samedi 11 avril 2015

Livre : Vibrant portrait d’Iannis Xenakis par sa fille Mâkhi


Contrairement à nombre de ses pairs, Iannis Xenakis n’a pas connu après sa mort de véritable purgatoire mémoriel. Depuis sa disparition en 2001, orchestres, ensembles instrumentaux, formations chambristes et solistes n’ont jamais cessé de jouer sa musique (1). Concerts, disques et livres maintiennent sa mémoire, à l’instar du vibrant ouvrage que vient de publier sa fille chez Actes Sud, Iannis Xenakis, Un père bouleversant.

Mâkhi Xenakis (née en 1956). Photo : DR

 « ‘’Xenakis’’ est un nom originaire du Sud de la Crète qui veut dire ‘’petit étranger’’ : xenos : étranger ; akis : diminutif, petit, gentil. Mon père se sentira toujours un étranger, où qu’il se trouve. » C’est ainsi que s’ouvre le livre émouvant que Mâkhi Xenakis consacre à son père Iannis Xenakis, décédé voilà quatorze ans. Dessinatrice, sculptrice, graveuse, décoratrice de théâtre, écrivain, Mâkhi Xenakis (née en 1956) partage avec son père une parfaite connaissance de l’architecture à laquelle elle s’est forgée au contact de Paul Virilio. Elle revient d’ailleurs avec sensibilité sur cette part importante du travail du compositeur, particulièrement sur sa collaboration avec Le Corbusier, dont est célébré cette année le cinquantenaire de la disparition.

Iannis Xenakis au côté de Le Corbusier. Photo : DR

Ce père, ce héros non seulement pour sa fille mais aussi pour ses faits d’arme en Grèce au temps de l’occupation allemande puis de l’occupation-libération britannique qui lui valut l’exil et le fait d’être longtemps apatride - c’est André Malraux qui finira par lui obtenir la nationalité française - est glorifié par Mâkhi Xenakis avec une profondeur de sentiment et une sincérité qui transporte le lecteur. Riche en illustrations, depuis une photo de 1898 réunissant les grands-parents du compositeur et dix de leurs enfants jusqu’à un cliché de 1998 où le compositeur tient dans son bras gauche sa fille au pied de l’escalier de leur domicile parisien, c’est un siècle d’histoire européenne qui est parcouru à travers le prisme de la famille Xenakis et de la vie du plus célèbre de ses représentants, le compositeur Iannis Xenakis. L’ensemble est évoqué en deux cent vingt huit documents photographiques et reproductions de partitions manuscrites, dessins d’architecte, documents administratifs, lettres et carnets intimes, beaucoup étant reproduits pour la première fois, ponctuant le texte écrit avec simplicité et émotion, le tout formant un ouvrage de deux cent trente deux pages.

Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR

« Pendant longtemps, comme beaucoup de ceux qui ont vécu les événements tragiques de la guerre, écrit Mâkhi Xenakis, [mon père] disait refuser le pathos dans son art et dessinait des équations mathématiques pour expliquer sa musique. Je ne dis pas que les mathématiques étaient secondaires pour lui. Je suis bien placée pour savoir que c’était fondamental, puisque, pendant des années, il me poursuivait en courant dans notre appartement pour que nous fassions ce qu’il appelait ‘’mes mathématiques’’. Et que plus tard, me voyant peindre, il me répéta jusqu’à son dernier souffle que sans mathématiques je ne serai jamais une bonne artiste. » De fait, lorsqu'il est question du lien entre mathématiques et musique au vingtième siècle, le nom d’Iannis Xenakis vient rapidement à l’esprit. En effet, dès Metastaseis (1953-1954), l’ingénieur devenu architecte et compositeur multiplie les œuvres composées à l’aide de principes issus des mathématiques, de la théorie des probabilités jusqu’à la stochastique en passant par l’algorythme, seul point de départ possible pour échapper, selon lui, à la « pensée linéaire » dans laquelle trop de ses confrères se seraient fourvoyés.

