mercredi 26 juin 2024

Armide, ultime chef-d’œuvre de Jean-Baptiste Lully, a enluminé l’Opéra-Comique

Paris. Opéra-Comique. Salle Favart. Vendredi 21 juin 2024  

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Vingt-quatre heures après un L’Olimpiade d’Antonio Vivaldi convenu défendu par une palanquée de travestis et de vocalistes sportifs de tous crins au Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/06/lolympiade-de-roucoulades-vivaldiennes.html), c’est avec grand plaisir que je découvrais une œuvre admirable de beauté, autant musicale et vocale que plastique, à l’Opéra-Comique, qui, deux ans après celui du chevalier Gluck, présente avec une même équipe l’Armide de Jean-Baptiste Lully servi par une équipe de chanteurs séduisants et à la vocalité rayonnante, menée avec onirisme et allant par un Christophe Rousset magicien du son et du rythme à la tête de ses remarquables Les Talens lyriques, avec l’ardente Armide d’Ambroisine Bré et le brillant Renaud de Cyrille Dubois dans une mise en scène de Lilo Baur 

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Armide est la douzième et dernière tragédie en musique en cinq actes avec prologue achevée par Jean-Baptiste Lully (1632-1687) en collaboration avec son librettiste privilégié Philippe Quinault (1635-1688) depuis la création de Cadmus et Hermione en 1673. Après, le second renoncera au théâtre et le premier disparaîtra un an plus tard des suites de la gangrène sans avoir achevé sa dernière tragédie lyrique, Achille et Polyxène sur un livret du Toulousain Jean Galbert de Campistron (1656-1723). Il s’agit donc ici, avec Armide, d’un véritable accomplissement. Intrigue ramassée défaite de toute digression soumise à quelque action secondaire que ce soit, récitatifs tenant de l’arioso, orchestre acquérant un caractère fortement dramatique et une place centrale à égalité avec le chant qu’il annonce, soutient et commente.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Dès sa création le 15 février 1686 Théâtre du Palais Royal à Paris, le monologue de son héroïne « Enfin, il est en ma puissance » connaît un succès foudroyant et devient instantanément l’une des pages les plus fameuses de l’histoire de l’opéra français. « De toutes les tragédies que j’ai mises en musique, écrira Lully par la suite, voici celle dont le public a témoigné être le plus satisfait : c’est un spectacle où l’on court en foule, et jusqu’ici on n’en a point vu qui ait reçu plus d’applaudissements… » Armide sera même le premier opéra français représenté en Italie, à Rome en 1690, dans une traduction de Silvio Stampiglia (1664-1725), membre fondateur de l’Accademia dell’Arcadia (Académie de l’Arcadie). Le succès ne se démentira pas, au point d’être soixante-cinq ans après sa création le référent du Genevois Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) lors de la fameuse Querelle des Bouffons (1752-1754), fervent défenseur du goût italien aux dépens de la musique française personnifiée alors par Jean-Philippe Rameau (1683-1764) dans sa Lettre sur la musique française publiée en novembre 1753.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Le sujet choisi par le roi Louis XIV en personne est l’un des plus souvent mis en musique, le programme de salle de l’Opéra-Comique en recensant une trentaine, et sera notamment repris quasi tel quel en 1777 par Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Adapté du roman de chevalerie la Jérusalem délivrée (Gerusalemme liberata, 1580) du poète italien Il Tasso (1544-1595), le livret conte les amours malheureuses de la magicienne Armide pour le chevalier Renaud. Captivante magicienne, Armide est une princesse musulmane de Damas chargée par son oncle Hidraot, roi de la ville, de combattre l’armée Croisée chrétienne de Godefroy de Bouillon qui tente de conquérir Jérusalem et dont elle en séduit quantité de chevaliers qu’elle tue ou fait prisonniers.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Pour cette production, la metteuse en scène suisse Lilo Baur adapte celle qu’elle a précédemment signée pour l’Armide de Gluck présentée sur cette même scène de la salle Favart en novembre 2022, le prologue absent de l’opéra de Gluck en sus, tandis que l’action se déploie dans sa continuité à l’ombre d’un immense arbre mort, élément central du décorateur Bruno de Lavenère sobrement éclairé par Laurent Castaingt autour duquel Armide et ses suivantes sont des amazones remuantes cherchant à en découdre, tandis que les paysages enchanteurs et la destruction du palais sont totalement occultés. La direction d’acteurs est en revanche réglée au cordeau, et les ballets mis conçus par la danseuse chorClaudia de Serpa Soares ne nuisent pas à la continuité de l’intrigue.

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

Côté fosse, la direction dynamique et contrastée de Christophe Rousset donne une impulsion communicative à l’œuvre, qui chante et s’épanouit à satiété, sollicitant à tout instant l’attention du public cinq actes durant. Les Talens lyriques sont parfaits de cohésion et de virtuosité, donnant une vision tendue et dramatique de l’œuvre, particulièrement dans la passacaille où fusionnent remarquablement danse et rigueur tragique. Sur le plateau, le chœur de chambre toulousain Les Eléments chante dans son jardin, précis, homogène, acteur engagé à l’élocution limpide. Ainsi que les chanteurs solistes, tous compréhensibles, l’élocution française s’avérant constamment pure et intelligible, la totalité de la troupe s’exprimant dans un français sans tâches, ce qui permet de goûter le très beau texte de Quinault. Ambroisine Bré est une Armide combative et sans doute un peu trop solide et agressive tant elle apparaît sans faiblesse ni fragilité, mais la ligne de chant est chaleureuse, les aigus rayonnants. Malgré quelques duretés vocales, Cyrille Dubois est un Renaud tout en délicatesse 

Photo : (c) Stefan Brion / Opéra-Comique

à la voix féline et à la projection souveraine. Le roi de Damas Hidraot est campé par un Edwin Crossley-Mercer majestueux, à l’instar de Lysandre Châlon dans les rôles d’Aronte et d’Ubalde au timbre éclatant, alors qu’Anas Séguin campe la Haine avec aplomb et atteste d’un humour communicatif, Enguerrand de Hys étant pour sa part un Artémidore aux graves un brin contraints, tandis que le ténor Abel Zamora, membre de l’Académie de l’Opéra-Comique, s’impose dans le personnage secondaire de l’Amant fortuné. Enfin, Florie Valiquette (Gloire/Sidonie/lucinde/la Bergère) et Apolline Raï-Westphal (Sagesse/Phénice/Mélisse/la Nymphe) brillent dans la diversité de leurs personnages.

