mardi 14 janvier 2014

L’ARCAL présente une nouvelle production du chef-d’œuvre de Viktor Ullmann, Der Kaiser von Atlantis, hymne à la Mort extraordinaire témoignage d’humanité face à la barbarie

Nanterre, Maison de la Musique, vendredi 10 janvier 2014

Viktor Ullmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Pierre-Yves Pruvot (l'Empereur), Wassyl Slipak (la Mort). Photo : (c) Nathaniel Baruch 

A l’instar de son auteur, Viktor Ullmann (1898-1944), l’opéra en un acte et quatre tableaux Der Kaiser von Atlantis (l’Empereur d’Atlantide), extraordinaire témoignage de l’esprit et de l’humanité face à la barbarie, a connu un singulier destin, puisqu’il a été créé en 1975 à Amsterdam, plus de trente ans après avoir été achevé et sa répétition générale, tandis que la version originale n’est apparue qu’en 1989, à Berlin. Dans l’intervalle, le compositeur avait sombré dans l'oubli après avoir été déporté à Auschwitz le 16 octobre 1944, où il a été exterminé à une date inconnue comme nombre de ses compagnons de captivité à Terezin (en allemand Theresienstadt). C’est dans ce camp de concentration dont les nazis avaient fait l'assise de leur propagande aux yeux de la Croix Rouge internationale, qu’Ullmann, qui y était arrivé le 8 septembre 1942 par un convoi parti de Prague, a composé ce troisième opéra en vue de représentations devant un public constitué de ses compagnons du camp. De la cinquantaine de partitions qu’il a écrites avant sa déportation et de la trentaine née en deux ans de captivité, seules dix-huit ont subsisté. Celle de l’Empereur d’Atlantide nous est parvenue grâce à l’un des amis du compositeur qui survécut à la Shoah.

Viktor Ullmann (1898-1944), en 1939. ¨Photo : DR

Compositeur, chef d’orchestre et pianiste, Ullmann est aux côtés d’Alban Berg et d'Anton Webern l’un des meilleurs élèves d’Arnold Schönberg, avec qui il a étudié en 1918-1919, avant de devenir l’année suivante l’assistant d’Alexandre Zemlinsky à l’Opéra allemand de Prague, et d’étudier le micro-intervalle avec son compatriote Alois Haba. Dispensé à Terezin de travail obligatoire, Ullmann a pu se vouer entièrement à la musique, organisant les concerts dont il fait aussi les compte-rendu dans le journal du camp, animant un studio de création et composant comme il ne l’avait jamais fait auparavant.

Portail d'entrée de la forteresse camp de concentration de Theresienstadt. Photo : DR

Ullmann écrit L’Empereur d’Atlantide, ouvrage sous-titré le Refus de la mort, à la fin de l’année 1943 sur un livret de Peter Kien, qui, à l’âge de 25 ans, allait lui aussi disparaître à Auschwitz. L’intrigue de cet opéra en un acte est une fable saisissante, considérant le contexte de sa genèse : l’Empereur lui ayant ordonné de conduire ses armées dans une guerre à sa propre gloire, la Mort, offensée, brise son épée et décide que nul ne pourra plus mourir. Le chaos s’ensuit, les condamnés à mort politiques restent en vie, tout comme les soldats et la population qui endurent mille maux. Tandis que la Vie, sous la figure d’Arlequin, se plaint de ne plus faire rire personne, la Mort, défiée par le Tambour, porte-parole de l’Empereur, promet de délivrer le peuple de ses souffrances si ce dernier accepte de mourir le premier, ce à quoi l’Empereur accédera finalement. La partition est un florilège de styles et d’atmosphères condensé en cinquante minutes, usant de tous les modes d’expressions vocales, du parler au chant, la forme variant du mélodrame au bel canto, tandis que l’on trouve des réminiscences de jazz et de musique légère des années vingt (avec dominantes de piano, mandoline, guitare, saxophone), mais aussi Mahler, Schönberg et, surtout, Kurt Weill, entre autres compositeurs interdits, tandis que l’on entend le Deutschlandlied exposé dans le mode ecclésiastique et le choral Ein feste Burg ist unser Gott, que les nazis avaient repris à leur compte.

Viktor Ullmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Photo : (c) Nathaniel Baruch

Der Kaiser von Atlantis était présenté pour la première fois en France en 1995 (1), à Paris Centre Pompidou, par l’Ensemble 2e2m dirigé par Paul Mefano dans une mise en scène de Serge Noyelle. Dix ans plus tard, l’Opéra de Nancy présentait à son tour une production remarquable du chef-d’œuvre de Viktor Ullmann mise en scène par Vincent Tordjmann Théâtre de la Manufacture. Créée le 10 janvier à la Maison de la Musique de Nanterre, la nouvelle production présentée par l’ARCAL sera reprise à Paris, Théâtre de l’Athénée fin janvier dans le cadre d’une tournée qui a commencé à Reims et qui s’achèvera à Saint-Quentin-en-Yvelines (2). 

Viktor Ullmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Natalie Perez (Bubikopf), Sébastien Obrecht (Arlequin, un Soldat), Anna Wall (le Tambour. Photo : (c) Nathaniel Baruch

Inspirée d’un dessin de Petr Ginz, rédacteur en chef du Vedem (Nous dirigeons) journal des jeunes artistes détenus de Terezin, mort à 16 ans à Auschwitz en 1944, la scénographie d’Adeline Caron, faite d’un échafaudage agrémenté d’un haut-parleur et surmonté d’une grande voile blanche façon parachute géant, le tout éclairé d’une lumière lunaire, est à la fois simple et évocatrice, trop au large sur le vaste plateau de la Maison de la Musique de Nanterre, mais d’évidence adaptée au cadre de scène du Théâtre de l’Athénée qui accueille le spectacle fin janvier (2). Metteur en scène et comédienne, Louise Moaty signe une direction d’acteur à la mesure de l’onirisme et de la fraîcheur poignante de l’œuvre, et de l’humilité des moyens dont disposaient ses concepteurs transcendés par la musique, qui, pour les détenus de Terezin, représentait la vie. Les personnages deviennent parfaitement irréels, le temps comme suspendu entre présent et éternité. La distribution est homogène, menée par l’Empereur Overall de l’excellent Pierre-Yves Pruvot et l’impressionnant Wassyl Slipak qui campe la Mort et le Haut-Parleur. Vocalement plus fragile mais tout aussi sûr, Sébastien Obrecht émeut en Arlequin (la Vie) et Soldat. A leurs côtés, deux voix de femmes, un peu plus discrètes mais tout aussi bien campées, par Anna Wall (le Tambour) et Natalie Perez (Bubikopf). Dommage que l’ensemble instrumental Ars Nova dirigé par Philippe Nahon n’ait pas été au diapason, sans doute en raison d’un surplus de répétitions, comme l’attestent les fautes du trompettiste trahissant des lèvres fatiguées, et des cordes pas toujours d’équerre. Seul le saxophoniste Jacques Charles aura fait un sans-faute.

Bruno Serrou


1) Un an plus tôt paraissait le superbe enregistrement réalisé à Leipzig sous la direction de Lothar Zagrosek et publié par Decca dans sa remarquable collection Entartete Musik (Musique dégénérée) hélas abandonnée au début des années 2000 (1 CD Decca 440 854-2)

2) Reims, Opéra (17-18/01), Paris, Théâtre de l'Athénée (24-30/01), Niort, le Moulin du Roc (11/02), Poitiers, TAP (13/02), Massy-Palaiseau, Opéra (5/04), Saint-Quentin-en-Yvelines, Théâtre (9/04)

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