mardi 20 novembre 2018

« Donnerstag aus Licht » de Karlheinz Stockhausen par Le Balcon a permis à l’Opéra-Comique de retrouver sa place au soleil dans la création lyrique parisienne


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Iris Zerdoub (cor de basset, Mondeva), Henri Deléger (trompette, Michael). Photo : (c) Stefan Brion/Opéra Comique

Paris. Opéra Comique. Dimanche 17 novembre 2018

Présentation 

Deux fois plus long avec ses vingt-neuf heures que la Tétralogie de Richard Wagner, le cycle d’opéras de sept jours Licht de Karlheinz Stockhausen n’a jamais été représenté en France dans son intégralité. Maxime Pascal et Le Balcon se sont lancés dans l’aventure avec succès à l’Opéra Comique avec son premier volet, Donnerstag aus Licht (Jeudi de lumière).


Karlheinz Stockhausen (1928-2007) et Suzanne Stephens (née en 1946). Photo : DR

« Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, classiques et populaires, s’enthousiasme le chef d’orchestre Maxime Pascal. Avec Pierre Henry (1), il a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) d’une trentaine d’heures composé entre 1977 et 2007 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de l’ensemble Le Balcon, qui célèbre ses dix ans avec la première journée du cycle, Jeudi de lumière (Donnerstag aus Licht), a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand, siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen, dont Suzanne Stephens. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Stockhausen en personne qui ont tous participé à la création du cycle », se félicite Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de lumière lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur. « Les musiciens qui ont participé à ce concert inaugural seront sur le plateau de l’Opéra-Comique pour cette première parisienne (2) de la totalité de Jeudi de lumière, se loue Pascal. Cette saison, nous donnons deux des opéras, le second, Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (3) à la Philharmonie de Paris en juin prochain. Pour la suite, nous sommes en discussions avec des coproducteurs. Le cycle entier est mis en scène par Benjamin Lazar, avec qui nous collaborons régulièrement. »


Maxime Pascal et Le Balcon. Photo : DR

Composé entre 1977 et 1980 en un salut, trois actes et un adieu de trois heures trente pour trois voix, huit solistes instrumentaux, trois danseurs, ensemble instrumental et orchestre - chaque personnage étant campé par un chanteur, un danseur et un instrumentiste -, créé à la Scala de Milan le 15 mars 1981 sous la direction de Péter Eötvös et dans une mise en scène de Luca Ronconi, le compositeur étant à la projection sonore, Jeudi de lumière conte la jeunesse du héros qui réunit des personnages des mythologies chrétienne et païennes dans lesquelles Stockhausen agrège cultures et croyances du monde qui gouvernent le cycle entier. Michaël, combinaison des figures de l’archange Michel, du Christ, de François d’Assise, de Jupiter et de Donner, s’incarne parmi les hommes. Il entre en empathie avec l’humanité, les animaux et la nature, idée que reprendra Wim Wenders en 1987 dans son film Les Ailes du désir. Michaël s’oppose à Lucifer, archange déchu qui abhorre les hommes. Le cycle entier est centré sur le combat entre ces deux archanges qui se confrontent. Jeudi de lumière narre l’enfance de Michaël qui s’est fait chair. « Stockhausen peint sa propre jeunesse, précise Pascal. Très tôt, il voit sa mère entrer dans un hôpital psychiatrique où elle est euthanasiée par les nazis, puis son père alcoolique est tué sur le front de l’Est, tandis que lui-même est embrigadé comme ambulancier à l'âge de seize ans. Jeudi de lumière raconte cette enfance tragique et traumatisante d’où est née sa nature de créateur, comme la fuite d’un enfant dans un monde surnaturel de sons cosmiques. Les gens s’en moquaient, jusqu’à Pierre Boulez, qui lui écrivait ’’Tu es un fou naïf’’, phrase qu’il met dans la bouche de Lucifer... »


Couverture de la partition de Donnerstag aus Licht

Comme pour Die Walküre, il n’est pas indispensable de connaître tout le cycle Licht pour apprécier Donnerstag, d’autant plus que cette journée offre de longues plages instrumentales et concertantes et que la structure modulaire de ces sept journées permet de donner séparément chaque opéra voire les parties qui les composent.

