lundi 30 septembre 2019

Avec L’Inondation, Francesco Filidei, sur un livret de Joël Pommerat, confirme sa profonde affinité avec la scène lyrique

Paris. Opéra Comique, salle Favart. Vendredi 27 septembre 2019

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationDe bas en haut : Chloé Briot (la Femme), Yael Raanan-Vandor (la Voisine), Enguerrand de Hys (le voisin), enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique, Guilhem Terrail (le Narrateur). Photo : (c) Stéfan Brion

L’opéra que l’on a cru mort voilà encore un quart de siècle ne cesse de ressusciter. Trois premières mondiales en terres francophones en une semaine. Deux au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/09/pascal-dusapin-propose-bruxelles-un.html(1)), la troisième à Paris, à l’Opéra Comique. Toutes les trois particulièrement attendues.

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationBoris Grappe (l’Homme), Chloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille). Photo : (c) Stéfan Brion

Salle Favart, L’Inondation de l’Italien Francesco Filidei (né en 1973) sur un livret du Français Joël Pommerat (né en 1963) n’aura pas déçu. La première, vendredi, a même été triomphale. Le travail réalisé par l’équipe réunie par le directeur de l’Opéra-Comique, Olivier Mantéi, voilà près de trois ans se sera avéré pour le moins fructueux. Pour son deuxième opéra après Giordano Bruno créé voilà tout juste trois ans à Strasbourg (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/09/avec-giordano-bruno-son-premier-opera.html) sur son propre livret, Francesco Filidei s’est vu associer par la direction de l’Opéra Comique à un librettiste. Et pas n’importe lequel, car il s’agit de l’un des plus brillants metteurs en scène et auteurs dramatiques français, Joël Pommerat, qui, après avoir adapté des pièces de théâtre pour la scène lyrique, signe ici son premier livret d’opéra. Les deux hommes ont travaillé ensemble plus d’un an à l’écriture de leur premier opus commun dans les murs de Favart, en compagnie parfois des chanteurs et d’instrumentistes.

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationNorma Nahoun (la Jeune Fille), Yael Raanan-Vandor (la Voisine), enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique, Chloé Briot (la Femme). Photo : (c) Stéfan Brion

Les deux auteurs ont porté leur dévolu sur une courte nouvelle L’Inondation de l’écrivain russe Evgeny Zamiatine (1884-1937) parue en 1929 (2), une inondation autant physique, due à la crue d’un fleuve, que psychique, le drame d’une femme meurtrière. Commençant sur le flash-back d’un assassinat, l’opéra en deux actes conte l’histoire de petites gens, autour d’un couple sans enfant vivant au rez-de-chaussée d’un immeuble et de leur voisinage immédiat dont la vie s’écoule au ralenti, à l’instar de l’usine voisine, silencieuse, immobile sur les rives d’un fleuve apparemment paisible. Une nuit d’automne pluvieuse, le couple accueille une jeune fille vivant dans les comble et dont le père vient de mourir. 

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationBoris Grappe (l’Homme), Norma Nahoun (la Jeune Fille), Cypriane Gardin (la Jeune fille comédienne). Photo : (c) Stéfan Brion

Des liens de plus en plus intimes se nouent entre l’homme et l’adolescente, et l’épouse est de plus en plus rongée par la douleur, par la jalousie et par le ressentiment qui l’entraînent au bord du gouffre. Un jour de crue, tandis qu’une inondation dévaste leur appartement, la femme se laisse submerger par ses émotions. Hébergés par la famille du premier étage, chacun retrouve sa place, l’homme et la femme de nouveau réunis la nuit sur un divan du salon, tandis que la jeune fille partage la chambre des enfants. Lorsqu’ils regagnent leur appartement, la femme finit par tuer sa rivale. Peu après, elle se découvre enceinte. Une enquête pour disparition n’aboutit pas, et la vie reprend, malgré les cauchemars et les tempêtes intérieures de la femme. Une petite fille naît, et le couple se retrouve. Mais, hantée par le souvenir de la jeune fille, la femme sombre dans un délire et finit par parler, et finit par en mourir…

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationBoris Grappe (l’Homme), Chloé Briot (la Femme), Enguerrand de Hys (le voisin), Cypriane Gardin (la Jeune fille comédienne). Photo : (c) Stéfan Brion



Plusieurs ateliers de création d’une semaine ont été nécessaires pour que l’œuvre atteigne sa cohérence. La musique de Filidei en est le ciment. Compositeur, librettiste-metteur en scène, chanteurs ont travaillé à partir de la musique, qui a été préenregistrée, ce qui a permis aux chanteurs et à Pommerat de se focaliser sur le jeu d’acteur et sur le théâtre. Chaque matin, Pommerat arrivait au théâtre avec les dialogues totalement écrits - la nouvelle n’en comptant que fort peu - d’une scène qu’il venait d’écrire, et Filidei la découvrait en même temps que les chanteurs. « J’avais l’impression d’être un peintre, c’est-à-dire de travailler face à un modèle, a déclaré le compositeur sur France Musique. Il y a eu ensuite un très long travail d’orchestration, mais les premières intentions musicales n’ont quasi pas changé depuis le début. » Sur un livret en français qui incite à la déclamation debussyste, Filidei a composé une musique aux élans lyriques typiquement italiens, ce qui rend l’œuvre d’autant plus séduisante et convaincante.

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationChloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille). Photo : (c) Stéfan Brion



Gommant toute référence à la Russie et à l’époque soviétique, Pommerat situe l’action de L’Inondation dans un décor d’immeuble en coupe sur trois niveaux modestement meublé années 1950 soigneusement réalisé par Eric Soyer, chaque « case » s’allumant en fonction de l’emplacement de l’action. Le couple occupe le rez-de-chaussée, la famille de cinq personnes le premier étage, tandis que le second est partagé entre le réduit où vivait la jeune fille et où elle retrouve des garçons de son âge, et le studio occupé par un policier-narrateur.

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationChloé Briot (la Femme), Boris Grappe (l’Homme). Photo : (c) Stéfan Brion

Sur le plan vocal, la partition associe airs et récitatifs, l’italianita du compositeur donnant au chant une suprématie que l’on ne trouve pas dans le Macbeth Underworld de Pascal Dusapin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/09/pascal-dusapin-propose-bruxelles-un.html).L’écoulement du temps est rendu palpable par les gaines électriques agitées par les cinq percussionnistes, qui jouent également d’appeaux, de boîtes à vaches, de sirènes à bouche, de ressorts, de papier de verre et à bulle, de fouet, carillons à vent, de balle rebondissante, de casserole, de kazoo, de langue de belle-mère, de couverts de table, etc. dont les bruits parcourent l’orchestre entier aux sonorités somptueuses qui font vivre les matières organiques que sont les animaux, le vent, le fleuve qui suscitent la montée des eaux et des tourments psychologiques qui finissent par submerger la matière, les fluides, les animaux et les êtres. 

Francesco Filidei (né en 1973), L'InondationChloé Briot (la Femme), Vincent Le Texier (le Médecin). Photo : (c) Stéfan Brion

Cette crue incarnée par l’orchestre est magnifiquement maîtrisée et nuancée par le chef argentin Emilio Pomarico, qui excelle dans cette musique raffinée à la fois liquide et minérale. Animée par la direction d’acteur au cordeau de Joël Pommerat, la distribution est d’une homogénéité remarquable, avec la mezzo-soprano aux aigus rayonnants Chloé Briot hallucinante de douleur et d’angoisse dans le rôle de la Femme, le baryton Boris Grappe au timbre clair, le ténor Enguerrand de Hys en voisin, la Voisine Yael Raanan-Vandor aux graves charnus, Norma Nahoun (doublée par la comédienne Cypriane Gardin) est une jeune fille au timbre judicieusement juvénile auquel ceux des enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique donnent un juste écho, tandis que Vincent Le Texier campe un Médecin au ridicule amplifié par les accents staccato de la clarinette basse d’un Orchestre Philharmonique de Radio France riche en couleurs et d’une précision à toute épreuve.

Bruno Serrou

1) L’Opéra Comique présente l’œuvre de Pascal Dusapin du 25 au 31 mars prochain
2) L’Inondation de Zamiatine a été adapté au cinéma en 1993 par le réalisateur Igor Minaiev, avec entre autres Isabelle Huppert

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