mercredi 23 septembre 2020

Pour sa 38e édition, Musica de Strasbourg tourne une page d'histoire de la création musicale

Strasbourg. Musica. Palais de la musique et des congrès, Salle de la Bourse, Opéra national de Strasbourg. Vendredi 18, samedi 19, dimanche 20 septembre 2020

Beaucoup de changements pour le plus grand festival français voué à la création musicale qui fait son entrée dans le XXIe siècle 

Stéphane Roth (à gauche), directeur de Musica, entouré de journalistes. Photo : (c) Bruno Serrou

Le monde et les temps changent, y compris dans le champ de la création musicale. En deux ans le virage est impressionnant et symptomatique. Là où il y a deux ans Musica défendait une manière de penser la création dans l’héritage des mouvements et écoles successifs des avant-gardes, l’arrivée à sa tête l’an dernier d’un nouveau directeur artistique, Stéphane Roth, fait que le festival, qui se veut le reflet de la création d’aujourd’hui, se présente pour sa trente-huitième édition comme une « borne générationnelle ». 

La casse du piano n° 2 du Piano Concerto de Simon Steen-Andersen. Photo : (c) Bruno Serrou

« Nous en sommes à la post-musique savante, avertit Stéphane Roth. Voilà vingt ans que nous sommes au XXIe siècle, le XXe est donc déjà loin, et la définition de la musique a changé de logiciel. Aujourd’hui il y a la vidéo, les technologies informatiques, l’édition papier n’a presque plus cours, les musiques populaires sont devenues inventives, à l’instar du rap, qui l’est autant sur le plan musical que poétique, il a désormais ses Verlaine et ses Rimbaud... Mon moto est “à bas les catégories”, les génies créateurs sont partout. » Et plus besoin d’avoir fait de longues études de composition pour avoir du talent. A tel point qu’en deux éditions, le public a été renouvelé à soixante pour cent, tandis que les fidèles sont tout aussi nombreux qu’auparavant, bien qu’ils s’avouent « un peu déboussolés » tout en prêtant une oreille attentive à ce souffle nouveau. « Nous restons dans la continuité du projet initial de 1983, assure néanmoins Stéphane Roth, et nous avons créé un Minimusica qui s’adresse aux enfants de trois mois à douze ans, ainsi que des programmes spécifiques pour les diverses tranches d’âge jusqu’à 27 ans, avec des spectacles adaptés reflétant la programmation générale. »

Le dispositif de Run Time Error @Opel de Simon Steen-Andersen. Photo : (c) Bruno Serrou

Musica souhaite aussi se déployer sur l’ensemble du territoire de la région Grand-Est, avec des débordements transfrontaliers, Allemagne, Belgique, Luxembourg, et développer les coproductions avec les infrastructures locales et régionales, avec théâtres comme le Théâtre National de Strasbourg (TNS), Le Maillon, l’Opéra du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, les ensembles voués à la musique contemporaines, La Manufacture de Mulhouse, etc.

Stimmung de Karlheinz Stockhausen par l'ensemble vocal Les Métaboles. Photo : (c) Bruno Serrou

L’édition 2020 subit les aléas de l’épidémie de la Covid-19, avec des programmes fixés au tout dernier moment, puisqu’ils ont fini par être cristallisés peu de jours avant l’ouverture, en fonction des normes sanitaires strictement suivies quoique en constante évolution (quinze mille spectateurs en 2019, neuf mille en 2020). Ainsi, un certain nombre d’œuvres ont été déprogrammées pour être éventuellement reportées sur les prochaines éditions.

Le Trio Catch. Photo : (c) Bruno Serrou

Le week-end d’ouverture montre combien la musique planante plus ou moins vertébrée a le vent en poupe. Les tempos lentissimes, les œuvres sans début ni fin, sécables à volonté sont systématiques. Les ruptures de rythmes, d’atmosphères, les tensions et rémissions sont fort rares. Autant en musique pour orchestre que pour chœurs ou de chambre. Au point que l’on a l’impression de rester dans la même œuvre des heures entières, malgré les changements de compositeurs et d’effectifs.

