mardi 25 juillet 2023

Livre : "Luciano Berio, Coro", captivante étude d’Alain Poirier aux Editions Contrechamps

Au sein d’une collection lancée en 2020, Contrechamps Poche qui publie des analyses monographiques inédites vouées à des œuvres phares de la création contemporaine, l’éditeur genevois Contrechamps a confié au musicologue français Alain Poirier, ex-directeur du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, un ouvrage passionnant consacré à Coro de Luciano Berio (1925-2003). Il en résulte une lecture particulièrement enrichissante, ouvrant l’esprit au point de conduire le lecteur à se trouver plus intelligent et averti qu’il l’était avant d’ouvrir le livre. 

Luciano Berio (1925-2003). Photo : DR

Pour l’étude de cette œuvre magistrale pour chœur et orchestre dont le fil conducteur est la mort, omniprésente, Alain Poirier subdivise son Luciano Berio, Coro en trois parties, commençant par une présentation globale du compositeur et de l’œuvre, avec ses sources et ce qui structure sa pensée musicale, littéraire, intellectuelle et sociale (quarante-huit pages), avant de passer au centre de son ouvrage à l’analyse-même de Coro (effectifs, spatialisation, textes, forme, sources, dont l’Afrique, étude harmonique) sur soixante-dix pages, et de finir sur le parcours des méandres structurels et intellectuels de la partition (forme, perception, sens politique et humaniste, quarante pages). De cette œuvre complexe et d’une diversité inouïe, l’auteur de cette étude réussit la gageure de rassembler toutes les pièces d’un puzzle qu’il rend pertinent grâce à une présentation aussi synthétique que précise et lumineuse, explicitant la question la plus profondément enracinée chez le compositeur, assembler, donner un ordre à des éléments d’apparence hétérogène. Coro puise dans trois catégories de textes, ceux venus des folklores du monde, de natures populaires et de traditions orales, un poème de Pablo Neruda et un extrait puisé dans la Bible, le Cantique des Cantiques, qui se commentent et se répondent mutuellement. Ainsi en est-il aussi de la musique, avec d’un côté la référence à diverses traditions populaires, de l’autre la musique « savante ». « Ces deux niveaux textuels et musicaux se regardent l’un l’autre, et peu à peu se mettent à fusionner, remarque Luciano Berio qui poursuit, musicalement, on peut parler d’une sorte d’anthologie de techniques et de styles divers. »

Alain Poirier ouvre en effet son livre à tout ce qu’intègre cette œuvre monumentale, ses sources, ses multiples dimensions, son infinie diversité, ses tenants et aboutissants, les tours et détours du monde foisonnant qui en font une œuvre véritablement universelle. Tenant de l’utopie « post-soixante-huitarde » (après 1968) dans l’air du temps de sa genèse, 1974-1976, Coro (Chœur) de Luciano Berio est bel et bien l’un des plus extraordinaires chefs-d’œuvre de la musique vocale du XXe siècle, une partition-monument, véritable fresque embrassant l’humanité entière, posant autant de questions éthiques, que politiques et esthétiques exprimées musicalement telle une assemblée humaine ante Tour de Babel car défaite des différences identitaires et culturelles, comme un hymne à la fraternité et à la liberté. Ainsi se situe-t-elle dans la ligne du Beethoven et de sa Neuvième Symphonie et de la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler, jusqu’au Requiem pour un jeune poète de Bernd Aloïs Zimmermann (1917-1970) et d’Intolleranza 1960 de Luigi Nono (1924-1990), mais aussi de la Sinfonia de Berio en personne, toutes célébrant et embrassant l’humanité entière.

L’universalité de Coro tient de la diversité des sources littéraires et musicales, populaires et savantes, mais aussi des alliages sonores, des structures, de la spatialisation. Composée pour quarante voix et autant d’instruments, cette œuvre d’une durée d’une heure environ, alterne solos instrumentaux, effectifs réduits pour voix et instruments, et tutti. Tandis que, prêchant la tabula rasa, les compositeurs contemporains de Berio se concentraient sur la série dodécaphonique de la Seconde Ecole de Vienne, plus particulièrement la concision d’Anton Webern (1883-1945) dont il se réclame aussi, Berio puise en outre ses sources dans l’histoire de la musique depuis le XVIe siècle jusqu’à Igor Stravinski (1882-1971), celui de Noces (1914-1917) et de Agon (1957), Darius Milhaud (1892-1974), notamment de L’Homme et son désir (1918), Gustav Mahler (1860-1911) et de sa Sixième Symphonie (1903-1904) et du Chant de la Terre (1909)…

