mardi 15 novembre 2022

Aujourd’hui Musiques, festival de création musicale de Perpignan, célèbre sa 30e édition avec un programme qui reflète sa forte originalité

Perpignan. Théâtre de l’Archipel. Salles Le Grenat, Le Carré, Verrière du Carré, Le Studio. Centre d’art contemporain. Samedi 12 et dimanche 13 novembre 2022

Photo : (c) Bruno Serrou

Pour son trentième anniversaire, le festival de création musicale contemporaine Aujourd’hui Musiques de Perpignan conforte son originalité dans le cercle réduit des festivals consacré à la musique contemporaine à la fois comme l’un des plus ouverts et des plus proches du public. Légèrement à la marge à ses débuts, il se révèle désormais précurseur de l’esprit des festivals de son obédience, se délestant de l’œuvre écrite pour se projeter dans l’univers de l’électronique improvisée, acteur des évolutions technologiques, tout en consacrant l’essentiel de sa programmation aux partitions les plus rigoureusement élaborées. Ce rendez-vous automnal attire un large public essentiellement local mais aussi régional, du plus jeune au plus âgé, toujours curieux et avide de découvertes.

Photo : (c) Bruno Serrou

Disposant d’une enveloppe propre de trois cents mille euros au sein du budget du Théâtre de l’Archipel de Perpignan qui l’a intégré à sa programmation dès son ouverture en 2011, Aujourd’hui Musiques présente la diversité de la recherche technologique et expressive contemporaine. Les machines ne sont plus cantonnées dans le secret des laboratoires, mais sont entrées dans nos vies et participent à notre vision du monde. Le public le sait et il entend l’expérimenter avec le plus vif intérêt. Performances, improvisation, œuvres interactives, déambulations électroniques associant corps et sensations, sont devenus avec ce festival un instrument de création image et son, aux confluences des musiques « actuelles » et « savantes », des plus anciennes (Janequin, Dowland) aux plus accessibles du XXe siècle (Ravel) comme aux plus complexes (Lachenmann), et même au XIXe romantique (Schubert).

Stéphanie Fontanarosa et Emilie Benterfa. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette édition 2022 a débuté le 10 novembre et se conclura le week-end prochain. Comme de coutume depuis son implantation Théâtre de l’Archipel en 2011, chaque concert du soir est précédé d’un rendez-vous de musique de chambre dans le grand hall du théâtre. Cette année, des « voyages » musicaux sont proposés, notamment par Emilie Benterfa et Stéphanie Fontanarosa dans un programme monographique de pièces pour piano à quatre mains du pianiste turc Fazil Say, particulièrement engagé dans la lutté contre le pouvoir théocratique de Recep Tayyip Erdogan, mais auteur d’une musique rétrograde qui n’a pas vraiment sa place dans un festival tel qu’Aujourd’hui Musiques, surtout lorsqu’il est comparé à ce qu’ont proposé le lendemain le trio Séverine Paris (clarinette), Fanny Kobus (alto) et Angéline Pondepeyre (piano) dans des œuvres infiniment plus authentiquement expressives célébrant le judaïsme centre européen de compositeurs de la première moitié du XXe siècle, Ernest Bloch et Max Bruch…

