samedi 2 mars 2013

Répertoire de Mauricio Kagel, véritable jardin des curiosités, enchante petits et grands aux Bouffes du Nord



Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, mardi 26 février 2013


Mauricio Kagel, Répertoire. Photo : (c) Théâtre des Bouffes du Nord, DR

Grande figure de l’avant-garde musicale, cadet de l’Ecole dite de Darmstadt, aux côtés de ses aînés Luciano Berio, Pierre Boulez, Bruno Maderna, Luigi Nono, Karlheinz Stockhausen, Mauricio Kagel est l’un des compositeurs les plus originaux et des plus ouverts au monde de l'histoire de la musique. 


Mort à Cologne le 28 août 2008 à l’âge de 76 ans, le compositeur argentin est un électron libre dans une discipline dominée par la gravité et le sérieux, y ajoutant un élément rare, l’humour, se moquant volontiers de lui-même et de la musique « savante ». Son immense érudition lui a offert la liberté de puiser à toutes les sources possibles, qui nourrissaient son imaginaire en constant renouveau.


Mauricio Kagel (1931-2008). Photo : DR

Doué d’un humour corrosif intarissable, Kagel fait aujourd’hui encore figure d’iconoclaste. Il donnait aux objets sonores une force extraordinaire à travers le prisme de sa propre inventivité, selon le concept d’« entente carnivore », et si l’esprit des années 1965-1975 y est prégnant, ses œuvres ne vieillissent pas. Par exemple, dans Exotica (1972), il joue d’un musée instrumental de 200 pièces réparties en 6 pupitres. Les musiciens chantent des textes de langues imaginaires que l’auditeur croit identifier. Dans Acustica (1969), il s’agit de jouer non pas d’instruments de musique mais d’objets trouvés. Avec le « théâtre d’étable » constitué en 1976 pour Bestiarium, il met en jeu des acteurs muets qui manipulent des animaux gonflables. 

Né à Buenos Aires le 24 décembre 1931 de parents juifs, vivant à Cologne depuis 1957, Kagel est un être à la culture universelle. Sceptique par conviction - « impossible de croire si l’on n’est pas sceptique » - l’humour, qu’il juge plus sage que la fidélité aveugle, n’est pas la moindre de ses qualités, puisqu’il ne craignait pas l’autodérision, comme l’atteste notamment 24 décembre 1931 où il salue sa propre mort à travers sa date de naissance. Musicien formé à la littérature et à la philosophe, co-fondateur de la Cinémathèque argentine, chef d’orchestre au Teatro Colon, Kagel a créé en 1959 l’Ensemble Musique Nouvelle de Cologne, où, de 1969 à 1975, il dirige les Cours de musique moderne. De 1974 à 1997, il occupe la chaire de théâtre musical que le conservatoire de Munich a ouverte pour lui. 


Mauricio Kagel. Photo : DR

A forte connotation scénique, son œuvre est étendue et variée. Dans les années 1960, il se concentre sur le théâtre instrumental, dont le premier essai, Sur Scène (1959), fait de lui une figure de proue de la création. Il est également célébré pour ses symphonies de conception « ouverte ». Puis il se tourne vers la grande tradition allemande (Bach, Beethoven, Brahms) qu’il déstructure et à laquelle il intègre des musiques de variété. Composé pour le cinéma en 1970, son Ludwig van le révèle au grand public. Pages instrumentales et théâtrales s’imbriquent dans cette exploration de sons inouïs et de gestes « producteurs » de musique, de Charakterstück pour quatuor de cithares aux deux opéras Die Erschöpfung der Welt et Aus Deutschland, qui renvoie à Schubert, alors que Mitternachtstück retourne à Schumann. Jusqu’à sa mort, il ne cesse de briser les conventions d’écriture et les habitudes d’audition, tout en revenant à une instrumentation plus conventionnelle.

 Mauricio Kagel, Répertoire. Extrait de la partition. Photo : BS
Composé en 1967-1970, créé à Hambourg en 1971, Répertoire est le premier des Staatstheater (Théâtre national) que Kagel a conçus comme Pièce de concert mis en scène (Szenisches Konzertstück). Cette œuvre requiert la participation de cinq comédiens ou musiciens. Le compositeur précise sur la partition qu’un « minimum de cinq interprètes (musiciens ou acteurs) est nécessaire pour les cent actions. Les instruments se composent essentiellement d’accessoires utilisés pour produire des sons. Il y a aussi des instruments à cordes et à vent. Les interprètes jouent devant un écran (environ 7m x 2,30 m). Une sélection d'actions est possible (dans un ordre ad libitum). » Les interprètes ne commentent jamais ce qu’ils font, se contentant de mimer et de jouer de leurs accessoires sans exprimer le moindre sentiment. Cette œuvre qui donne dans le merveilleux et le ludique est présentée aux Bouffes du Nord devant un décor de Jacques Cabel constitué d’une cloison de toile blanche incurvée et de paravents dissimulant les allées et venues des comédiens, les apparitions des instruments et les jeux d’ombres chinoises. 

Mauricio Kagel, Répertoire. Photo : (c) Théâtre des Bouffes du Nord. DR


Jouant de leur corps et de leurs instruments, qui semblent faire partie d’eux-mêmes, avec un art consommé et un sérieux inébranlable, les protagonistes, tels des clowns tristes, brossent en une heure avec un art délectable et une virtuosité singulière l’irrésistible arlequinade de Kagel qui réjouit petits et grands, jouant sur des objets du commun transformés en instruments de musique, véritable cabinet des curiosités (parmi lesquels des boules de polystyrène blanc de toute taille, la coulisse d’un trombone dans laquelle est coincé le pied d’un blessé, boîtes sonores que gratte un autre compère pris de démangeaisons terribles, bassine d’eau, gants Mappa, ressorts portés à même le corps, mais aussi guitare et violon) venus de l’imaginaire enfantin, pour l’essentiel spécialement conçus pour cette production par Georges Jaillet et Richard Harrison. Mise en scène avec une précision réglée au cordeau par Jos Houben, à l’origine du spectacle, Françoise Rivalland et Emily Wilson - les deux premiers étant aussi parmi les comédiens-musiciens -, la distribution, qui associe également Fiamma Benett, qui, dotée de quatre castagnettes-sabots, rue à quatre patte telle un cheval, Lucas Genas et Maxime Nourissat. Tous participent à la réussite de ce spectacle burlesque dont ils soulignent l’onirisme, le charme et la profonde humanité. 

Bruno Serrou

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