vendredi 17 mai 2013

Michel Tabachnik et le Brussels Philharmonic n’ont pas choisi la facilité en donnant à Paris « Sinfonia » de Berio et « Titan » de Mahler


Paris, Cité de la Musique, Salle des concerts, jeudi 16 mai 2013

Michel Tabachnik et le Brussels Philharmonic. Photo : DR

Composée en 1967-1968 aux Etats-Unis pour le New York Philharmonic Orchestra, Sinfonia est l’une des œuvres les plus connues de Luciano Berio. Comme beaucoup des partitions du compositeur italien, elle explore l’avenir à travers l’expérience du passé, allant de la préhistoire à tous les temps à la fois dans le finale ajouté en 1969, en passant par la mort et le temps remémoré dans le deuxième, les impressions et souvenirs d’événements qui se bousculent dans le troisième, et le réveil de la pensée dans le quatrième. La partition se fonde dans sa partie centrale, la plus développée des cinq, sur le scherzo de la Symphonie n° 2 « Résurrection » de Gustav Mahler, compositeur encore peu joué à l’époque, recomposée et mêlée d’éléments venus des valses du Chevalier à la rose de Richard Strauss, de la Valse de Maurice Ravel, de la Mer de Claude Debussy, la Symphonie « Pastorale » de Ludwig van Beethoven, de la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz et du Sacre du printemps d’Igor Stravinski. A l’instar de ces sept œuvres, Sinfonia reflète un monde en déliquescence, prémices des bouleversements de l’état de la société à la fin des années 1960, avec ses bruits et ses fureurs et la guerre du Vietnam à l’arrière-plan, d’où la présence de la voix, qui s’élève contre le flot des événements du cœur du grand orchestre à l’instar de celles qui réclamaient alors l’égalité des droits pour tous les citoyens. Les huit chanteurs (quatre femmes, quatre hommes) expriment des extraits de le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss qui s’effritent en bribes avant de se reformer puis de se transformer en sonorités moites, avant d’exposer le nom de Martin Luther King assassiné tandis que Berio composait Sinfonia et qui est explosé en phonèmes, ces derniers revenant telles des vagues, avant que l’Innommable de Samuel Beckett, à l’instar de Mahler, devienne l’assise littéraire du troisième mouvement mêlé de bribes d’Ulysse de James Joyce, d’un vers de Paul Valéry et de fragments de vie quotidienne, comme des cris enregistrés dans les rues de Paris en mai 1968. Dans le quatrième mouvement, les voix évoquent la mort de Martin Luther King, avant de reprendre dans le finale tout le matériau de l’œuvre.

Luciano Berio (1925-2003). Photo : DR

Quarante-quatre ans après sa création à New York, le 10 octobre 1968, Sinfonia impressionne toujours autant. Le Brussels Philharmonic - The Orchestra of Flandres (curieux intitulé pour une phalange belge, fut-il flamand) et son directeur musical, le Français Michel Tabachnik, en ont donné hier une interprétation de qualité, mais sans transcendance, avec un premier violon, amplifié dans le troisième mouvement, aux sonorités stridentes et aigres, impressions sans doute dues à la qualité des micros et/ou du mixage de la console. Les huit chanteurs solistes du groupe britannique Synergy Vocals, fondé par une ex-membre des Swingle Singers créateurs de la Sinfonia, répartis entre les instruments à cordes de l’orchestre se sont avéré d’une précision et d'une constance dignes de leurs aînés. Mais la globalité de l’exécution est apparue touffue et les textures instrumentales un brin trop grasses. 

Gustav Mahler (1860-1911). Photo : DR

Prise de risque considérable pour cet orchestre bruxellois que de présenter à Paris la Symphonie n° 1 en ré majeur de Gustav Mahler, œuvre qui, dans les années 1960, aurait valu un refus des organisateurs de concert français à Herbert von Karajan et son Orchestre Philharmonique de Berlin tant ils auraient craint une salle vide, mais qui, aujourd’hui, est archi-rabâchée, au point de ne plus même créer l’événement. A défaut de la Symphonie n° 2, aux effectifs trop colossaux pour la Cité de la Musique et un peu trop développée pour un concert de durée moyenne, avoir inscrit dans un même programme la « Titan » et la Sinfonia tient de la logique. Michel Tabachnik a favorablement surpris, dans cette œuvre d’une extrême virtuosité. Il est de toute évidence à l’aise dans cette musique complexe à mettre en place tant les structures sont alambiquées, faisant à la fois ressortir les lignes de force, l’architecture, l’unité à travers la multiplicité, les plans apparaissant dans leur évidence, tout en soulignant la diversité de l’inspiration, à la fois populaire, foraine, militaire, noble et grave, les brutalités, les saillies, la nostalgie. Unité et altérité dans la conduite de l’œuvre, la rythmique, le phrasé, les respirations étant bien en place, le chef français a en outre évité le pathos et les effets trop appuyés. Son orchestre a répondu avec empressement, suivant son chef sans broncher jusqu’aux limites de la virtuosité sans trop de fautes et avec une homogénéité de bon aloi. Les cordes (en nombre impair - 15-13-11-9-7) sont sûres (belles sonorités de la contrebasse solo, des altos et des violoncelles), les bois sont colorés et nuancés (magnifique hautbois, mais aussi flûtes, bassons et clarinettes), une première trompette vaillante (la seconde étant moins sûre), trombones et tuba au diapason. En revanche, les cors sont loin d’avoir l’assurance et les couleurs idoines, les attaques étant pour le moins approximatives et la justesse par toujours au rendez-vous, y compris de la part du cor soliste... Dommage.

Malgré une salle remplie aux trois-quarts, le succès du concert a été tel que Michel Tabachnik a invité le Brussels Philharmonic à reprendre la réexposition du Scherzo de la « Titan » en bis.

Bruno Serrou

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