jeudi 17 octobre 2024

Impressionnante première avec l’Orchestre de Paris du chef ouzbek Aziz Shokhakimov

Paris. Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. Mercredi 16 octobre 2024

Orchestre de Paris, Aziz Shokhakimov. Photo : (c) Bruno Serrou

Orchestre de Paris étincelant cette semaine sous la direction brillante et souple d’un chef de tout premier plan qui le dirigeait pour la première fois, le directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg Aziz Shokhakimov, dans un programme ouvert sur l’exquise Sorcière du Midi de Dvořák et conclue par le melting-pot qu’est la Symphonie n° 5 de Chostakovitch où le chef a mis en valeur les meilleurs moments tout en assumant avec brio les nombreux moments de trivialité. Concerto pour violoncelle n° 2 de Thierry Escaich taillé sur mesure pour Gautier Capuçon égal à lui-même. Remplaçant au pied levé le chef prévu à l’origine, le tchèque Petr Popelka, l’ouzbek Aziz Shokhakimov a fait des débuts forts convaincants avec l’Orchestre de Paris dans le programme initialement prévu couvrant trois siècles de musique, du XIXe au XXIe siècles, deux compositeurs slaves, Antonin Dvořák et Dimitri Chostakovitch, encadrant un français, Thierry Escaich.

Aziz Shokhakimov. Photo : Capture d'écran (c) Philharmonie de Paris

Tout à la joie de son retour au pays après son séjour de trois ans aux Etats-Unis d’où il rapporte notamment sa Symphonie n° 9 « du Nouveau Monde » et son Quatuor à cordes « Américain », Antonin Dvořák (1841-1904) compose en 1896 quatre poèmes symphonique dans lesquels il célèbre mythologie et légendes de la Bohême inspirés de poèmes de son compatriote Karol Jaromir Erben (1811-1870). Dans la foulée Composant cette partition lyrique dans la foulée de l’impressionnante série de poèmes symphoniques Opus 107 à 110 illustrant des textes d’Erben, Dvořák composera l’opéra Rusalka, évocation de la forêt de Bohême saisissante d’onirisme et de fraîcheur, gorgée d’atmosphères mystérieuses, angoissantes et lugubres, mais aussi bucoliques, tendres et voluptueuses. La Sorcière du Midi est le deuxième volet de la série. Ce poème conte l’histoire d’une mère que les cris de son enfant perturbe au point qu’elle le menace de faire appel à la terrifiante sorcière Polednice, équivalent féminin du père Fouettard, qui épouvante autant l’enfant que la mère qui se bat pour le protéger, au point que les douze coups de midi sonnés, la sorcière disparaît sans être parvenue à enlever l’enfant. Les quinze minutes e l’œuvre se termine dans tout l’éclat d’un orchestre scintillant de lumière. Somptueusement orchestrée, l’on trouve dans cette évocation de la nature des couleurs beethoveniennes (la nature de la Pastorale mais aussi le rythme pointé de trois petites notes renvoyant aux quatre de la Cinquième), et surtout Richard Wagner avec ses leitmotive, ses transitions abruptes, le traitement particulier des cuivres. Le chef ouzbek

Aziz Shokhakimov; Mohamed Hiber, Eich Chijiiwa, Gautier Capuçon, Thierry Escaich, Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Après quelques modifications de plateau, la coqueluche du public Gautier Capuçon donnait la première exécution française du deuxième concerto pour violoncelle de Thierry Escaich (né en 1965) qu’il a créé à Leipzig le 16 mars 2023 avec l’Orchestre du Gewandhaus dirigé par Andris Nelsons qui répond au beau titre évocateur Les Chants de l’aube. La partition compte classiquement trois mouvements, dotés ici de noms évocateurs, Des rayons et des ombres (Andante con moto), Le rivage des chants (Andantino) et Danse de l’aube (Poco adagio - Allegro molto), ce finale donnant son titre à l’œuvre et qui fait écho au double concerto de durée comparable qu’Escaich a écrit pour les frères Capuçon, Miroirs d’ombre créé en 2006 à Liège avec l’Orchestre National de Lille. Chaque mouvement est relié au précédent par une cadence du soliste. A l’instar de plusieurs partitions, l’opéra Claude créé à l’Opéra de Lyon en 2013 étant la plus saillante, Escaich puise ici dans les écrits de Victor Hugo à qui il emprunte son titre, Les Rayons et les Ombres, cycle de poèmes de 1840. L’on retrouve ici pèle mêle des encrages dans l’histoire de l’instrument, du baroque à la première moitié du XXe siècle, influences de Jean-Sébastien Bach à Béla Bartók, tandis que s’intègrent des éléments de musiques africains et de chant grégorien fondus à des échos de jazz dans le morceau central. 

Thierry Escaich (piano), Gautier Capuçon (violoncelle) durant leur bis derrière l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Comme le reconnaissait le compositeur à sa création, ce concerto est d’essence lyrique, l’instrument soliste jouant sur la diversité de ses timbres, utilisant toutes les capacités techniques de jeu, con arco, pizzicati, ponticello et des harmoniques appelant la flûte, ainsi que des contrastes de registres, de l’aigu au grave, tandis que le finale, introduit de façon pacifiée, se conclut sur un enchaînement de rythme de danses intense et vifs. Prenant un plaisir serein à jouer cette œuvre, dialoguant en bonne intelligence avec un orchestre rutilant, Gautier Capuçon a servi avec enthousiasme la partition de Thierry Escaich, avec qui il a joué en bis une transcription pour violoncelle et piano de l’air de Dalila « Mon cœur s’ouvre à ta voix » extrait de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns.