Bruno Serrou

°       °
°


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Henri Deléger (Michael, trompette), Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Damien Pass (Luzifer, basse). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

La production

Dans le premier volet de Licht, l’archange Michael doit apporter la musique des sphères à l’humanité et la musique humaine au paradis. Le voyage initiatique de cet Orphée moderne jouant de la trompette en lieu et place de la lyre, le conduit à visiter le monde et l’espace où il se confronte à Lucifer mais est soutenu par Eve, personnages à qui sont respectivement associés le trombone et le cor de basset.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Alphonse Cemin (infirmier), Léa Trommenschlag (Eva, soprano), Maxime Morel (infirmier), Damien Pass (Luzifer, basse). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

Sans malheureusement prendre le temps d’y prêter attention malgré ses douze minutes, tant il est préoccupé par le froid et par l’angoisse de récupérer ses places au contrôle ou d’atteindre son siège, le public était accueilli par l’Appel de Michaël exposé par cinq trompettes dissimulées sur balcon de la façade de la salle Favart, conformément à la structure de l’ouvrage, en « un salut, trois actes et un adieu ».


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Iris Zerdoud (Eva, cor de basset), Damien Bigourdan (Michael, ténor). Photo : (c) Meng Phu/ Opéra Comique

Avec plus d’une heure de durée, le premier acte, avec ses trois scènes données en continu qui exposent la jeunesse de Michael (Michaels Jugend), s’éternise. Ce qui n’est cependant pas le cas de la scène liminaire, dans laquelle Stockhausen conte sa propre enfance à travers le personnage de Michael : fils d’une famille pauvre, apprenant la danse et le théâtre de sa mère que son père, instituteur, maltraite, au point qu’elle en devient folle et est internée dans un hôpital psychiatrique où elle est maltraitée. Le père voit mourir son fils cadet, puis se met à boire avant de partir à la guerre… Au deuxième tableau, Michael rencontre Lunève-Mondeva, qui lui fait découvrir la musique, tandis que sa mère meurt de la main d’un médecin nazi de l’asile, et que son père disparaît au front. La première des deux parties les plus longuettes de l’ouvrage est la troisième scène, elle-même divisée en trois sections, triple examen d’admission à l’école de musique devant un jury constitué d’Eve et de Lucifer incarnés sous leur double aspect de chanteurs et d’instrumentistes. L’ensemble instrumental de dix musiciens jouant sans chef est distribué en arc de cercle au centre duquel s’expriment les solistes chanteurs, danseurs et instrumentistes.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Alphonse Cemin (accompagnateur de Michael, piano), Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Jamil Attar (Luzifer, danseur), Damien Pass (Luzifer, basse), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

Intitulé Michaels Reise um die Erde (Voyage de Michael autour de la Terre), le deuxième acte, qui a été le premier écrit, répond à une commande de l’Ensemble Intercontemporain, qui l’a créé en concert le 21 octobre 1978 à Düsseldorf sous la direction de Karlheinz Stockhausen. Il s’agit d’un volet purement instrumental pour trompette et ensemble ou orchestre, donné dans cette production du Balcon dans sa seconde option. Outre les trois instruments solistes personnifiant les trois personnages centraux (Michael, Eve, Lucifer), un orchestre de vingt-huit musiciens représente le monde d’où d’autres solos importants émergent tour à tour, deux clarinettes, trombone, tuba, contrebasse, qui sont autant de personnages rencontrés par Michael au cours de son périple à Cologne, New York, Tokyo, Bali, en Inde, en Afrique Centrale et à Jérusalem. Ici, la mise en scène de Benjamin Lazar manque d’humour, particulièrement lors de l’apparition des deux clarinettistes, Alice Caudit et Ghislain Roffat, irréprochables, dont le caractère clownesque est trop discrètement dessiné, tandis que l'inépuisable trompettiste Henri Deléger, remarquable et fort rarement faillible, reste sur le sol à parcourir les pupitres de l’orchestre au lieu de se déplacer sur l’immense globe prévu par le compositeur mais qui est projeté sur un écran au-dessus du pianiste et des percussionnistes. La structure harmonique est d’une infinie richesse, avec les formules thématiques des protagonistes qui s’entremêlent, se confondent, se répondent, jusqu’à l’extraordinaire fusion du cor de basset (Iris Zerdoud, Eva) et de la trompette (Michael).