Choeurs du lycée Stanislas de Wissembourg et du Schiller Gymnasium d'Offenburg dans Teenage Lontano de Marina Rosenfeld. Photo : (c) Bruno Serrou

Le compositeur-clef du premier week-end a été le Danois Simon Steen-Andersen (né en 1976). Sa musique use fréquemment d’instruments acoustiques amplifiés combinés à des samplers, de la vidéo, des objets courants ou de construction artisanale. Les œuvres qu’il a présentées se situent dans le monde industriel. Run Time Error @Opel pour orchestre (2015) est longue et monochrome, mais Piano Concerto, qui met en jeu un piano de concert jeté d’un troisième étage, séduit.


Nicolas Hodges (pianos), le Basel Sinfonietta et Baldur Brönnimann (direction) dans Piano Concerto de Simon Steen-Andersen. Photo : (c) Bruno Serrou

Le pianiste joue de deux claviers, celui de son grand-queue au-dessus duquel est posé un clavier électronique chargé d’incarner le son du piano en lambeaux que le soliste préalablement filmé en noir et blanc joue simultanément. Une pluie de clusters (au sens musical du terme, pas celui des néfastes « foyers » de covid-19) joués avec des gants noirs, découle du combat titanesque et ludique entre le double-pianiste et l’orchestre, et qui reprend à la fin une citation du Concerto n° 1 de Tchaïkovski, qui tente une percée. Ce combat dantesque particulièrement réjouissant entre deux pianos est joué avec panache par Nicolas Hodges et le Basel Sinfonietta réduit à soixante-dix musiciens au lieu des quatre vingt quinze prévus par la partition, à cause de la distanciation contrainte par le covid-19. Précédent cette oeuvre, le Teenage Lontano pour choeur amateur d'adolescents a capella de Marina Rosenfeld (née en 1968) préludait à Joshua Tree de Georg Friedrich Haas (né en 1953), les deux partitions semblant sortir du même moule, la seconde apparaissant comme la version orchestrale de la première...

Amélie Grould et Alexandre Babel dans Telegraph Music de Ryoji Ikeda. Photo : (c) Bruno Serrou

La veille au soir, le programme d’ouverture avait été conséquent, avec entre autres un singulier Run Time Error du même Steen-Andersen par le somptueux Ensemble Modern, et une œuvre référence des années 1970, Stimmung de Karlheinz Stockhausen (1928-2007), interprétée de façon trop linéaire par l’ensemble vocal Les Métaboles. Le Trio Catch, après deux pièces fleurant des travaux d’élèves, a donné aux Trios pour violoncelle, clarinette et piano de Beat Furrer (né en 1954) et de Georges Aperghis (né en 1945) la dimension de classiques. Malgré son indéniable talent, le Quatuor Diotima n’a pas réussi à sortir l’auditoire d’une fatale torpeur suscitée par des musiques planantes et interminables signées Ryoji Ikeda (né en 1966) qui encadraient le sublime Quatuor op. 131 de Beethoven, où les Diotima n’ont pas été exempts de déséquilibres sonores et de légères approximations.

Quatuor Diotima. Photo : (c) Bruno Serrou

Les œuvres pour percussions du même Ryoji Ikeda n’ont pas la même ambition que ses dispositifs audiovisuels mis en jeu dans ses Body Music et Metal Music donnés la veille par les percussionnistes Alexandre Babel et Stéphane Garin. A l’exception de Ball Music, qui joue avec le rebond de balles de ping-pong, les autres pièces relèvent des farces et attrapes, notamment un interminable duo, Telegraph Music, de morse digne du S.O.S. lancé par le Titanic en train de couler...

Edvard Grieg, Solveig [L'Attente], conception et mise en scène de Calixro Bieito. Photo : (c) Bruno Serrou

En préfiguration de ses futures collaborations avec l’Opéra du Rhin, Musica a intégré une production nouvelle de l’Opéra de Strasbourg loin de ses standards, puisqu’il s’est agi d’un spectacle de Calixto Bieito, Solveig [L’Attente] tiré de la musique de scène de Peer Gynt d’Edvard Grieg (1843-1907), avec la superbe soprano suédoise Mari Eriksmoen, le remarquable choeur de l’Opéra strasbourgeois et un Orchestre philharmonique de Strasbourg en grande forme dirigé avec onirisme par Elvind Gullberg Jensen.

Bruno Serrou

Jusqu’au 3 octobre. Tel.: +33 (0)9 54 10 41 96. www.festivalmusica.fr

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