lundi 24 avril 2023

Dirigé avec allant par Brad Lubman, l’Orchestre de Chambre de Paris a galvanisé la musique viennoise, de Joseph Haydn à Olga Neuwirth

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Dimanche 23 avril 2023

Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour la création française d’une partition concertante d’Olga Neuwirth dont il est l’un des co-commanditaires, l’Orchestre de Chambre de Paris a situé l’œuvre nouvelle et son auteur autrichienne dans la continuité historique de la musique viennoise depuis le classicisme jusqu’à l’ère contemporaine…

Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. (c) Bruno Serrou

C’est un concert au programme fort bien conçu qu’a proposé dimanche après-midi à la Philharmonie de Paris l’Orchestre de Chambre de Paris dirigé par Brad Lubman. Le maître du classicisme viennois, Joseph Haydn (1732-1809), a ouvert les « hostilités » avec la Symphonie n° 59 en la majeur Hob. 59:I titrée « Le Feu » a posteriori parce que donnée château d’Esterhazà en 1778 comme musique de scène du Singspiel en deux actes Die Feuerbunst de Gustav Grossmann - soit dix ans après sa genèse. Ecrites pour deux hautbois, basson, deux cors et cordes en quatre mouvements d’une durée totale de plus d’une vingtaine de minutes, ces pages sont donc contemporaines de la tragique Symphonie n° 39 en sol mineur Hob 39:I typique de l’ère Sturm und Drang, tandis que la cinquante neuvième est foncièrement optimiste et exubérante, particulièrement le finale, Allegro assai, le plus connu des quatre mouvements, lancé avec sa magnifique sonnerie de cors à laquelle répondent les hautbois, qui exposent un second thème tendrement poétique. L’interprétation jaillissante de l’Orchestre de Chambre de Paris a donné toute la joliesse et la jubilation de ces pages avec ses sonorités chaudement colorées.  

Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Les deux œuvres qui ont suivi se situent dans le postromantisme et l’expressionnisme exacerbés. Dans la descendance des deux grands Sextuors à cordes de Johannes Brahms et du Tristan und Isolde de Richard Wagner, deux modèles pourtant réputés à l’époque inconciliables, Die Verklärte Nacht [La Nuit transfigurée] op. 4 d’Arnold Schönberg (1875-1951) est l’œuvre la plus populaire du maître de la Seconde Ecole de Vienne. Pourtant, son accueil fut problématique, puisque, après avoir été refusée par la Société de musique de chambre de Vienne, sa création, le 18 mars 1902 par le Quatuor Rosé et deux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, suscita une vive querelle dans le public. Ecrite en 1899 dans la tonalité tragique de ré mineur, cette partition de trente minutes en un seul bloc tient à la fois de la musique de chambre et du poème symphonique, ce qui conduira son auteur à l’arranger par deux fois pour orchestre à cordes. Le compositeur s’appuie sur le poème expressionniste tiré du recueil Weib und Welt (Femme et Monde) de Richard Dehmel (1863-1920) qui décrit une promenade nocturne de deux amants, dont la femme avoue à l’homme qu’elle attend un enfant d’un autre. L’amant insiste sur l’importance de sa maternité et lui assure qu’il est disposé à faire sien ledit enfant. Puis ils reprennent leur marche, heureux, sous la lune, au cœur de la nuit transfigurée… Les cinq sections enchaînées de la partition suivent les péripéties du poème, situant tout d’abord le couple sous le clair de lune (très lent), avant d’exprimer passant l’aveu de la femme (plus animé) où se présente le thème principal aux contours poignants et tourmentés, puis à l’attente de la réaction de l’homme, qui répond avec amour à son amante, comme l’indique la lumineuse tonalité de ré majeur du second thème principal, tandis qu’un long duo passionné ramène le thème initial transfiguré par le ton majeur, enfin la cinquième section est occupée par une longue coda aux élans rédempteurs dans l’esprit de Wagner. Schönberg retournera par deux fois à cette partition d’une grande intensité dramatique, en 1917 et en 1943, arrangeant chaque fois le sextuor pour orchestre à cordes chaque fois plus fourni, notamment dans les graves avec l’appoint des contrebasses. C’est la version de 1917 que l’Orchestre de Chambre de Paris a retenue, conforme à sa section de cordes contrairement à celle de 1943, qui fait appel au grand effectif symphonique des pupitres de cordes. Ce qu’en a donné l’ensemble parisien a été d’une grande richesse expressive, sous l’impulsion vive et tendue de son chef invité.