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Maxime Morel (tuba), Henri Deléger (Michael, trompette). Photo : (c) Stéfan Brion/Opéra Comique

Divisé en deux scènes (Festival, Vision), le troisième acte conte le Retour au pays de Michael (Michaels Heimkehr), en fait sa demeure céleste. La première partie, Festival, est musicalement la plus riche et diversifiée, ainsi que du côté des effectifs, puisqu’elle intègre un orchestre de soixante et un musiciens et un grand chœur, dont un « invisible ». Tandis que ce dernier chante autour du plateau, Michael est accueilli par Eve sous ses trois formes, entourés de cinq autres chœurs qui représentent l’univers de Michael, cinq groupes d’orchestre et un orchestre à cordes. Eve offre trois plantes et une composition de lumière (un chaos de couleurs, des soleils, un autre chaos de couleurs). L’on aperçoit des lunes, puis des images vitreuses, enfin un ciel étoilé. Les signes du zodiaque apparaissent, et Eve offre à Michael un globe terrestre en souvenir de son voyage. Lucifer intervient alors, d’abord comme un lutin sorti du globe que Michael et le chœur taquinent, ce qui le rend fou de rage. Lucifer réapparaît alors sous la forme d’un tromboniste superbement tenu par Mathieu Adam, le lutin devenant un dragon que Michael terrasse d’un coup de baguette. Michael se bat avec lui, le blesse plusieurs fois avant que le dragon finisse par s'enfoncer dans le sol. Un messager surgit pour annoncer que Lucifer recommence à créer des ennuis. L’archange déchut réapparaît sous une triple forme, chanteur basse, tromboniste et danseur-mime, et se moque de Michael, qui le congédie.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Mathieu Adam (Luzifer, trombone), Emmanuelle Grach (Michael, danseur), Jamil Attar (Luzifer, danseur. Photo : (c) Stéfan Brion/Opéra Comique

La seconde partie du troisième acte, Vision, interminable, est la plus contestable de l’opéra. En une suite de quinze transpositions cycliques, Michael explique sous ses trois aspects son expérience et ce qui l’oppose à Lucifer... A ce moment précis, Benjamin Lazar ne sait que faire de ses protagonistes, qui se perdent en conjectures à l’instar du public, que l’on sent décontenancé, d’autant plus que le texte, traduit par des surtitres, se fait non pas surréaliste mais ridiculement mystique.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Jamil Attar (Luzifer, danseur), Mathieu Adam (Luzifer, trombone), Henri Deléger (Michael, trompette), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

L’Adieu de Michael (Michaels Abschied) est joué par cinq trompettes à l’issue du spectacle, invisibles sur le balcon de la façade théâtre, au moment où le public sort de la salle, chacune jouant une partie de la formule musicale de Michael.


Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. Photo : (c) Vincent Pontet/Opéra Comique

La distribution est parfaite, les voix solides et colorées, avec deux Eva distinctes, l’une pour le premier acte, comme mère de Michael, la charnelle soprano Léa Trommenschlager, l’autre, comme Eve séductrice, la lumineuse soprano Elise Chauvin, le ténor Damien Bigourdan est un Michael protéiforme, un Siegfried sans le volume, évoluant de l’innocence à la maturité avec naturel, tandis que la basse Damien Pass suit le cheminement inverse avec a-propos.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Donnerstag aus Licht. De gauche à droite : Léa Trommenschlager (Eva, soprano), Suzanne Meyer (Eva, danseuse), Elise Chauvin (Eva, soprano - acte III), Henri Deléger (Michael, trompette), Emmanuelle Grach (Michael, danseur). Photo : (c) Meng Phu/Opéra Comique

Seul manque un brin d’humour et de légèreté dans la mise en scène de Benjamin Lazar qui s’exprime au sein de décors fondés sur un grand praticable, comme c’est souvent dans les productions de Lazar et du Balcon depuis l’inoubliable Ariane à Naxos de Richard Strauss à l’Athénée, et les costumes contemporains d’Adeline Caron. Le Jeune Chœur de Paris est irréprochable, à l’instar de l’orchestre Le Balcon, enrichi dans le troisième acte de l’Orchestre Impromptu et de l’Orchestre à cordes du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris, tous menés avec passion, élan et précision par le porteur du projet, Maxime Pascal (4).

Bruno Serrou

Notes
1) La « maison du son » de Pierre Henry, rue de Toul dans le XIIe arrondissement de Paris, où il vivait, travaillait et donnait des concerts de 1970 jusqu’à sa mort en 2017, est vouée à la démolition par des promoteurs immobiliers. En France, le patrimoine musical n’a pas la même valeur que chez nos voisins européens… 2) Donnerstag aus Licht a été donné pour la première fois en France en septembre 2016 à Strasbourg dans le cadre du festival Musica dans une production venue de Bâle. 3) Samedi de lumière a été jusqu’à présent le seul volet de Licht donné à Paris, Théâtre des Champs-Elysées en 1988 dirigé par Stockhausen et 2007 mis en scène de Graham Vick (Festival d’Automne). 4) Cette production de Donnerstag aus Licht sera reprise à l’Opéra de Bordeaux, au Théâtre de Caen et au Staatsoper de Berlin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire