mercredi 3 novembre 2021

Pour le centenaire de la naissance de l’immense pianiste hongrois GYÖRGY CZIFFRA, le compositeur PETER EÖTVÖS rend hommage à son compatriote dans un concerto rhapsodique « Cziffra Psodia » pour piano et orchestre

Péter Eötvös (né en 1944). Photo : DR

Ce n’est pas un hasard si Péter Eötvös a été choisi par la Hongrie et par la France pour composer une œuvre-hommage à György (Georges) Cziffra pour le centenaire de sa naissance. Tous deux Hongrois, le compositeur est en effet lié au pianiste virtuose à la fois par sa mère et par ses propres souvenirs, ainsi que par l’exil à Paris, Péter Eötvös (1) ne retournant vivre à Budapest qu’après la chute du Rideau de fer, à l’instar de György Cziffra, qui y effectuera des séjours à partir de 1983.

György Cziffra avait choisi la France comme terre d’asile après avoir fui la dictature communiste dont il avait subi la répression avant même l’insurrection de Budapest à l’automne 1956, s’installant cette année-là à Paris avec sa femme et son fils pour y passer les trente-huit dernières années de sa vie. Péter Eötvös, de vingt-trois ans son cadet mais qui fit ses études dans la même Académie Franz Liszt de Budapest où sa mère avait été élève dans la même classe que Cziffra, travailla pendant dix ans à Paris, entre 1979 et 1989, comme directeur musical de l’Ensemble InterContemporain, sans pouvoir côtoyer pour autant son compatriote. Pourtant, ce n’était pas faute d’une certaine proximité, puisqu’il l’avait rencontré enfant, sa mère envisageant même de confier son jeune fils à Cziffra lorsqu’il est sorti du bagne pour lui enseigner le piano. Ce que Cziffra refusa, ayant perdu la maîtrise de ses mains qu’il avait usées comme forçat voué à casser des cailloux. Mais les destinées de chacun, l’un vivant à Paris l’autre à Senlis, et, surtout, Cziffra s’isolant totalement à la mort accidentelle de son fils en 1981, le chef d’orchestre György Cziffra Jr., sombrant alors dans de douloureux problèmes psychologiques jusqu’en 1985 - un peu plus tard, le compositeur sera confronté à son tour à une tragédie plus violente encore avec la mort de son propre fils.

Le Müpa de Budapest et la direction de la Musique de Radio France, en association avec l’Orchestre de la Suisse Romande et le Stavanger Symphony Orchestra, ont commandé à Péter Eötvös, à l’instigation du pianiste hongrois János Balázs qui en est le dédicataire et le soliste, le concerto rhapsodie Cziffra Psodia pour piano, cymbalum et orchestre que l’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui en donne la création mondiale le 5 novembre, cent ans jour pour jour après la naissance du grand virtuose tzigane, dans la magnifique salle Béla Bartók du Müpa de Budapest, deux jours avant la première française par les mêmes protagonistes, à Radio France, dimanche 7 novembre 2021.

C’est dans cette perspective que Péter Eötvös m’a accordé l’entretien qui suit.

Bruno Serrou 

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György (Georges) Cziffra (1921-1994) à Senlis en 1985. Photo : (c) Jean-Pierre Gilles

Entretien avec Péter Eötvös

« CZIFFRA PSODIA », CONCERTO POUR PIANO, CYMBALUM ET ORCHESTRE (2021)

Hommage au pianiste hongrois György Cziffra (1921-1994) pour le centenaire de sa naissance

 

Bruno Serrou : Quand avez-vous fait la connaissance de György Cziffra ?