Tanja Tetzlaff (violoncelle), Hans Kristian Kjos Sørensen (percussion), Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Après Schönberg, c’est son disciple le plus novateur, Anton Webern (1883-1945), qui aura ouvert la seconde partie du concert. Mais un Webern encore loin de son inspiration la plus avant-gardiste, puisqu’il s’est agi du Langsamer Satz (Mouvement lent) pour quatuor à cordes de 1905, époque où Webern, âgé de 22 ans, était l’élève de Schönberg. Cette page d’une douzaine de minutes qui n’a été créée que le 27 mai 1962 à Seattle par un quatuor de l’Université de l’Etat de Washington. Inspirée d’une randonnée en montagne, cette œuvre aux élans brahmsiens a pour modèle La Nuit transfigurée, jusqu’au poème qui signé lui aussi de Richard Dehmel, qui y dit « … lorsque la nuit tomba (après la pluie) le ciel versa des larmes amères, mais je marchais avec [ma bien-aimée] le long de la route ». Y est exprimée une pléthore d’émotions, du désir ardent jusqu’à l’agitation dramatique qui conduit à un dénouement pacifié. C’est la version pour orchestre à cordes qui a naturellement été retenue par l’Orchestre de Chambre de Paris. Cette transcription publiée en 1995 a été réalisée par le chef d’orchestre trompettiste étatsunien Gerard Schwarz, alors directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Seattle. A l’instar de Die Verklärte Nacht, Brad Lubman en a donné une lecture d’une ardente expressivité tout en suscitant de la part de l’OCP une fluidité, un relief, un onirisme intense et stimulant.

Tanja Tetzlaff, Hans Kristian Kjos Sørensen, Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le moment le plus attendu du concert était la première audition en France d’une nouvelle œuvre concertante d’Olga Neuwirth (née en 1968). Composé en 2022, titré According to What - ce qui renvoie au grand tableau éponyme de plusieurs toiles du peintre étatsunien Jasper Johns (né en 1930) -, ce Double Concerto pour violoncelle et percussion, malgré son aspect ludique, est une œuvre extrêmement dense, puissante, parfois à la limite de la déchirure au point de saisir l’auditeur à la gorge. Conçue pour deux instruments solistes à l’association originale tant ils semblent antinomiques, cette œuvre d’une vingtaine de minutes est le fruit d’une commande groupée des Orchestres de Chambre de Paris, Symphonique de Trondheim, de Chambre Suédois, Symphonique de la Radio de Vienne. Créé à Trondheim (Norvège) le 22 septembre 2022 par l’Orchestre Symphonique de cette ville dirigé par Baldur Brönnimann, avec la violoncelliste Tanja Tetzlaff et le percussionniste Hans-Kristian Kjos Sørensen, elle fait appel à un orchestre avec bois et cuivres par deux (un trombone et sans tuba), trois percussionnistes (dont un steel drum), orgue Korg (clavier-synthétiseur au son s’approchant de celui de l’orgue Hammond) et vingt-six cordes (huit, six, cinq, quatre, trois) concertant avec les deux solistes, un violoncelle et une percussion, dont une timbale et une amas d’objets trouvés « accordés », notamment six bouteilles de bière calibrées. « La musique déploie ses éléments en chaîne, exerçant une pression implacable sur la façade large et discontinue, écrit Olga Neuwirth dans sa note d’intention. Un monde sonore avec son amour du contre-nature, de l’artifice et de l’exagération, qui se concentre sur la note . » La violoncelliste allemande Tanja Tetzlaff - sœur du violoniste Christian Tetzlaff -, qui exalte sur son instrument de Giovanni Baptista Guadagnini de 1776 des sonorités sombres et luxuriantes, le geste ferme et expressif, et le percussionniste cymbaliste norvégien Hans-Kristian Kjos Sørensen, qui, de sa large palette de couleurs, se fond délicatement dans les sonorités de sa partenaire et de l’orchestre. Ils ont totalement assimilé cette partition qui leur est dédiée, tandis que le chef étatsunien Brad Lubman, familier de la création contemporaine de toute école et de tout style, dirige avec précision et conviction au point de donner la juste impulsion à l’Orchestre de Chambre de Paris qui s’illustre ici par la sûreté de son jeu, la plastique de ses timbres, sa remarquable homogénéité.

Bruno Serrou

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