L'ensemble La Main Harmonique. Photo : (c) Bruno Serrou

Toujours en quête de spectacles originaux et créatifs, Jacky Surjus, directrice du festival et directrice intérimaire de l’Archipel, a concocté un programme varié et singulier destinés à tous les genres doués de créativité. Ainsi, le magnifique ensemble La Main Harmonique implanté dans le Gers a proposé la création d’un programme particulièrement attachant et de très haute tenue artistique conçu à partir du somptueux Chant des Oyseaux de Clément Janequin et alternant des mélodies de la Renaissance et des chansons populaires de notre temps, comme Charles Trenet ou Anne Paceo, le tout brillamment arrangé par le compositeur franco-grec Alexandros Markeas (né en 1965), qui y a introduit l’une de ses propres pages, Empowerment. Un sujet grave, explicité par des projections murales de textes trop lourds et apocalyptiques sur le devenir de la planète sujette aux variations climatiques dues aux pollutions industrielles et humaines, tandis que les chanteurs et instrumentistes vivent littéralement les mélodies qu’ils jouent et chantent avec une précision, une luminosité, un allant des plus communicatifs, autant côté chant (les sopranos Nadia Lavoyer et Clémence Olivier, l’alto Frédéric Bétous, directeur musical de La Main Harmonique, les ténors Fabrice Foison et Loïc Paulin, et la basse Marc Busnel), que côté instrumental (Ulrik Gaston Larsen, archiluth, guitare et colascione), tandis que la comédienne Anouk Buscail-Rouziès conclut le spectacle sur un récit d’un pessimisme violent. Il convient de saluer le travail remarquable accompli par tous les participants qui jouent plus d’une heure vingt de musique par cœur, sous la houlette du metteur en scène Michel Schweizer. Un ensemble de tout premier plan qui se développe loin des circuits traditionnels, et qu’il serait bon de faire venir à Paris tant la qualité musicale et scénique est d’un très haut degré d’excellence.

Le Coeur du Son par la Compagnie Intensités et Maguelone Vidal. Photo : (c) Bruno Serrou

Spectacle chorégraphique d'une demie heure, Le Coeur du Son met en jeu quatre danseurs de la Compagnie Intensité dans une chorégraphie de Fabrice Ramalingom et sur une musique de Maguelone Vidal, qui dirige le tout depuis une console électronique placée au centre du dispositif, tandis que les danseurs sont isolés dans une aire de jeu aux quatre coins du Studio du Théâtre de l'Archipel, et les spectateus sont assis sur des coussins diposés sur le sol au coeur de la scénographie, entourant la compositrice.  

Jean-François Heisser. Photo (c) Bruno Serrou

Renouant avec la tradition des grands récitals de piano, Aujourd’hui Musiques a invité un musicien parmi les plus engagés dans la création musicale de notre temps, Jean-François Heisser. Interprète privilégié d’Olivier Messiaen en tant que chef d’orchestre, s’illustrant au piano notamment dans la création de Karlheinz Stockhausen et de Philippe Manoury, fin connaisseur du répertoire hispanique (voir l’interview que Jean-François Heisser m’a accordée pour ce site : http://brunoserrou.blogspot.com/2022/10/portrait-interview-de-jean-francois.html), le pianiste français a choisi de mettre en regard le compositeur de l’intime confession qu’est l’Autrichien Franz Schubert (1797-1828) et le magicien du son et de la quête d’inouï qu’est l’Allemand Helmut Lachenmann (né en 1935), dans deux œuvres de grande envergure puisque dépassant chacune la demie heure, avec comme pièce de transition une page de la compositrice franco-étatsunienne Betsy Jolas (née en 1926) en forme d’hommage à Ravel. De la Sonate pour piano n° 17 en majeur op. 53 D. 850 de Franz Schubert qui s’est vue attribuer le sous-titre « Gastein » en raison du lieu de sa composition (Bad Gastein, non loin de Salzbourg) durant une villégiature de son auteur en août 1825, Heisser a donné la joie conquérante, la vitalité enjouée, le pianiste ménageant des rythmes solaires d’une ardeur éclatante dès l’entrée de l’Allegro vivace initial, tandis que le jeu du pianiste s’avère d’une liberté maîtrisée dans les deux mouvements centraux, véritables joyaux de l’œuvre, l’abandon du Con moto et ses merveilleuses harmonies, ineffable contemplation des mystères de la nature, exaltant les rythmes pointés du Scherzo, les échos enjôleurs de Ländler ainsi que le climat de rêverie du trio, enfin le délicieux Rondo final auquel il donne une urgence spontanée.

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

Composée en 1997-1998, complétée en 2000, dédiée à Yukiko Sugawara (d’où le « y » de Serynade, première lettre du prénom de la dédicataire), épouse du compositeur qui l’a créée le 13 février 2000 durant le festival Eclat de Stuttgart, la Serynade (Sérénade) de Helmut Lachenmann est une œuvre-clef, un sommet de la littérature pianistique de la seconde moitié du XXe siècle. Elle adopte la grande forme en un seul tenant fondée sur des éléments extrêmement différenciés sur le plan acoustique, avec des notes détachées qui réclament un usage intense de la troisième pédale dite « pédale tonale », des clusters de toutes formes et de toutes ampleurs, avec des passages rythmiques singulièrement complexes et des moments de mélodies pures qui permettent à l’auditeur de reprendre pied et souffle au milieu de tant d’inventions et de prodigieuse concentration d’événements sonores de toutes natures. Tous les éléments constitutifs de l’œuvre sont segmentés de façon à se concentrer à chaque fois sur une sonorité particulière. Ces segmentations sont commandées par des indications d’interruption de prolongation de résonances par des procédés mécaniques (pédales ou touches relevées). Par la métamorphose complexe de notes ou d’accords isolés suspendus dans le temps par l’utilisation des pédales, des sons sont créés dont les réverbérations changent, des touches enfoncées modulent le sostenuto, des résonances et des harmoniques s’insèrent et se développent en un « nouveau type de mélodie », éthérée, planante d’une substance quasi transparente, comme si l’air résonnait. Les sons ténébreux des cordes évoquent aussi un instrument dont les timbres peuvent être associés à ceux du piano, la guitare. Les sons puissants des œuvres pour piano de Lachenmann qui l’ont précédée cèdent la place à une exploration très sophistiquée des sonorités « orthodoxes » du piano.

Angéline Pondepeyre (piano) et Fanny Kobus (alto). Photo : (c) Bruno Serrou

Jean-François Heisser, qui a travaillé la partition avec son auteur, n’a pas utilisé l’option amplifiée pour n’exploiter que les sons naturels du piano. Son interprétation, fluide et ludique, a donné toute sa puissance et sa diversité à cette œuvre magistrale, sa nature d’apparence paisible mais en fait bouillonnante, jouant avec un naturel confondant de toutes les difficultés de la partition sans efforts apparents, mais avec un calme et une assurance qui confinent à une simplicité phénoménale pour une œuvre pourtant piégeuse à souhait sur tous les plans, qu’ils soient techniques, sonores, interprétatifs, virtuoses… Le public était littéralement saisi, comme hypnotisé, par la puissance et la variété extrême de cette impressionnante partition de trente-deux minutes. Entre Schubert et Lachenmann, Heisser a ménagé une séduisante transition, la pièce courte mais dense et merveilleusement pensée de Betsy Jolas, « Signet » (Hommage à Ravel) où l’on retrouve l’esprit du compositeur basque tandis que la compositrice franco-étatsunienne élabore une œuvre originale pleine d’esprit et de chaleur.

Photo : (c) Bruno Serrou

Comme de coutume, Aujourd’hui Musiques propose pendant toute la durée du festival des expositions et animations multimédias. Cette année, l’exposition d’arts visuels Mirages & Miracles d’Adrien M et Claire B présentée au Centre d’art contemporain de Perpignan dans un environnement sonore du DJ Franck de Villeneuve Tactile 4 decks. Cette exposition ludique et créative dans laquelle le visiteur est l’acteur principal en se déplaçant au milieu de sculptures mouvantes se décline en une série d’installations en forme de petits spectacles qui se situe à la frontière entre animé et inanimé, entre réalité et virtualité. Autre projet pluridisciplinaire, cette fois au sein du Théâtre de l’Archipel, Verrière du Carré, Amour Néon, installation sonore et lumineuse réalisée au GRAME de Lyon par la compositrice Annette Mengel, qui, en trois étapes sous casque, interroge les comportements amoureux de notre temps par une atmosphère où l’imaginaire amoureux est parasité par des éléments venus l’univers technologiques.

Bruno Serrou

Aujourd’hui Musiques continue jusqu’au 20 novembre. www.aujourdhuimusiques.com. Tél. : 04.68.62.62.00

                                                                                                                                                            

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