Péter Eötvös : Je le connais depuis mon enfance. Un peu par hasard… Ma mère a étudié dans la même classe de piano que lui à l’Académie Franz Liszt de Budapest, dans les années 1930, chez Imre Keéri-Szántó (1884-1940). Plus tard, en 1950, Cziffra a été condamné, parce qu’il cherchait à quitter la Hongrie. Il a été arrêté par la police politique et condamné aux travaux forcés, cassant les pierres pour bâtir l’université à Miskolc, où nous habitions alors. Après un an et demi de ce régime, il a été libéré en 1953. Ma mère l’a recontacté pour lui proposer de me prendre pour élève, mais il a refusé, lui disant qu’il ne pouvait pas m’enseigner parce qu’il n’avait pas pu jouer pendant plusieurs années et que ses mains avaient beaucoup souffert. Du coup, ma mère l’a aidé à jouer du piano dans des bars, l’après-midi, parce qu’il a jugé que cela lui permettait de faire travailler ses mains. C’est ainsi qu’il a fait du café-concert en jouant la musique qu’il voulait, Schubert, Liszt, Chopin, et en improvisant plus ou moins. C’est ainsi que chaque après-midi il a pu travailler ses mains et retrouver ses marques. C’est là que j’ai pu l’entendre jouer.

 

B. S. : Comme travailleur de force, ses mains devaient être très abimées

P. E. : Il a fini par quitter Miskolc pour s’installer à Budapest. Il a joué dans plusieurs bars pour continuer de vivre avec le piano. Mais en même temps, nous savions que nous avions affaire à un génie, et nous avons essayé de lui trouver des concerts, ce qui s’est avéré impossible, jusqu’à ce que finalement, le 22 octobre 1956, la veille de la révolution, il a pu donner un concert, avec le Concerto n° 2 de Bartók. Il l’a si bien joué que le concert a fait l’objet d’un disque qui a été diffusé dans le commerce. Il était accompagné par l’Orchestre National de Hongrie, et il a joué en bis la Marche de Rákóczy de Berlioz. Le public était ravi, il l’a donc reprise une deuxième fois, puis une troisième, et le lendemain la révolution éclatait. Nous lui avons rendu visite, chez lui dans la banlieue de Budapest. J’avais 11 ans, en 1956, lorsque je l’ai rencontré. Il avait déjà son fils qu’il avait aussi appelé György, et sa femme Soleilka. C’est la dernière fois que je l’ai vu, mais je ne l’ai jamais vraiment entendu jouer en dehors des disques - j’ai tous ses disques. Après, il a quitté la Hongrie, et comme la vie est vraiment étonnante, ma femme Marika, qui a travaillé avec Cziffra dont elle organisait les cours à Senlis où il avait acheté en 1975 la chapelle royale Saint-Frambourg. Elle supervisait aussi les masters classes que Cziffra donnait en Hongrie sur les rives du lac Balaton en 1986 et 1987, trois ans après son premier retour en Hongrie en 1983. Si bien que ma future femme a eu beaucoup plus de contacts avec lui que moi. Cziffra est retourné en Hongrie dans les années 1980 sans pour autant s’y réinstaller, et lorsque j’ai reçu la commande d'un concerto en sa mémoire par le pianiste János Balázs, qui a également proposé à Radio France de participer à la commande aux côtés du Müpa Budapest, j’ai tout de suite accepté.

 

B. S. : Est-ce votre premier concerto pour piano ?

P. E. : J’en ai déjà écrit un, en 2005, pour le soixantième anniversaire de la mort de Béla Bartók. Il a pour titre Cap-ko. C’est Pierre-Laurent Aimard qui l’a créé, sur deux pianos, l’un acoustique l’autre électronique. Jugeant ce dispositif trop compliqué, je l’ai retravaillé dans une version pour deux pianos. Cette deuxième œuvre concertante pour piano n’est pas qualifiée de concerto mais son titre Cziffra Psodia, renvoie à la rhapsodie.

 

B. S. : Cette œuvre a donc la forme rhapsodique ?

P. E. : Oui, mais une rhapsodie-biographie, puisqu’elle conte la vie de Cziffra. Ici, ce n’est pas la virtuosité qui m’intéresse, mais l’aspect dramatique.

 

B. S. : Que conte donc cette Cziffra Psodia ?

P. E. : J’ai voulu transmettre les conflits, les vicissitudes, les combats, les souffrances de Cziffra. L’œuvre dure une vingtaine de minutes réparties en quatre mouvements, alors que la rhapsodie traditionnelle est en un seul mouvement. Cette structure m’est venue petit à petit, dans le fil de la composition. Quand j’ai fini le premier mouvement, la partition était vraiment terminée, dans mon esprit. Mais je me suis dit que non, que j’avais encore quelque chose à dire. J’ai décidé de continuer. Quand j’ai fini le deuxième, même chose. Toute la vie de Cziffra est marquée par le succès et la tragédie. C’est précisément l’atmosphère que j’ai essayé d’intégrer dans mon concerto, associant le rhapsodique et le dramatique.

 

B. S. : Quatre mouvements comme le Concerto n° 2 pour piano et orchestre de Johannes Brahms…

P. E. : Ah, toujours cette référence au XIXe siècle ! Mon concerto n'a rien à voir avec Brahms. Si ce n’est le drame. J’utilise certains éléments de la vie de Cziffra. Par exemple le bruit du marteau quand il cassait les cailloux que j’expose à la percussion. J’essaye d’éviter tous les éléments coloristes de sa virtuosité, bien que j’y mette une certaine virtuosité nécessaire mais elle est en fonction du contexte musical. L’orchestre est normalement pourvu. J’ai participé à une première répétition aujourd’hui [lundi 1er novembre 2021], ça commence pas mal mais je vais réduire le nuancier de l’orchestre. C’est trop fort. La première lecture est toujours trop forte. Ce doit être plus transparent à l’orchestre. Le pianiste est très bien préparé, il joue bien, alors la pièce me plaît. L’orchestration est de formation classique, bois par deux, quatre cors, tous les cuivres sont représentés, y compris le tuba, deux percussionnistes, plus le cymbalum. Cet instrument caractéristique de la Hongrie est important parce que le père de Cziffra avait été cymbaliste à Paris. C’est pour cette raison que fuyant la Hongrie il est venu à Paris après être passé par Vienne. Plus tard, il a reçu Senlis en cadeau où il a créé sa Fondation. Je connaissais aussi son fils, il est devenu chef d’orchestre, il a dirigé à Cologne, je l’ai contacté, mais il est mort brûlé vif dans l’incendie de sa maison. Après cette affreuse tragédie, Cziffra a arrêté de donner des concerts. Sa vie a vraiment été un drame, il a sombré dans l’alcool avant de reprendre le piano à la toute fin de sa vie.

 

B. S. : Que représente pour vous Cziffra ?

P. E. : Il est pour moi le successeur direct de Franz Liszt. Il en est même assez proche. Non pas comme compositeur, ce qu’il n’était pas, mais comme improvisateur. Dans ses capacités techniques, sa façon de jouer le piano était très proche de la façon lisztienne. Toutes ses transcriptions démontrent qu’il était même encore plus virtuose que Liszt. Ce n’était pas seulement la virtuosité mais la qualité de cette virtuosité. C’était d’un très haut niveau. C’est-à-dire non pas la vitesse, pas même la vélocité, mais la virtuosité au sens propre du terme.

 

B. S. : Sur le plan sonore, il avait une plénitude hors du commun…

P. E. : Sa sonorité est incroyable, en effet. Comme s’il jouait à quatre mains. C’était extraordinaire.

 

B. S. : Avez-vous mis des éléments des compositeurs qu’il aimait jouer ?

P. E. : Non, seulement des éléments biographiques. Quoique… J’en ai un peu mis dans les cadences. J’ai écrit quatre cadences. Une par mouvement. Car je pouvais enfin dire tout ce que je voulais. Ces cadences sont plus signifiantes que les passages avec l’orchestre. Le piano joue en permanence, du début à la fin. Il émet la première note et la dernière. J’ai intégré son prénom dans le matériau thématique, G-E-(Ö)-R-G-E-S (Sol-mi-ré-sol-mi-mi bémol), ce qui engendre une très belle mélodie, bien qu’elle soit courte. Elle est exposée par le cymbalum, je me suis fait plaisir à jouer avec ce thème. Il y a quelques dialogues entre le piano et le cymbalum, et j’ai la chance d’avoir ici le meilleur cymbaliste du monde, le Hongrois Miklós Lukács.