Bruno Serrou 

lundi 24 juin 2024

L’Olympiade de roucoulades vivaldiennes au Théâtre des Champs-Elysées animée par Jean-Christophe Spinosi et Emmanuel Daumas

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Jeudi 20 juin 2024 

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Toute cité choisie par les Jeux Olympiques s'intéressant peu ou prou à la culture autre que celle du divertissement, se doit de les célébrer en programmant des œuvres classiques autour de cet événement sportif planétaire quatriennal. Pour son retour à Paris après un siècle d’absence, le Théâtre des Champs-Elysées a porté son dévolu en prologue un opéra de Vivaldi, universellement célébré pour ses Quatre Saisons, en choisissant parmi ses quarante-sept opéras répertoriés entre 1713 (Ottone in villa) et 1735 (Bejazet (Il Tamerlano)), l’Olimpiade RV. 725 qui connut à sa création un succès retentissant et qui est présenté pour la première fois en France dans sa version scénique. 

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Après un vibrant hommage de Michel Franck, son directeur général, à la jeune et brillante soprano belge Jodie Devos décédée le 16 juin à 35 ans des suites d’un cancer foudroyant alors qu’elle aurait dû chanter dans cette production, suivi d’une longue ovation debout du public, le Théâtre des Champs-Elysées préludait aux Jeux Olympique de Paris 2024 avec la première d’une nouvelle production de l’Olimpiade, opéra improbable et longuet d’Antonio Vivaldi avec des arie écrites au kilomètre interprétées par une impressionnante collection de voix aiguës avec à sa tête le brillant Jakub Józef Orliński. Sonné en ce même théâtre en version concert le 10 février 1990 dirigé par René Clemencic à la tête de l’Ensemble Vocal La Capella et de son Clemencic Consort avec entre autres Gérard Lesne (Licidia) et Aris Christofellis (Aminta).

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Créé le 17 février 1734 au Teatro Sant’Angelo à Venise, ce Dramma per musica en trois actes repose sur livret du poète Metastase d’après Hérodote déjà utilisé en 1733 par Caldara pour Vienne apporta à Vivaldi un succès tel qu’il reçut dans la foulée une commande des Grimani, propriétaires di Teatro San Grisostomo, qui aboutira à Grisalda créé en mai 1735. L’intrigue se situe sur les Champs Elysées, dans la campagne d’Elide près d’Olympie, le jour des Jeux. Clistene (baryton), roi de Sicyone figure tutélaire de l’Olympiade accompagné de son fidèle confident Alcandro (basse) promet sa fille Aristea (contralto), en mariage au vainqueur des Jeux Olympiques. Le prince Licida (contralto), fils du Roi de Crète épris d’Aristea accompagné de son serviteur Aminta (soprano), demande à son ami intime, l’athlète Megacle (mezzo-soprano) amant d’Argene (mezzo-soprano), de concourir en son nom, sûr de sa victoire. Aimé en secret d’Aristea, Megacle ignore le prix du concours, accepte et remporte les jeux. Sacrifiant son amour, le jeune héros raconte le subterfuge à Aristea et décide de la quitter à jamais. Après moult rebondissements dramatiques, Licida est pardonné et Aristea convole en justes noces avec Megacle.

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Exploits et performances sportifs sont sollicités autant dans la vocalité que la musicalité, obligeant à disposer de véritables athlètes-musiciens et athlètes-danseurs. Quoique composée pour Venise, l’œuvre de Vivaldi répond aux critères de l’opéra napolitain fort en vogue à l’époque jusque sur la lagune. Tant et si bien que la partition regorge d’airs virtuoses fort développés, fait appel à deux castrats sopranos pour les rôles de Magacle et d’Aminta. La partition compte vingt-deux arie, dont dix-huit sont le fruit de recyclages d’œuvres antérieures, la plupart puisés dans Lucio Vero prévu pour Vérone mais abandonné tandis que seuls deux récitatifs accompagnés s'avèrent marquants destinés au personnage de Megacle par leur force dramatique. Le rôle d’Aminta est le plus ardu en raison de l’étendue vocale et des colorature. L’opéra semble avoir été composé dans l’urgence avec les moyens du bord. Quoique purement décoratifs, les morceaux composés sont d’une grande virtuosité, nécessitant par leurs vocalises, roulades et variations d’une maîtrise belcantiste parfaite ainsi qu’un registre aigu d’une solidité insolente.  

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Bien que linéaire de forme et de style, la musique de Vivaldi alterne buffo et serioso, conformément au livret de Metastase. Le chef, Jean-Christophe Spinosi, et le metteur en scène, Emmanuel Daumas, n’ont clairement pas cherché à différencier les diverses strates de l’action et de la partition, s’avérant trop monolithiques dans l’extravagance, les deux éléments de l’opéra restant constamment dans l’excès, se maintenant dans l’énergie fantasque, la parodie, n’évitant pas la trivialité, surtout dans la première partie, la plus volontairement comique. Tandis que le premier acte fleure bon le gymnase olympique, avec justaucorps moulant où s’échauffe le chérif et capricieux Licida au chef couvert d’un postiche blond, pectoraux saillants, biceps bombés. Ainsi, ce premier acte ressemble à un cours d’aérobic avec chevaux d’arçons, tatamis sur lesquels s’exercent les athlètes. Tandis que la seconde partie manque de respirations, se faisant excessivement dramatique, voire asphyxiante, enchaînant les lamenti comme autant d’éléments d’un puzzle d’où n’émerge aucune lumière ni spiritualité. Avant l’entracte, gaudriole et agitation permanente sont animées par une excellente direction d’acteur, cohérente et créative. Le rideau s’ouvre sur un gymnase moderne où s’entraînent des lutteurs, rejoints par un frêle Licida qui s’essouffle rapidement. Ce dernier demande donc à son ami bodybuildé Megacle de tricher en le remplaçant durant la compétition, sous le regard d’Aminta qui, d’éducateur philosophe, devient une sorcière aux faux airs du clown. La Grèce de fantaisie s’incarne dans des costumes antiques métissés de vêtements XVIIIe siècle tendant à la caricature au cœur de décors présentant une antiquité fantasmée d’un baroque plus burlesque qu’onirique. Cinq danseurs servent de faire-valoir au contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński qui se revendique maître du « break dance », ce qu’il ne peut lui permettre d’assurer l’équité du chant où les défaillances se font jour lorsqu’il se met à danser. Dans le rôle travesti de l’athlète Megacle, la brillante mezzo-soprano Marina Viotti, à la voix toute en finesse t au souffle tout en longueur, à l’instar de Caterina Piva qui campe une Aristea sensuelle, tandis que Delphine Galou est un Argene effacé et Ana Maria Labin une Aminta aux colorature aléatoires. Les rares rôles dévolus à la gente masculine, outre Orliński, sont dextrement campés par Christian Senn (Alcandro) et Luigi De Donato (Clistene).

