vendredi 15 juin 2018

Un Boris Godounov de Moussorgski sombre et glacial à l’Opéra de Paris


Paris. Opéra National de Paris-Bastille. Dimanche 10 juin 2018
Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Le metteur en scène flamand Ivo van Hove ne donne pas dans la grandiloquence du Kremlin du tournant des XVIe et XVIIe siècles, mais instille une force exceptionnelle aux tourments de la solitude du pouvoir, soutenu par la direction fluide et violemment contrastée de Vladimir Jurowski

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

C’est la toute première fois que l’Opéra de Paris retient la version originale de Boris Godounov de Modest Moussorgski. Malgré sa longue genèse, l’ouvrage de Moussorgski est l’œuvre emblématique de l’opéra russe et l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de l’histoire du théâtre lyrique. Il est aussi l’un des plus noirs. Puisant dans l’histoire de la Russie par le biais de Pouchkine, le compositeur a fait du peuple le héros de son drame, dans la ligne de son aîné Mikhaïl Glinka. Comme lui, il puise dans le folklore russe et les chants orthodoxes. Sa conception de la musique, traduire la vérité dans une expression directe, allait inspirer des compositeurs comme Leoš Janáček et Alban Berg.

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

L’Opéra de Paris a donc pour la première fois porté son dévolu non pas sur la version en un prologue et quatre actes de 1872 de Boris Godounov ni sur l’une des deux révisions de Nikolaï Rimski-Korsakov ni-même sur celle de Dimitri Chostakovitch, mais sur l’original en sept scènes en continu de 1869, longtemps considéré à tort comme inabouti, focalisé sur le récit sans digression sombre et serré de la grandeur et de la décadence du tsar, et plaidant non pas sa culpabilité mais lui accordant le bénéfice du doute. Tandis que la version de 1872 se conclut sur la plainte de l’innocent, celle de 1869 se termine sur la mort de Boris.

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris GodounovIlbar Abdrazkov (Boris), Maxim Paster (Chouïsky). Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Pari

Sur le plateau, comme dans la fosse, c’est un Boris aux contrastes extraordinaires que propose l’Opéra de Paris. Sombre et clair à la fois, la direction d’acteur au cordeau d’Ivo van Hove est enrichie d’impressionnantes et angoissantes vidéos de chœurs et de personnages centraux de Tal Yarden. La scénographie de Jan Versweyveld n’est faite que d’un immense escalier symbolisant le parcours du tsar, partant des dessous de scène pour monter jusqu’au pied des projections qui occupent les trois quarts du fond du plateau réverbérée sur les côtés par de vastes miroirs. Seules la couronne démesurée du tsar et quelques croix renvoient à la collusion de l’Eglise avec le pouvoir. Dans la fosse, sous l’impulsion du brillant Vladimir Jurowski, l’orchestre fait grincer les harmonies tout en exaltant une polychromie digne d’un orchestre de chambre.

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Ilbar Abdrazkov (Boris), Evdokia Malevskaya (Fiodor). Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Ilbar Abdrazkov est un hallucinant Boris de chair et de sang, noble et fragile, habitant toute l’évolution psychologique du tsar de sa voix de bronze et d’une plénitude absolue. Le reste de la distribution est digne de la splendide incarnation d’Abdrazkov, avec l’impressionnant Varlaam d’Evgueny Nikitin, le torve et claudiquant Chouïsky de Maxim Paster, le déchirant Innocent de Vasily Efimov à la voix idoine, le Pimène obséquieux et magistral d’Ain Anger, la spontanée soprano Evdokia Malevskaya en Fiodor, l’humble Xénia de Ruzan Mantashian, la Nourrice au chaud mezzo d’Alexandra Dursenava dans un rôle malheureusement trop éphémère.

Bruno Serrou

Paru dans le quotidien La Croix, 16-17 juin 2018

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