Ce concept d’universalité gouverne la création du compositeur italien dans son ensemble. Il l’est plus singulièrement dans Coro. En effet, les musiques populaires sont chez lui une constante. Puisant dans la littérature des grands auteurs du XXe siècle, de Marcel Proust et James Joyce à Italo Calvino et Edoardo Sanguineti en passant par Antonio Machado, Claude Simon, Bertolt Brecht, E. E. Cummings, Pablo Neruda, Samuel Beckett et Paul Celan, il allie avec naturel savant et populaire autant dans ses choix de textes que dans ses sources musicales, proposant comme Béla Bartók un « folklore synthétique » dont il reproduit les caractéristiques des musiques traditionnelles sans pour autant emprunter directement à des chants authentiques, comme dans Cries of London (1974/1976), Voci (1984) et Naturale (1985-1986). Dans Coro, les textes d’origines populaires suscitent de nouvelles interprétations musicales, à l’exception d’un passage littéralement emprunté aux Cries of London qu’il associe à des textes d’origine croate. Outre les musiques traditionnelles, notamment la technique des Banda Linda africains qui apparaît à six reprises, Berio se plaît dans l’univers de la pop’ music de son temps, entretenant d’excellentes relations avec quelques stars comme les quatre membres des Beatles, dont il a eu la surprise de rencontrer le bassiste Paul McCartney venu chercher des idées dans l’une de ses conférences sur Laborentus II. Berio rendra au groupe britannique un hommage appuyé dans son Commentaire sur le rock dans lequel il souligne les particularités d’un rock qu’il distingue du rock’n roll de la décennie précédente car il se fonde sur d’autres cultures musicales, comme la modalité et les échelles indiennes, tout en restant fondamentalement du rock. « La musique sans frontière n’existe pas, les universaux de la musique n’existent pas, constatait Berio, et ce que l’on écoute en concert, dans la rue, dans les discothèques et dans les anciens camps de travail, n’est pas la paraphrase d’un "niveau" profond, et ce n’est pas même quelque chose d’analogue aux dialectes des langues naturelles. Les choses que nous écoutons en tant que musique sont la chose en soi : elles sont autoréférentielles : ce sont différentes manières et techniques qui donnent un sens et une expression différents à la musique de nombreux endroits différents dans le monde d’hier et d’aujourd’hui. »

Matthias Pintscher, Ensemble Intercontemporain, Ensemble vocal Aedes et Orchestre du Conservatoire de Paris répétant Coro de Luciano Berio en décembre 2017 à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Politiquement engagé à gauche de l’échiquier idéologique sans pour autant soutenir les idées du Parti Communiste italien, d’où l’appui de la partie principale de Coro sur un texte tiré du recueil de poèmes Résidence sur la terre du poète chilien Pablo Neruda (1904-1973), qui soutint le gouvernement populaire de Salvador Allende mort la même année que lui assassiné par les sbires du général Pinochet. Berio est également très attaché à l’histoire, notamment celle de la musique dont il a découvert la singularité pendant ses études au Conservatoire de Milan qui lui ont permis de saisir la modernité italienne et de renouer avec la musique des XVIe et XVIIe siècles, le compositeur Giorgio Federico Ghedini (1892-1965), son professeur au Conservatoire de Milan qui en sera le directeur de 1951 à 1962, s’étant notamment illustré par la publication d’œuvres de Giovanni Gabrieli, Claudio Monteverdi et Heinrich Schütz entre 1943 et 1953 et par la transcription en 1931 des Quatro pezzi di Girolamo Frescobaldi, qui ont profondément marqué Berio. Regrettant amèrement d’avoir été privé de tout contact avec l’évolution de la musique du début du XXe siècle pendant ses années de formation à cause de la censure fasciste, Berio vouait ce régime et surtout le nazisme aux gémonies. Pourtant, à Darmstadt, il se révolta contre la dictature du dodécaphonisme puis du sérialisme. « Sous la surface brillante de la libéralité artistique contemporaine, une sorte de fascisme plus subtile est en train de prendre forme, dira-t-il, un fascisme déguisé qui, tout en ne nous privant, pour le moment, d’aucune "information" courante, menace tout de même de changer nos consciences et la reconnaissance de nos responsabilités face à la musique en tant qu’acte social. Jamais le Compositeur n’a été aussi dangereusement proche de devenir une figure étrangère, ou purement décorative, dans sa propre société. » Mais Berio n’a pas pour autant vraiment condamné le sérialisme, qu’il intègre volontiers dans sa palette de compositeur. La pensée sérielle reconnaissait-il était un outil permettant de maîtriser cette complexité du travail sur les transformations de sons enregistrés. « Maderna et Berio, écrit le musicologue-éditeur-fondateur de Contrechamps Philippe Albèra en 2007, se situent aux antipodes du projet de création d’un langage nouveau. Ils s’engagent au contraire dans un travail de réinterprétation et de transformation des multiples "langages" existants », projet dont Coro est assurément la synthèse. Ce à quoi il convient d’ajouter l’expérience du Studio de Phonologie de Milan que Berio a initiée en 1954 notamment dans Thema (Omaggio a Joyce) où il intègre la pratique du découpage de textes, ici de James Joyce, du prélèvement de fragments et des transformations tuilées ensuite en couches superposées dans un minutage précis, ce qui permet à Berio d’exploiter la multiplication des significations déjà mise en œuvre dans le texte littéraire, commente Alain Poirier. Ainsi, la transformation est omniprésente dans la musique de Berio depuis les premières années 1950 avec des œuvres comme Différences, Nones et Allelujah II, puis devient primordiale dans le cadre de ses recherches au Studio de Phonologie avec Thema, dont les sources sont Stravinski et Mahler pour leur aptitude à la métamorphose, que l’expérience de l’électronique renforce chez Berio.

Pour ce qui concerne la spatialisation, nombre d’œuvres conçues après 1955 redistribuent les effectifs, à l’instar de Gruppen (1955-1957) puis de Carré (1958-1960) de Karlheinz Stockhausen, Domaines (1968), Rituel in memoriam Bruno Maderna (1975) puis Repons (1981) de Pierre Boulez, Duel (1959), Terrelektorh (1966) et Nomos Gamma (1968) de Iannis Xenakis, Quodlibet (1991) d’Emanuel Nunes… Les quatre-vingts musiciens de Coro sont constitués en duos voix/instrument, la répartition particulière des chanteurs les dispersant autant sur les plans visuels qu’acoustiques selon des affinités de registres avec les instruments de l’orchestre (quinze bois, onze cuivres, quatorze cordes, percussion, orgue électronique, piano), le tout installé sur quatre plateaux (I - à gauche du piano et du chef sept sopranos, quatre basses, violon, quatre flûtes, hautbois, clarinette basse, basson, deux trompettes, trombone ; à droite du piano et du chef neuf contraltos, quatre altos, cor anglais, deux clarinettes, saxophone alto, trompette ; II - trois sopranos, contralto, six ténors, basse, deux violons, trois violoncelles, clarinette piccolo, basson, deux cors, trompette, trombone, orgue ; III - trois ténors, cinq basses, violoncelle, trois contrebasses, saxophone ténor, contrebasson, cor, trombone ; IV [au centre] - ténor, trompette, deux percussionnistes avec une prédilection pour les tam-tams, de loin les plus sollicités [ici c’est à la VIe Symphonie et au Chant de la Terre de Mahler que l’on songe], guiro et grelots). Cette préoccupation de l’espace est une constante chez Berio, puisque remontant à 1956 avec Allelujah I retravaillé en 1958 avec Allelujah II dont il répartit l’orchestre en six zones pour éviter la polarisation sur une seule zone de registre. Il prolonge cette expérience dans Passaggio (1962), avec un ensemble instrumental dans la fosse comme Noces de Stravinski et un autre dispersé dans la salle, puis ce seront Sinfonia (1968), Chemins III (1968/1973), Points on the curve to find (1974), Formazioni (1987), Ekphrasis (1996)…

Luciano Berio et sa femme Talia Pecker à qui Coro est dédié au Festival de Salzbourg; Photo : (c) Sturm foto/Salzburg Festival

La vocalité de Coro se place dans le sillage des œuvres qui l’ont précédée, de Thema à Epifanie, Circles et Sequenza III, qui, par le biais de la voix de la première épouse du compositeur Cathy Berberian, présentent un condensé du parlé au chanté le plus pur avec tous les intermédiaires incluant le parlé rythmique sur phonèmes ou onomatopées considérant que la voix, quelle que soit sa forme d’émission, est toujours signifiante, Berio usant ici de l’ensemble des techniques qu’il a utilisées dans ses œuvres précédentes, comme dans les combinaisons du chanté, de la décomposition du texte en phonèmes et du chanté en inflexions rythmiques exposées dans la première partie, tandis que l’évolution vocale épouse celle des quatre parties de l’œuvre, le parcours de la partie suivante étant comparable dans sa progression à la précédente, tandis que des hauteurs approximatives ouvrent la troisième partie, avec le parlé rythmique pour aboutir à la superposition polyphonique de ces caractéristiques, tandis que la dernière partie utilise pour l’essentiel la superposition entre les modes d’écriture, avec, formant un contraste, le retour du chanté dans l'hymne à l’amour que constitue le Cantique des Cantiques, point culminant de l’œuvre conclue au moment où le compositeur épousait en secondes noces la musicologue Talia Pecker à qui Coro est dédié, qui conduit aux deux développements qui achèvent la partition.

Didactique, pénétrant et clair, illustré de tableaux synoptiques des structures littéraires et musicales de l’œuvre, l’énumération des sources diverses, populaires (croate, gabonaise, indiennes, sioux, navaho, zuni, péruvienne, polynésienne, perse, italiennes) et savantes, et remarquablement écrit, et bien que l’auteur conclut son introduction en affirmant qu’il faut laisser « l’œuvre parler d’elle-même », cet ouvrage s’adresse autant aux musiciens, professionnels et amateurs, qu’aux mélomanes fervents et aux lecteurs épris de culture générale, le style d’Alain Poirier évitant le docte, le jargon et la logorrhée des « spécialistes ». Seul regret considérant la quantité de références et de renvois, l’absence d’index des noms et des œuvres cités dans le livre qui auraient été fort utiles.

Bruno Serrou

Alain Poirier, « Luciano Berio, Coro ». Editions Contrechamps, Genève. Collection Poche. 240 pages, publié en 2023 (15,00 €)

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