partition est encore empreinte. Les musiciens de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine répondant vaillamment aux sollicitations du chef états-unien d’origines norvégienne et japonaise que les instrumentistes suivent avec entrain et disponibilité. L’acoustique un peu sèche de la fosse du Grand Théâtre n’a pas favorisé les cuivres, surtout dans le premier acte, où ils ont sonné sans nuances dans le registre forte et comme décolorés. Mais cette carence s’est notablement amenuisée dans le second acte, y compris dans Leonore III, placée à la toute fin de l’œuvre, comme une morale de l’histoire durant laquelle sont projetés des éléments de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, tandis que la tradition instaurée par Gustav Mahler la situe entre les deux dernière scènes. Le chœur de l’Opéra National de Bordeaux, dont le rôle est si important ici, atteste de qualités d’éclat, de diction et de souffle dans la diversité de ses missions, participant au juste équilibre entre le collectif et l’individuel. Le second acte convainc par la dynamique de ses transitions, passant de l’obscurité à la lumière avec naturel, le mal incarné de Pizarro à la vigueur wagnérienne du baryton polonais Szymon Mechliński forme un judicieux contraste avec le ton valeureux et la voix aux couleurs quasi comparables à celle d’un Jon Vickers du ténor états-unien Jamez Mc Corkle, qui campe un Florestan éperdu.
La Leonore de la soprano états-unienne Jacquelyn Wagner est toute d’héroïsme et d’intensité, donnant également à Fidelio des élans de spontanéité d'un Cherubino, rééquilibrant ainsi le premier acte dont l’empreinte mozartienne est amoindrie par la vision du chef qui affecte le côté singspiel du propos beethovénien favorisant l'impact dramatique. Le baryton-basse français Paul Gay campe de sa voix profonde et colorée un Rocco débonnaire et désabusé finalement touchant, la soprano russe Polina Shabunina est une Marzelline plus charnelle et consciente qu’innocente qui malmène un Jaquino du ténor toulousain Kévin Amiel convainquant dans ce rôle difficile à restituer, à l’instar du Don Ottavio du Don Giovanni de Mozart. Déguisé en Charles De Gaulle, la basse monégasque Thomas Dear est un Don Fernando noble et autoritaire, coupant court à toute velléité de rire à sa première apparition, bien qu’à ses côtés paraisse apparemment la silhouette du futur général Massu, tandis que se joignent à la fête quelques représentant de l’armée US...
Bruno Serrou
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