Antonio Vivaldi (1678-1741), L'Olimpiade. Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse, la conception de Jean-Christophe Spinosi se situe sur le même registre que la mise en scène, ne formant à aucun moment hiatus, soignant les contrastes et les ruptures dramatiques, mais s’avérant souvent trop nerveuse et dynamique, gommant toute consistance poétique aux moments les plus méditatifs et intériorisés, tandis que l’Ensemble Matheus sur instruments d’époque galvanise la partition.

Bruno Serrou 

vendredi 21 juin 2024

Retour convaincant de "La Vestale" de Spontini à l’Opéra de Paris 217 ans après sa création

Paris. Opéra-Bastille. Mercredi 19 juin 2024  

Gaspare Spontino (1774-1851), La Vestale. Reconstitution du grand amphithéâtre de la faculté de La Sorbonne. Photo : (c) Guergana Damianova / OnP

Parangon du grand opéra français dont Richard Wagner s’inspira dans le développement de son art après l’avoir découvert et dirigé à l’Opéra de Dresde, La Vestale de Gaspare Spontini se fait fort rare en France, où il connut pourtant un succès foudroyant à sa création le 15 décembre 1807 tandis que le Premier Empire triomphait, deux semaines après l’entrée de la Grande Armée dans Lisbonne, pour atteindre plus de deux cents représentations en 1854. Onze ans après celle du Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/10/159-ans-apres-sa-derniere-apparition.html), la nouvelle production qu’en donne l’Opéra Bastille captive par son efficacité dramatique et sa distribution sans faille et sa densité musicale qui ne se relâche à aucun moment 

Gaspare Spontini (1774-1851), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

Tragédie lyrique en trois actes sur un livret de l’Académicien Etienne de Jouy (1764-1846), futur librettiste de Moïse et Pharaon (1827) et de Guillaume Tell (1829) de Gioacchino Rossini (1792-1868), inspiré de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) et de Joseph-Gaspard Dubois-Fontanelle (1737-1812) composée en 1807, La Vestale de Gaspare Spontini (1774-1851). Né à Maiolati en Italie, formé au conservatoire de Naples, où il ne brille pas par ses dons. En 1803, attiré par l’effervescence parisienne, il s’installe dans la capitale consulaire en 1803, où il reçoit plusieurs commandes d’opéras comiques, avant de devenir en 1805 le compositeur attitré de l’impératrice Joséphine à qui il dédiera deux ans plus tard sa Vestale. Naturalisé Français 1817, il quittera néanmoins Paris en 1820 à la suite de l’échec de sa troisième œuvre majeure, Olympie, pour s’installer à Berlin. Il séjournera de nouveau à Paris entre 1842 et 1847, avant de retrouver définitivement son Italie natale où il meurt en 1851. Il s’agit donc d’un opéra français qui sera par la suite adapté en allemand en 1810 puis en italien en 1811. A l’instar de Norma de Vincenzo Bellini un quart de siècle plus tard, la vestale Julia (sans doute évocatrice de l’épouse de Napoléon) est une prêtresse qui a fait vœu de chasteté, mais qui, amoureuse d’un officier romain, se voit condamner à mort, mais dont le sort tragique est opportunément transformé en apothéose grâce au pardon inattendu de la déesse Vesta dont elle a pourtant profané le temple…  

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Gaspare Spontini (1774-1951), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

L’action se déroule en 269 avant notre ère à Rome, où le général Licinius est épris de son amie Julia devenue vestale après son départ pour guerroyer en Gaule. La Grande Vestale avertit Julia des dangers que lui fait courir cet amour, mais sachant que la jeune femme veille dans le temple de Vesta (1), Licinius l’enlève. Tandis qu’ils sont ensemble, le chef de la légion Cinna accourt pour prévenir Licinius que le peuple s’apprête à punir le couple profanateur. Julia perd connaissance et est retrouvée sur l’autel où elle accepte le châtiment qui l’attend : être enterrée vivante. Afin de la sauver, Licinius avoue sa faute et implore le Souverain Pontife, qui accepte de la sauver si le voile qu’il fait déposer sur l’autel prend feu de lui-même, signe du pardon des dieux. Alors que Licinius donne l’ordre à l’armée de sauver Julia, un orage éclate et la foudre enflamme le voile, ce qui suscite la célébration de leur amour par le peuple… Y voyant un signe des dieux, le Grand Prêtre et la Grande Vestale libèrent Julia qui peut épouser Licinius. Une happy-end tirée par les cheveux, quand on connaît le sort tragique qui attendait les vestales et leurs amants, que la production de l’Opéra de Paris néglige pour donner plus de poids à la tragédie. Quant à la partition, sans être clairement porteuse de l’avenir qu’y voyaient ses contemporains, particulièrement Hector Berlioz et Richard Wagner, elle convainc par son souffle narratif et sa continuité, tandis que l’écriture vocale se situe dans la ligne des opéras serie de Luigi Cherubini et de Gioacchino Rossini.

Gaspare Spontino (1774-1851), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

Dans cet opéra dédié à l’impératrice Joséphine de Beauharnais, le couple Licinius/Julia incarne clairement à la scène les figures de Napoléon Ier et de son épouse. Pourtant, la metteuse en scène, qui a suscité la controverse dans une Salomé de Richard Strauss à l’Opéra Bastille (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/10/somptueuse-prise-de-role-delza-van-den.html) reprise le mois dernier, donne le juste poids à cette Vestale, plongeant le spectateur dans quelque évocation du sacre de Napoléon en décembre 1804. Les premières images (qui seront aussi les dernières), durant l’ouverture sont d’une force saisissante d’une dictature sanguinaire avec des corps torturés pendus par les pieds contre un immense mur de béton sans fin, tandis que Licinius, éprouvé par la guerre, déambule ivre, une bouteille d’alcool à la main. S’inspirant du climat du roman La servante écarlate de Margareth Atwood qui a pour cadre l’Université de Harvard,  ce que propose Lydia Steier est d’une grande cohérence, situant l’opéra dans un unique décor conçu par Etienne Pluss qui représente le grand amphithéâtre de l’Université de la Sorbonne dans un état de délabrement avancé, les corniches éraflées, les rayonnages des bibliothèques effondrés et vidés de leurs livres qui seront par la suite brûlés en autodafé alimentés par les vestales gardiennes de la flamme éternelle vêtues de noir telles des ombres. Les images que la metteuse en scène donne à voir au public est pleine de sang et de fureur, avec des corps nus écorchés et ensanglantés, la violence des gestes, les actes d’humiliations comme des crachats, les têtes rasées des vestales qui renvoient aux camps de concentration, tandis que dans le finale qui don,ne à entendre un ballet sirupeux avec un doucereux duo de harpe et cor solos, la liesse générale est plombée par la traitrise inattendu suivi d’un coup d’Etat de Cinna, jusqu’alors ami indéfectible de Licinius, qui fait exécuter d’un coup de rafale de mitraillette la Grande Vestale et peut-être, hors scène, le couple Licinius/Julia avant de se faire couronner… Seule l’apparition de la statue d’or géante de Vesta traversant le plateau dénature la puissance de la proposition de la metteuse en scène états-unienne.

Gaspare Spontini (1774-1851), La Vestale. Photo : (c)  Guergana Damianova / OnP

La partition est remarquablement servie par une équipe de chanteurs acteurs sans faiblesses. Malade, Elza van den Heever était remplacée avec brio dans le rôle-titre par Elodie Hache qui surmonte vaillamment les difficultés de son timbre lumineux. Face à elle, le Licinius éperdu d’amour intensément ressenti par Michael Spyres au timbre altier, vocalement impressionnant et à la diction limpide qui campe un militaire déchirant traumatisé par les horreurs de la guerre. Julien Behr évolue avec aisance et conviction de l’amitié fraternelle à la trahison la plus noire en Cinna,. Voix sombre et puissante u timbre profond, Jean Teitgen est un impressionnant Souverain Pontif, tandis que Florent Mbia est un chef des Aruspices discret mais efficace. Dans la fosse, Bertrand de Billy est tout en nuances et en dynamisme, sans jamais presser ni oppresser, respirant large, ménageant subtilement drame, tragédie, romantisme, conflits à la tête d’un orchestre coloré et précis, ce qui n’est pas toujours le cas du chœur, certes excellent mais qui n’est pas exempt de décalages.

Bruno Serrou

1) Il est à noter que, constituées en groupes de quatre à sept vierges, les vestales étaient recrutées parmi des jeunes filles de 6 à 10 ans nées de parents libres et vivants. Elles devaient vouer trente années de leur existence au service de la déesse Vesta dans la chasteté, symbole de la pureté du feu 

jeudi 13 juin 2024

Fin de saison de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris avec Lang Lang

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 12 juin 2024 

Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Bruno Serrou

Dernier programme de la saison à la Philharmonie de Paris de l’Orchestre de Paris et de son directeur musical Klaus Mäkelä, dans un programme où la formation allait decrescendo, avec une orchestration énorme pour une création en France d’une œuvre richement orchestrée mais statique du Tchèque Miroslav Srnka, suivi du Concerto pour piano n° 2 de Camille Saint-Saëns par un Lang à la technique d’airain mais jouant de tout sauf de la musique déclenchant néanmoins des salves d’applaudissements. Le meilleur était à la fin avec une tonique Symphonie pour cordes n° 10 de Felix Mendelssohn-Bartholdy, puis une rayonnante Symphonie n° 31 « Paris » de Wolfgang Amadeus Mozart, l’Orchestre de Paris allant se déplumant, commençant avec une centaine de musiciens pour terminer à une cinquantaine…

Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä, Miroslav Srnka. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec une œuvre nouvelle, du moins en France, que l’Orchestre de Paris au grand complet a ouvert le programme de cette dernière semaine de sa saison 2023-2024 à la Philharmonie avec Superorganisms (2022) de Miroslav Srnka (né à Prague en 1975) dont il est l’un des cinq commanditaires - c’est dire le volume du budget nécessaire pour la genèse de cette pièce d’une vingtaine de minutes -, avec les Philharmoniques de Berlin, Los Angeles et Tchèque, et le Symphonique de la NHK de Tokyo, qui en a donné la création voilà un an, le 27 juin 2023, sous la direction de Ryan Wigglesworth. Elève entre autres d’Ivan Fedele (2002) et de Philippe Manoury (2004) après avoir suivi le cursus de l’IRCAM en 2001, lauréat de la Fondation Ernst von Siemens 2009, le Tchèque Miroslav Srnka, violoniste de formation, a participé à l’édition critique des œuvres de Dvořák, Janáček  et Martinů, avant de s’imposer à son tour comme compositeur, notamment par ses opéras Make no Noise et South Pole créés à Munich en 2011 et 2015 sur des livrets de Tom Holloway. Musicien de l’intime, il a néanmoins écrit pour de grandes formations orchestrales avec le triptyque move 01-03 conçu en 2015 et 2016. Les Superorganisms proposés par l’Orchestre de Paris, au nombre de quatre, comme autant de mouvements de symphonie, requièrent la participation de quatre vingt quinze musiciens (bois par quatre, six cors, quatre trompettes et trombones,  piano, deux accordéons, quatre percussionnistes, deux harpes, cordes (14, 14, 10, 10, 8)). Magistralement orchestrée, l’œuvre séduit dans l’ensemble, et fascine dès l’abord, avec un premier mouvement aux sonorités foisonnantes. Mais le discours se faisant de plus en plus statique, se focalisant sur timbres et intensités, l’écoute finit assez rapidement à partir du deuxième super organisme par se relâcher peu à peu.

Lang Lang, Klaus Mäkelä; Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le public n’était pas venu à ce concert pour cette œuvre nouvelle, qui, malgré son statisme, méritait d’être découverte et de bénéficier d’une écoute attentive. En fait, c’est le pianiste chinois people Lang Lang qui aura attiré le chaland. Il faut reconnaître qu’il a une technique stupéfiante, et que son toucher est d’une variété et d’une élasticité éblouissante. Mais cela ne suffit pas pour faire l’immense interprète que la popularité et les contrats publicitaires semblent vouloir désigner et célébrer. A l’écoute de chacune de ses prestations, il émane de ses propositions un sentiment de frustration, tant il se trouve de qualités techniques dignes d’un véritable orfèvre en matière sonore, mais de musique il n’en est hélas point question, avec des choix d’interprète qui flirtent avec le mauvais goût. Comme après chacune de ses prestations auxquelles j’ai assisté (la dernière fois, c’était à Hambourg en octobre 2022), je reste sans voix, tant Lang Lang se sert clairement de la musique au lieu de la servir, et ses grands gestes suspendus des mains et des bras fort éloignés de toute spontanéité, ses yeux levés telle une madone suppliante vers le ciel cherchant à tirer des larmes qu’il ne trouve malheureusement pas, ne peuvent éveiller chez l’auditeur le moindre sentiment, tant le pianiste se pâme au point que l’on a l’impression d’assister à un numéro de cinéma muet de veuve éplorée. 

Lang Lang, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette fois, c’est le Concerto n° 2 en sol mineur op. 22 (1868) de Camille Saint-Saëns (1835-1921) qui en a fait les frais, cela dès la longue cadence introductive du soliste, et l’on ne retrouve rien de la mélodie élégiaque dans l’esprit de Chopin, et seul le virtuose finale suscite quelque intérêt. Persévérant dans l’absence de goût, Lang Lang a proposé en bis une sirupeuse Romance de la compositrice parisienne « Belle Epoque » Charlotte Sohy (1887-1955), amie de Nadia Boulanger et Mel Bonis, disciple de Louis Vierne et Vincent d’Indy.

Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Bruno Serrou

Célébrant le classicisme, la seconde partie du concert se sera avérée plus attachante que la première. Pour ma part, je ne m’attendais pas à être séduit à ce point par une œuvre de jeunesse de Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), la dixième des treize Symphonies pour orchestre à cordes, celle en si mineur composée en 1823 en un mouvement unique comptant trois parties (Adagio-Allegro-Più presto). Née de l’esprit d’un compositeur de quatorze ans, marquée de l’influence de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) cette symphonie de moins d’une douzaine de minutes est brillamment instrumentée et d’une vivacité qui stimule l’esprit et l’écoute, tant il en émane de spontanéité, d’élan, de fluidité, de transparence célébrant un plaisir dans l’écriture qui ramifie l’œuvre entière et qu’ont su exalter les cordes de l’Orchestre de Paris, aux effectifs pourtant fournis, avec rien moins que six contrebasses… Cette charmante page de Mendelssohn préludait à la Symphonie n° 31 en ré majeur KV. 297 de Wolfgang Amadeus Mozart. Composée en 1788 à Paris, où elle a été créée le 18 juin 1778 par Le Concert Spirituel, cette œuvre ne cesse de ménager la surprise, avec de puissants crescendos et un riche nuancier au sein d’une écriture virtuose mais d’une grande expressivité où le chant et les chatoiements mènent le bal. Sous la direction chorégraphique de Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris a donné de cette symphonie née de l’esprit d’un Mozart de vingt-deux ans désireux de conquérir le public parisien une interprétation rutilante, gracieuse, aérienne, un vrai bonheur pour l’oreille.

Ce concert était aussi l'ultime prestation de deux des musiciens de l'Orchestre de Paris, le violoniste Gilles Henry et le corniste Jean-Michel Vinit, que leurs collègues saluent avec chaleur dans les pages du programme de salle des deux concerts de cette semaine. 

Bruno Serrou

lundi 10 juin 2024

Répliques et Intemporalités au festival ManiFeste 2024 de l’IRCAM

Paris. Cité de la Musique, Salle des Concerts ; Centre Pompidou, Grande Salle. Jeudi 7 et vendredi 8 juin 2024 

Dispositif de l'Ensemble Intercontremporain à la Cité de la Musique pour l'exécution de Trois Manifestes de Luis Fernando Rizo-Salom (1971-2013). Photo : (c) Philharmonie de Paris

ManiFeste (1), festival de création musicale de l’IRCAM qui a succédé en 2012 à Agora lancé par Laurent Bayle en alliant concerts, spectacles et pédagogie, se situe en cette fin de printemps 2024 dans la continuité de son ambition créatrice, associant musique, théâtre, danse, arts numériques et arts plastiques. Commencé le 30 mai, je rends compte ici des deux concerts du festival auxquels j’ai assisté la semaine dernière, le premier Cité de la Musique, le second Centre Pompidou.

Odile Auboin, altiste de l'Ensemble Intercontemporain, dans Parfum d'un Autre Monde de Mayu Hirano (née en 1979). Photo : (c) Philharmonie de Paris

Remarquable concert de création que celui intitulé « Répliques » proposé le 7 juin à la Cité de la Musique de la Philharmonie de Paris par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Lin Liao, avec deux impressionnantes créations d’une inventivité saisissante. La première, Parfum d’un Autre Monde de la compositrice japonaise Mayou Hirano (née en 1979) est un fascinant dialogue entre un alto virevoltant et une électronique en temps réel raffinée joué avec brio par Odile Auboin devisant vaillamment avec Joao Svidzinski, réalisateur en informatique musicale de l’IRCAM ménageant pendant un quart d’heure surprises de structures et de jeu et sonorités captivantes. La seconde, Inside, est un concerto virtuose pour contrebasse, ensemble de quatorze instrumentistes (2) et électronique en temps réel du compositeur italien Aureliano Cattaneo (né en 1974) joué par un brillantissime Nicolas Crosse, tandis que deux contrebasses solitaires chacune plantée latéralement derrière un micro captant leurs résonances en sympathie de chaque côté de l’orchestre. L’œuvre s’inspire du roman de Fiodor Dostoïevski, Le Double, qui combine le fond et la forme, comme le constate le compositeur, l’idée sur laquelle le romancier russe se fonde s’étendant du contenu (ce qui est conté) à la forme (la façon dont les faits sont racontés), le concept d’intérieur et d’extérieur étant travaillé par le biais de l’électronique qui suscite des fonctions dramatiques des systèmes d’amplification, le son étant envoyé dans la contrebasse solo ou dans les deux contrebasses « fantômes » ou dans les hautparleurs disposés sur le devant de la scène et ceux encerclant le public. L’écriture ample, fluide, les tensions dramatiques fascine, usant de toutes les aptitudes de chaque instrument présent sur le plateau, plus particulièrement la contrebasse (cordes, coffre, manche, tendeur) qui en est l’élément central, mais aussi l’outil informatique élaboré en collaboration avec le réalisateur en informatique musicale de l’IRCAM Pierre Carré.

Nicolas Crosse (contrebasse), Ensemble Intercontemporain dans Inside d'Aureliano Cattaneo (né en 1974). Photo : (c) Philharmonie de Paris. Photo : (c) Philharmonie de Paris 

Ces deux création entouraient une pièce magistrale du regretté Luis-Fernando Rizo-Salom (1971-2013), intitulée fort à propos dans le cadre d’une manifestation du même nom, Trois Manifestes créés en 2009, l’un des chefs-d’œuvre du compositeur colombien disciple d’Emmanuel Nunes mort accidentellement le 23 juillet 2013 à l’âge de 41 ans à la suite de la chute du deltaplane qu’il pilotait (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/07/createur-de-talent-le-compositeur.html et http://brunoserrou.blogspot.com/2013/09/lensemble-court-circuit-ouvre-avec.html). Comme les autres partitions du programme, celle-ci tourne autour de la confrontation entre plusieurs éléments. Cette fois, trois groupes instrumentaux (3) pour un total de trente musiciens disposés en autant de scènes distinctes, dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique, l’un sur scène avec la cheffe d’orchestre, les deux autres face à face sur les balcons de côté, chacun « défendant ce que l’on pourrait appeler un ’’manifeste sonore’’ » comme le précisait le compositeur dans son texte de présentation publié à l’occasion de la création de l’œuvre le 9 juin 2009 dans cette même salle dans le contexte du même festival, qui, à l’époque, s’appelait encore Agora. Dirigés avec maestria par l’excellente Lin Liao, les membres de l’Ensemble Intercontemporain renforcés par des supplémentaires, déversent des flots de timbres mirifiques tandis que l’ingénieuse partie informatique, réalisée en collaboration avec Robin Meier, réalisateur en informatique musicale, et diffusée par un système de petits haut-parleurs placés sous les fauteuils du public, est vraiment splendide, créant une sensation de flottement, comme suspendu en apesanteur sur la matière sonore, tandis que les sons instrumentaux surgissent en cascade depuis les gradins des balcons.

Les Percussions de Strasbourg dans Timelessness de Thierry De Mey (né en 1956) et Wim Vandekeybus (né en 1960). Photo : DR

Le second rendez-vous ManiFeste auquel j’ai pu assister cette semaine s’est déroulé samedi 8 juin dans la Grande Salle du Centre Pompidou archi-comble. Il était question d’un concert-spectacle des Percussions de Strasbourg dont les effectifs ont été renouvelés. Voire élargis, puisque la pièce proposée requiert la participation de huit musiciens. Il ne s’agissait pas d’une création, mais d’une première à Paris, puisqu’elle a été créée le 29 septembre 2019 à Strasbourg dans le cadre du festival Musica. Intitulée Timelessness (Intemporalité), cette œuvre a été conçue par le compositeur Thierry De Mey (né en 1956), collaborateur privilégié de la compagnie de ballet d’Anne Teresa de Keersmaeker, et le danseur chorégraphe belge Wim Vandekeybus (né en 1960). Ce spectacle raffiné de soixante-dix minutes qui assemble une douzaine de pièces (4) du compositeur bruxellois séduit, mais était espéré plus créatif, varié et audacieux, à l’instar des impressionnants monuments sonores d’Iannis Xenakis et d’Hugues Dufourt notamment, composés à l’instigation des équipes des Percussions de Strasbourg précédentes. Néanmoins, la réputation de la plasticité de la gestique suscitée par le jeu des instruments à percussion se retrouve ici, suscitant une dramaturgie chorégraphique à laquelle les musiciens alsaciens, qui se meuvent pieds nus et se dispersent à travers l’espace du plateau, ne restant à leur poste fixe de chambristes qu’occasionnellement, participent avec un plaisir communicatif.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 22 juin 2024

2) Contrebasse solo, flûte (aussi piccolo), clarinette (aussi clarinette basse), saxophone, cor, trombone, accordéon, deux percussionnistes, piano, harpe, violon, alto, deux violoncelles

3) Bois par deux - flûtes (la 2e aussi piccolo), hautbois, clarinettes (la 1ère aussi clarinette en mi bémol), une clarinette basse, bassons (le 2e aussi contrebasson) -, cuivres par deux - cors, trompettes, trombones, un tuba -, trois percussionnistes, piano (aussi célesta), harpe, trois violons, deux altos, deux violoncelles, deux contrebasses

4) Intro, Duo S., Affordance, Pièce de gestes, Musique de tables, Timelessness, Silence Must Be! (part 1), Floor Pattern, Silence Must Be! (part 2), Hands, Frisking, Silence Must Be! (part 3)

jeudi 6 juin 2024

Yuja Wang, ou le plaisir intense de jouer et de transmettre à travers un programme remarquablement structuré

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 5 juin 2024

Yuja Wang. Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Récital en trois parties allant crescendo de Yuja Wang à la Philharmonie de Paris ce mercredi soir, toujours les pieds enserrés dans des échasses, changeant de robe à la coupe improbable durant l’entracte, et jouant avec une tablette numérique sur le pupitre de son Steinway d’un soir. La première partie, la Sonate op. 26 de Samuel Barber contrainte et huit Préludes de Chostakovitch plus engagés mais un rien froids, deuxième partie les quatre Ballades de Frédéric Chopin virtuoses et souples mais manquant de poésie et de contrastes. La troisième partie était plus développée que les deux précédentes, avec ses quarante minutes de bis, au nombre de dix, la pianiste chinoise se libérant totalement pour devenir éblouissante, inventive, fine coloriste, les doigts volant au-dessus du clavier avec une maîtrise phénoménale 

Yuja Wang. Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

La première partie du récital mettait en regard deux contemporains des deux nations rivales, l’Etats-Unien Samuel Barber (1910-1981) et le Russe (soviétique) Dimitri Chostakovitch (1906-1975). Composée en 1949 sur l’initiative de Vladimir Horowitz qui l’a créée le 9 décembre de la même année à La Havane, la Sonate op. 26 de Barber est d’une virtuosité à la hauteur des aptitudes exceptionnelles de son créateur alterne dans ses quatre mouvements tragique (l’Adagio), jubilation et lyrisme dans un style classique nord-américain, enrichi par l’étude approfondie de la création de Jean-Sébastien Bach. Yuja Wang en a donné une lecture un rien trop sage, particulièrement l’Allegro energico initial où elle semblait se chercher ou se jauger, comme si elle cherchait à se rassurer, ce qu’elle a réussi à faire dès l’Allegro vivace e leggero sublimé par son touché aérien. De Chostakovitch, Yuja Wang a proposé un patchwork des deux livres de Préludes où le compositeur russe rend li aussi hommage à Bach, cinq de l’opus 34 (n° 5, 10, 12, 16 et 24) de 1932-1933, ponctués par trois du cycle de Préludes et fugues op. 87 (n° 2, 8 et 15) de 1950-1951 situés au début, au milieu et à la fin. « Je me sens particulièrement proche du génie de Bach, reconnaissait modestement Chostakovitch en 1950, année du bicentenaire du cantor de Leipzig. Bach joue un rôle important dans ma vie. Je joue tous les jours une de ses pièces. C’est pour moi un véritable besoin, et ce contact quotidien avec la musique de Bach m’apporte énormément. » Yuja Wang en a restitué l’esprit baroque avec lucidité et naturel, en restituant les couleurs et la grâce avec délice, enchaînant les pages sans véritables pauses, une fois que le public eût fini par comprendre les signes d’agacement bien sentis que la musicienne tenait à ne pas être interrompue dans le développement de son propos.

Yuja Wang. Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

La seconde partie « officielle » du récital était entièrement consacrée à Frédéric Chopin (1809-1849) et à ses quatre Ballades jouées dans l’ordre chronologique, finissant par la fa mineur op. 52 de 1842 à laquelle elle a donné dans des tempi très (trop ?) retenus une densité saisissante soulignant l’écriture harmonique caractéristique du compositeur et de son art de la polyphonie traversé de sentiments les plus divers d’une humanité profonde. Connue du public cinéphile par le grand film le Pianiste de Roman Polanski (2002), la Ballade n° 1 en sol mineur op. 23 (1831/1835) instillant à cette œuvre le ton plaintif idoine mais sans mièvrerie, en présentant tous les sentiments qu’elle renferme, félicité, nostalgie, désolation, jubilation[ passant de l’un à l’autre avec brio. Composée à Nohant et Majorque entre 1836 et 1839, la Ballade n° 2 en fa majeur op. 38 dédiée à Robert Schumann en réponse à la dédicace de ce dernier de ses Kreisleriana a connu sous les doigts de Yuja Wang a alterné souplesse, et envolées âpres. Chantante et onirique sous les doigts de magicienne de la pianiste chinoise, la troisième Ballade en la bémol majeur op. 47 de 1840-1841 que Chopin a dédiée à son élève Pauline de Noailles a touché par la profusion des sentiments mais trop pudique sans doute.

Yuja Wang. Photo : (c) Bruno Serrou

Yuja Wang a poursuivi son récital en offrant une véritable troisième partie, la plus passionnante de la soirée, avec une généreuse et éblouissante série de bis ou d’encore, dix pièces dans lesquelles la fabuleuse pianiste chinoise est apparue plus charismatique encore que dans le cours de l’exécution de son programme, comme libérée de toute contrainte, les doigts courant sur le clavier en les effleurant à peine tout en tirant des sonorités de braise, pleines, scintillantes et fluides mais aussi profondes, feutrées, colorées d’harmoniques d’une richesse extraordinaire une quarantaine de minutes durant, entre saluts, rappels, recherche des œuvres dans le programme de sa tablette et exécution des morceaux, jouant avec un bonheur communicatif un large panel de pages de tous styles, commençant par un extrait du Songe d’une Nuit d’été de Félix Mendelssohn-Bartholdy, puis la chanson Danzon n° 2 du Mexicain Arturo Marquez (né en 1950), L’Alouette du Russe Mikhaïl Glinka (1804-1857), une Suite de du pianiste autrichien Friedrich Gulda (1930-2000), la Toccata du Tombeau de Couperin de Maurice Ravel (1875-1937), l’Allegro molto du Quatuor n° 8 de Dimitri Chostakovitch, la sixième des douze Notations de Pierre Boulez (1925-2016), la sixième Etude de Philip Glass (né en 1937), l’Allegro molto vivace de la Symphonie n° 6 « Pathétique » de Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) et Marguerite au Rouet de Franz Schubert (1797-1828)…

Bruno Serrou

mercredi 5 juin 2024

Les flamboiements de Johannes Brahms par l’Oslo Filharmonien et Klaus Mäkelä, son directeur musical

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 4 juin 2024 

Klaus Mäkelä, Oslo Filharmonien. Photo : (c) John-Halvdan Halvorsen

Remarquable concert Johannes Brahms de l’Oslo Filharmonien (Philharmonique d’Oslo) et de son directeur musical Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris mardi soir. Deux chefs-d’œuvre du compositeur hambourgeois, le Double Concerto par un chef donnant les départs depuis assis son estrade du violoncelliste (quelques jours après l’avoir fait en musique de chambre avec son autre phalange symphonique, l’Orchestre de Paris), dialoguant avec le jeune et brillant violoniste suédois Daniel Lozakovich, l’orchestre norvégien répondant sans décalages perceptibles, et, après un début légèrement chaotique, une somptueuse Symphonie n° 1, énergique, épique, virtuose, souple, merveilleusement chantante 

Fondé en 1919 sur les bases d’une association musicale créée quarante ans plus tôt par Eduard Grieg et Johan Svenden, le Philharmonique d’Oslo (Oslo Filharmonien) a acquis son nom actuel pour son centenaire, en 1979. Nommé en 2020 pour un contrat qui court jusqu’en 2027, Klaus Mäkelä pérennise une lignée de directeurs musicaux de tout premier plan comprenant notamment Issay Dobrowen, Herbert Blomstedt, Okko Kamu, Mariss Jansons, André Previn, Jukka-Pekka Saraste et Vassili Petrenko… Parmi les œuvres créées par la première des phalanges norvégiennes, Tour à tour de Philippe Hurel en 2008. C’est avec un programme monographique consacré à Johannes Brahms que l’orchestre et son chef finlandais sont venus à Paris le temps d’un concert qui aura fait le plein d’un public particulièrement concentré au sein duquel figurait notamment Sol Gabetta, assurément venue soutenir son confrère violoncelliste, Klaus Mäkelä, le temps d’une soirée à la fois soliste et chef.

Le Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur, op. 102, connu sous le titre de Double Concerto est l’ultime partition pour orchestre de Johannes Brahms. Malgré la mise à distance de son ami Josef Joachim, après que ce dernier se fut séparé de sa femme dont Johannes Brahms avait pris le parti, peu après la création du Concerto pour violon qu’il lui avait dédié en 1878, le compositeur ne parvient pas à oublier le talent sans égal du violoniste que lui avait présenté Robert Schumann un quart de siècle plus tôt. Début 1887, il se réconcilie avec l’ami. Réconciliation qui engendrera finalement l’ultime partition d’orchestre de Brahms, postérieure de deux ans à la Quatrième Symphonie : un Double concerto associant le violon et le violoncelle, effectif peu usité au XIXe siècle. Cette œuvre, qui constitue l’ultime partition orchestrale de Brahms, répond en vérité à la promesse faite par Brahms à son ami Robert Haussmann, violoncelliste du Quatuor Joachim. Brahms profite de l’occasion pour attester au leader du quatuor à cordes de son retour en grâce en lui faisant partager la dédicace de son œuvre nouvelle. « Je dois maintenant évoquer ma dernière bêtise, écrit Brahms à son éditeur Simrock en août 1887. C’est un concerto pour violon et violoncelle. Considérant mes relations avec Joachim, j’ai essayé sans relâche de faire passer cette histoire aux oubliettes, mais rien n’y fait. Dieu merci, nous sommes restés en bons termes artistiques ; je n’aurais cependant jamais pensé que nous pourrions de nouveau nous entendre sur un plan personnel. »

Dernier des quatre concertos de Brahms - autant que de symphonies -, le Double Concerto a été créé à Cologne le 18 octobre 1887, par ses deux dédicataires dirigés par le compositeur. Il s’agit ici, comme toujours chez Brahms, non pas d’un concerto de solistes mais d’un retour au concerto grosso baroque et, plus encore, d’une symphonie concertante, forme que le compositeur n’a cessé de développer depuis sa quête éperdue de transcender la symphonie dans l’imposant héritage beethovenien. Seul l’allegro initial adopte un parti clairement solo, tandis que le finale, de forme rondo, où les deux solistes rivalisent de virtuosité aussi éblouissante que raffinée, compte quantité de tournures tziganes. L’orchestration requiert flûtes, hautbois, clarinettes et bassons, par deux, quatre cors, deux trompettes, timbales, et cordes. Le dialogue entre les deux instruments solistes est parfois tendu, comme si Brahms entendait mettre en exergue, de façon plus ou moins consciente, les dissensions de ses relations avec Joachim, alors que, dans le mouvement lent, de forme lied (A-B-A’), les deux instruments chantent « d’une seule voix ». Comme il l’avait démontré en formation de chambre avec des musiciens de l’Orchestre de Paris, dont il est directeur musical depuis 2020 le 17 mai dernier en formation chambriste (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/05/conviviale-soiree-de-musique-de-chambre.html), Klaus Mäkelä aurait fort bien pu s'imposer comme violoncelliste à part entière. Ce qu’il a confirmé mardi, cette fois sous forme concertante et en partenariat avec un jeune violoniste virtuose suédois Daniel Lozarevich né avec le XXIe siècle (2001) dont la précocité lui a ouvert les portes des studios du label Deutsche Grammophon à l’âge de 15 ans, huit ans après avoir commencé le violon, puis, en 2012, être devenu l’élève de Josef Rissin à la Hochshule de Karlsruhe puis au Conservatoire de Genève avec Eduard Wulfson. Avec son Stradivarius « ex-Sancy » prêté par la Fondation LVMH aux sonorités chaudes et moelleuses, il a offert un Double d’une poésie profonde et brûlante, se fondant dans les couleurs humaines et oniriques du violoncelle de Klaus Mäkelä, qui a couvert des yeux son cadet de cinq ans avec une complicité non feinte, tandis que le musicien finlandais se limitait à donner les départ à son orchestre, auquel il tournait le dos, assis sur l’estrade du soliste.

En regard de cette ultime opus pour orchestre, l’Oslo Filharmonien et Klauss Mäkelä ont donné la première des quatre symphonies du même Johannes Brahms, celle en ut mineur op. 68 composée en 1874-1876 sur une ébauche de vingt ans antérieure, ce qui conforte l’idée selon laquelle le compositeur hambourgeois se demandait s’il était possible d’écrire une pièce du genre après la IXe Symphonie de Beethoven... à qui cette Première doit de toute évidence beaucoup. Fruit d’une genèse longue et particulièrement difficile, la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 a été emportée avec éloquence par un Klaus Mäkelä très en verve, énergique, généreux et virevoltant, offrant ainsi une interprétation à couper le souffle et à qui le Philharmonique d’Oslo a donné la pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Comme sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la fusion ont été absolues. Le chef finlandais a remarquablement mis en évidence le fait que chacun des mouvements de la symphonie de Brahms ne semble jamais naître mais être là de toute éternité, au point de donner à l’auditeur le sentiment d’immiscer son oreille au beau milieu d’un discours dont il n’a pas entendu le début mais qui le saisi dès l’abord, comme le fera plus tard Richard Strauss dans son lied … Morgen… op. 27/4.

D’une ampleur épique, l’approche de Klaus Mäkelä s’est imposée par l’unité du discours, l’opulence du phrasé, les tensions tour à tour flexibles et domptées, la force conquérante du mouvement initial dont la matière est impérieusement exposée par les timbales, le raffinement du mouvement lent, la sereine et candide poésie du Poco allegretto e grazioso, surtout côté violons et bois solistes, hautbois et clarinette, qui se répondaient gaiement, la diversité des climats du finale dont la progression s’est avérée limpide et naturelle en dépit de structures particulièrement élaborées du mouvement, tandis que le thème solennel au cor repris à la flûte sur un tremolo de cordes était exposé avec ductilité. Orchestre admirable de nuances, de précision, de feu et de braise, virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des fusées. Le violon solo Stradivarius, tenu par la Norvégienne Elise Bâtnes, est d’une beauté évanescente, le hautbois bruit comme une forêt entière, flûte, clarinette, basson, cor, trompette, trombones… Et que dire de ces contrebasses au velours sombre, impressionnantes de couleurs ombrées et de chaleur ?... Brahms, décidément est toujours davantage le compositeur avec lequel je ressens personnellement le plus d’affinités, et j’en ai ressenti intimement les arcanes à l’écoute de la conception vivifiante de Klaus Mäkelä à la tête de sa phalange norvégienne...

Bruno Serrou