 

B. S. : Est-ce votre premier vrai concerto pour piano, alors que vous en avez écrit plusieurs pour les cordes ?

P. E. : J’ai en effet écrit trois concertos pour le violon, un pour le violoncelle, un pour alto, un pour trompette, un pour percussion…

 

B. S. : N’avez-vous pas envisagé un vrai concerto pour piano en raison de la densité du répertoire concertant pour cet instrument ?

P. E. : J’insiste sur le fait que Cziffra Psodia n’est pas un concerto mais une rhapsodie. Parce que l’œuvre est tellement thématisée sur la vie du pianiste tzigane. Si je concevais un concerto pour piano j’utiliserais un matériel différent.

 

B. S. : En avez-vous envie, de ce concerto ?

P. E. : Pas pour l’instant. Non. Je viens de terminer un concerto pour saxophone, qui va être créé à Cologne en janvier par Marcus Weiss, qui enseigne à Bâle, le suivant est pour harpe. Le genre concerto me plaît parce qu’il est populaire, et chaque concerto est pour moi le portrait de quelqu’un. C’est un peu comme si l’instrument soliste était un personnage d’opéra ou de monodrame.

 

B. S. : Vous avez très peu écrit pour orchestre seul…

P. E. : Oui. J’écris en ce moment une pièce qui s’intitule Silent Song, une autre qui a pour titre L’Aigle plane dans le ciel destinée à l’Orchestre de San Sebastian, et une troisième que j’aime particulièrement, A la victime sans nom qui a pour sujet le drame des migrants qui sont morts.

 

B. S. : György Cziffra est-il encore quelqu’un dont on parle en Hongrie ?

P. E. : Oui, il est omniprésent. Désormais, il est considéré de façon très positive. Il n’y a plus aucune difficulté dans le fait qu’il était tzigane, il est devenu quelqu’un qui représente la culture hongroise. En son temps, il y avait des obstacles contre le fait qu’il entre dans le domaine artistique parce qu’il était un peu à côté de la société hongroise dans le fait qu’il était tzigane, il était donc considéré avant tout comme un improvisateur. Mes deux solistes aussi sont tziganes. Aujourd’hui, la vie en Hongrie est meilleure pour les tziganes qu’elle l’était il y a dix ans.

 

B. S. : Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire ce concerto ?

P. E. : A peu près six mois. C’était durant la Covid-19, qui aura été le meilleur moment imaginable pour composer. J’ai beaucoup écrit, notamment un opéra, Sleepless, qui est créé le mois prochain à l’Opéra « Unter den Linden » de Berlin, et qui sera donné en mars prochain au Grand Théâtre de Genève. J’ai également écrit pendant la Covid-19 un concerto pour saxophone, une pièce pour ensemble, Cziffra Psodia… Beaucoup de choses. Parce que j'ai pu travailler tous les jours chez moi, n’ayant pas de voyages à faire. Ma Fondation a continué à recevoir des jeunes musiciens, mais je n’avais pas de déplacements, pas de restaurants, pas d’hôtels…

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, Maison de la Radio, lundi 1er novembre 2021

1) Vient de paraître aux Editions MF un livre d'entretiens de Péter Eötvös avec Pedro Amaral consacré aux dix premiers ouvrages lyriques du compositeur chef d'orchestre hongrois, Parlando Rubato (368 pages, 18,00 €)

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