lundi 24 mai 2021

Mort du compositeur espagnol Cristóbal Halffter (1930-2021)

 

Cristóbal Halffter (1930-2020). Photo : DR

Figure majeure de la musique contemporaine en Espagne, Cristóbal Halffter s’est éteint dimanche 23 mai 2021 dans sa demeure de Villafranca de Bierzo dans la province espagnole de Castille-et-León. Membre fondateur en 1951 du groupe Generación del 51 aux côté de Luis de Pablo, Carmelo Bernaola Joan Guinjoan, Tomas Marco et Ramón Barce, il est l’un des créateurs espagnols les plus influents du XXe siècle. Il avait 91 ans.

Né le 24 mars 1930 dans une famille de musiciens, dont deux compositeurs de renom, ses oncles Ernesto Halffter (1905-1989) et Rodolfo Halffter Escriche (1900-1987), il se réfugie en Allemagne en 1936 avec ses parents, qui fuient la guerre civile en 1936. Trois ans plus tard, il retourne à Madrid. Il étudie la composition au Conservatoire de la capitale espagnole dans la classe de Conrado del Sol. Il suit également des cours auprès d’André Jolivet et d’Alexandre Tansman, et voyage à travers l’Europe à la rencontre de Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio, Bruno Maderna... Avec ses amis de la Generación 51 qui terminent leurs études en 1951 (sa première œuvre, Scherzo, est créée cette année-là), il publie un manifeste prônant l’ouverture sur les musiques européennes contemporaines, bouscule en outre les institutions et modernise la vie musicale espagnole, introduisant notamment les nouvelles techniques de composition, le dodécaphonisme, le sérialisme, l’aléatoire et l’électronique (il sera directeur artistique du Studio de musique électroacoustique de Freiburg-am-Brisgau en Allemagne de 1978 à 1983). L’objectif est d’ouvrir sur le monde une Espagne fermée sur elle-même à cause de la dictature franquiste, prêchant la modernité tout en conservant l’essence de la musique espagnole. Rapidement reconnu sur le plan international, il profite de sa notoriété pour créer à Rome le groupe Nueva Musica avec lequel il démocratise la création musicale en Espagne. En 1970, il est titulaire de la chaire de musique de l’université de Navarre, et en 1975 président d’honneur du Festival de Royan, ce qui contribue à sa renommée internationale.

Photo : DR

Compositeur essentiellement symphonique et lyrique - genre parmi lesquelles se trouvent plusieurs œuvres d’inspiration religieuse - « D’une certaine façon, disait-il, toute musique véritable est religieuse, possèdant un caractère spirituel » -, Cristóbal Halffter se voit confier par l’ONU la musique de la commémoration du vingtième anniversaire des Droits de l’Homme pour laquelle il compose la cantate Yes speak out yes pour soprano, deux chœurs et deux orchestres qu’il considère lui-même comme une œuvre-clef. Âgé de 70 ans, il dirige le 23 février 2000 la création du premier de ses trois opéras Don Quijote au Teatro Real de Madrid. Suivront Lazaro en 2008 et Schachnovelle d’après le roman éponyme de Stefan Zweig en 2013.

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Parallèlement à la composition, il réalise une brillante carrière de chef d’orchestre et de pédagogue. De 1955 à 1963, il est directeur musical de l’Orquesta Falla. Professeur de composition en 1961 au Conservatoire de Madrid, il en devient le directeur en 1964, poste auquel il renonce deux ans plus tard pour se consacrer entièrement à la composition et à la direction d’orchestre, carrière qu’il développe notamment à la tête de l’Orchestre National d’Espagne à Madrid à partir de 1989. Le troisième de ses fils, Pedro Halffter, suit ses traces comme chef d’orchestre comme directeur artistique du Teatro de la Maestranza de Séville, chef principal et directeur artistique de l’Orchestre Symphonique de Séville et de l’Orchestre Philharmonique Gran Canaria.

Lors d’une longue interview filmée par l’INA en 2006, son ami du conservatoire de Madrid, Luis de Pablo son exact contemporain avait évoqué avec moi quelques souvenirs de Cristóbal Halffter. Aussi, je prends la liberté d’en livrer ici quelques extraits

« Je connais bien Cristóbal Halffter. Depuis très longtemps ; depuis les années cinquante. Je pense que c’est un grand compositeur. C'est peut-être vrai que nous sommes un peu les deux pôles de la musique espagnole de notre génération. Dans la mesure de ces deux pôles, nous sommes très différents l'un de l'autre... Nos rapports, de mon point de vue, sont très positifs. On se voit peu, il voyage autant que moi. Et puis, il a une résidence très belle, loin de Madrid. Dans un château, au Nord-Ouest de l’Espagne. Il s’isole là-bas pour travailler au calme. Il a de la chance parce que c’est vraiment très bien comme endroit ! Je le vois, on se fréquente, mais pas beaucoup ; pas par une raison quelconque, tout simplement par le fait de son isolement volontaire et de nos nombreux voyages respectifs. J'apprécie beaucoup sa musique. Et ce n’est pas seulement une question d’appréciation, je l’aime, tout simplement ; il y a beaucoup de choses de lui... enfin, je l’aime beaucoup comme compositeur. Je pense qu’il penche, c’est mon opinion - je le dis comme une simple opinion -, pour un expressionnisme très outré dans lequel la hauteur est presque effacée au profit des structures extrêmement denses, et une expression toujours très violente. Ce qui est très caractéristique chez lui, c’est que son apport le plus important se réalise essentiellement dans le domaine orchestral. La partie vocale de la musique de Cristobal, toute belle qu’elle soit, est, à mon avis,  moins importante que son œuvre pour orchestre où il a trouvé vraiment quelque chose de personnel, d’immédiatement reconnaissable.

Cristobal et moi avons pris des voies tout à fait différentes. Je pense que Cristobal ne s'est jamais trop intéressé à l'enseignement. Il a été le directeur du Conservatoire de Madrid, dans les années soixante. Mais, cela n’a duré que très peu de temps. Je pense que lui-même a réalisé que l’enseignement ne l'intéressait pas tellement, il a refusé plusieurs postes. Ensuite, je pense que Cristobal, du point de vue organisationnel et institutionnel est plutôt un solitaire. C’est quelqu’un qui pense avant tout à sa carrière de compositeur chef d’orchestre. Cela ne veut pas dire qu’il ne lui arrive pas de faire quelque chose de collectif, mais en général, il reste un peu à l’écart. Il vit, comme on dit chez nous, sa vie à lui. Et de temps à autre, bien sûr, il entretient des relations avec les autres, et avec moi ce sont toujours des rapports positifs. Je pense qu’il ne s’est jamais intéressé aux relations suivies avec ses confrères. Il est vrai aussi, il faut bien le dire parce que c'est important de le savoir, que Cristóbal, en tant que compositeur, a débuté avant moi. Ses premières œuvres reconnues, jouées en Espagne, datent du début des années cinquante - quand il avait vingt-deux, vingt-trois ans au plus. Elles appartenaient à une tradition, si j'ose dire, familiale. C'est-à-dire, son oncle Ernesto, et à travers ce dernier et évidemment, le Falla de la dernière période. Il s’est inscrit dans cette lignée de pensées et de pratiques musicales. Mais il a changé très vite. Au début des années soixante, déjà, il était ailleurs ; il était, je ne dis pas dans ma planète parce que chacun a sa planète, dans une musique qui a accepté l’héritage de la Seconde Ecole de Vienne et de celle de Darmstadt... »

Bruno Serrou

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