Le Pavillon Philips conçu et dessiné par Iannis Xenakis pour l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958

« J’ai pris des leçons privées auprès d’un compositeur d’origine russe, Aristote Kondourov, avec qui j’ai étudié trois ans, me disait-il en décembre 1997 tandis que je l’interviewais dans la perspective du festival Présences de Radio France que lui consacrait Claude Samuel en février 1998. Mais j’ai beaucoup appris par moi-même. Pendant la guerre, avec cet ami musicien, nous nous arrangions toujours pour occuper des maisons pourvues d’un piano. Mon ami était un peu plus jeune que moi, et il jouait fort bien de cet instrument. Je le suivais partout et je l’écoutais jouer tout en tirant par la fenêtre. » Mais avant de se consacrer à la composition, il lui a fallu découvrir Paris, où il est arrivé par la gare d’Austerlitz en décembre 1947, fuyant son pays où il avait été condamné à mort. Mais alors qu’il entendait s’exiler aux Etats-Unis pour y étudier l’astrologie, des amis lui ont trouvé un emploi chez Le Corbusier. « Je travaillais chez Le Corbusier tout en commençant à composer... une musique folklorico-post-bartókienne, se souvenait-il en 1997. L’une de mes premières partitions fut la Procession aux eaux claires. Vara Hadzimikalis, avec qui j’avais combattu, m’a aidé à reprendre contact avec un certain nombre de compagnons d’arme qui avaient trouvé refuge à Paris. Lorsque j’ai connu [ma femme] Françoise, je faisais tous les trois mois la queue à la préfecture pour y renouveler mon permis de séjour. J’y passais des heures à attendre mon tour, et j’avais droit au tutoiement. Ma cicatrice au visage provoquait de violentes réactions de la part des policiers, qui me fouillaient plus que tout autre, sans doute parce qu’on me prenait pour un malfrat. » Néanmoins, Xenakis s’impose rapidement auprès de Le Corbusier, pour qui il réalise de nombreux projets que l’architecte suisse s’accapare le plus souvent, au grand dam de son collaborateur plus créatif que lui. Ce que démontrent esquisses, dessins et photos de bâtiments conçus par Xenakis qui illustrent le livre de sa fille.

Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR

Dès septembre 1951, comme l’atteste son premier carnet intime reproduit dans le livre de sa fille, la musique devient le centre de la vie de Xenakis. Les mathématiques qu’il utilisait pour l’architecture trouvent très vite un usage qui lui permet de traiter les mouvements de masses sonores et de les transcrire en musique. « La musique doit être sociale, écrit-il dans son premier carnet. […] L’autre jour, j’ai essayé des superpositions de rythmes différents… Le résultat au bout de trois répétitions était très pauvre. » Grâce aux cours d’Olivier Messiaen, il découvre les rythmes complexes des musiques hindoues, ce qui conforte son idée d’associer mathématiques et musique. « Comment introduire les voix, les cris de douleur, les sanglots en musique ? », s’interroge-t-il dans ce même premier carnet...

Iannis Xenakis devant son ordinateur. Photo : DR

Mais il ne s’agit pas ici d’une monographie pure et simple - ce qui explique sans doute l’absence d’index, ce qui m’apparaît néanmoins regrettable. Impossible en effet pour la fille d’un couple hors normes - car il ne faut pas négliger la compagne de toujours du compositeur, Françoise Xenakis, écrivain et femme de médias qui est aussi la mère de l’auteur - de mettre une part d’elle-même, surtout qu’elle est aussi écrivain. C’est à travers le regard de cette enfant aimante et admiratrice de son père qu’est tiré le portrait du héros de l’auteur, qui laisse couler au fil de l’écriture ce qui appartient au plus profond de son être et qu’elle exprime avec son cœur, son âme, sa sensibilité de petite fille devenue femme puis mère et artiste. Un père génial et fin qui vit à travers elle et qui est également elle, au point qu’elle se décrit à travers lui jusqu’au plus secret de son âme. Tandis qu’elle finissait une sculpture d’Antigone sur la pelouse de la retraite que son père avait bâtie en Corse, elle conclut son livre-souvenir ainsi : « De retour à Paris, en regardant […] Antigone, je réalise une nouvelle chose incroyable. Mon père avait souhaité que l’on disperse ses cendres dans la Méditerranée, en Corse. Et c’est exactement dans ce golfe, là où Antigone porte aujourd’hui son regard, qu’elles reposent. Antigone maintenant veille sur les cendres de mon père. »

Bruno Serrou

Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis / Un père bouleversant. Editions Actes Sud, 2015 (231 p., 29€)

1) Une série de concerts est consacrée ces prochaines semaines à Iannis Xenakis. Notamment autour de l’Orestie par Spyros Sakkas (baryton), l’ensemble vocal Soli-Tutti, les Chœurs de l’Université Paris VIII et l’Ensemble Court-Circuit dirigés par Jean-Louis Forestier, samedi 11 mai à 20h Salle des Fêtes de Gennevilliers et mercredi 15 avril à 20h à l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille.



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