Aziz Shokhakimov, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était entièrement occupée par la Symphonie n° 5 en ré mineur op. 47, la plus populaire du cursus des quinze symphonies de Chostakovitch. Conçue un an après l’affaire de Lady Macbeth du district de Mtsensk dont la production du Bolchoï de Moscou suscita la fureur de Staline, écrite en trois mois en 1937, créée le 21 novembre de la même année à Leningrad par l’Orchestre Philharmonique de la ville sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette œuvre se veut selon son auteur « la réponse du compositeur à de justes critiques ». Il faut dire qu’à l’époque de sa genèse, l’Union soviétique est sous le boisseau de la terreur des purges staliniennes, dont des proches de Chostakovitch seront victimes, comme le metteur en scène Vsevolod Meyerhold persécuté dès 1930, dix ans avant d’être exécuté, la sœur du compositeur déportée en Sibérie, le beau-frère interrogé… Tant et si bien que le compositeur préfère renoncer à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 pour s’atteler sans attendre à la Cinquième, qui répondra au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré le finale qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu par le public lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans outrance, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau parmi les plus triviaux du compositeur russe. Shokhakimov et l’Orchestre de Paris ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points convaincante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, notamment le violon solo invité, Mohamed Hiber.

Bruno Serrou

 

 

lundi 14 octobre 2024

Festival d’Automne, l’Ensemble Intercontemporain a offert un saisissant voyage dans le corps créatif de Clara Iannotta

Paris. Festival d’Automne à Paris. Philharmonie de Paris. Cité de la Musique. Grande Salle. Vendredi 11 octobre 2024 

Clara Iannotta et Nicolo Umberto Foron. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

C’est un concert monographique exemplaire que l’Ensemble Intercontemporain a offert vendredi sous la direction de Nicolo Umberto Foron à la compositrice Clara Iannotta dans le cadre du Festival d’Automne à Paris qui l’avait invitée pour la première fois voilà dix ans et dont elle vient de prendre la succession de Joséphine Markowicz décédée au printemps dernier comme codirectrice à partir de 2025

Clara Iannotta (née en 1983). Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

« Ma musique est une projection de mon corps. » A 41 ans, Clara Iannotta est l’une des figures majeures de la musique contemporaine. Née à Rome en 1983, installée à Berlin, flûtiste de formation avant d’étudier la composition au Conservatoire Giuseppe Verdi de Milan puis au Conservatoire de Paris (CNSMDP) dans la classe de Frédéric Durieux, Clara Iannotta est depuis dix ans régulièrement invitée par le Festival d’Automne, sa prédécesseur l’ayant programmée dès 2014, avant de la réinviter en 2017 et en 2018. Programmée depuis une dizaine d’années par l’Ensemble Intercontemporain, c’est naturellement que les deux institutions lui ont notamment consacré un concert monographique (1), brossant ainsi un portrait en quatre œuvres récentes, deux premières françaises et deux créations mondiales dont une originale. La caractéristique principale du style de la compositrice italienne est l’évolution lente du discours dont le statisme sous-tend un constant mouvement dans le déploiement d’effets sonores d’une richesse, d’une diversité et d’une fluidité saisissante. Deux œuvres se sont imposées, toutes deux suscitées par des expériences intimes déchirantes vécues par leur auteur, Echo from afar (II) en première audition française, et Glass and stone en création mondiale. Les quatre œuvres proposées puisaient leur source dans la création de la poétesse irlandaise Dorothy Molloy (1942-2004) qui lui ont permis un travail introspectif à la fois sur elle-même, sur la maladie et sur sa propre création.

Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Composé en 2022 pour flûte, clarinette en si bémol, percussion, piano, violon, violoncelle et électronique en temps réel, créé à Cologne le 29 novembre 2022, Echo from afar (II) a incontestablement été l’œuvre-phare de la soirée. Elle appartient à un cycle de cinq pièces inspirées d’un même poème de Molloy qui y évoque le cancer dont elle allait mourir. Atteinte à son tour d’un cancer, la compositrice, qui fait siens les vers de la peintre historienne de l’art dont les poèmes ont été publiés à titre posthume, Clara Iannotta relate dans cette œuvre planante l’expérience d’un traitement radiothérapie qui suscitait à chacune des vingt-huit séances la même séquence sonore d’une dizaine de minutes qui se développe sans modifications tangibles tout en traversant une diversité de champs sonores à travers l’espace et le temps.

Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Plus bouleversante encore, car plus intime et funeste, Glass and stone, commande du Festival d’Automne à Paris et de Yarn/Wire. Donnée en création mondiale, cette pièce pour deux percussionnistes, deux pianos et électronique se présente comme un requiem inspiré par le décès de la mère de la compositrice début 2023. Cette partition emprunte son matériau à des bruits de son enfance, comme celui d’un projecteur de diapositives, et surtout à des musiques que la défunte aimait pour les passer à travers le prisme de son propre univers sonore que sa mère « détestait » tandis qu’elle « adorait » sa fille, tous sentiments introduits dans le texte écrits de sa main sur une vidéo projetée sur des panneaux mobiles pendant l’exécution de l’œuvre illustrée de photos de famille au rythme saccadé de la musique tels des battements de cœur.

Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Autre pièce en création au titre déchirant, They left us grief-trees wailing at the wall (Ils nous ont laissé des arbres de chagrin hurlant contre le mur) pour neuf instruments (deux clarinettes, percussion, piano, guitare électrique, violon, alto, violoncelle, contrebasse) et électronique, qui se fonde sur une phrase du poème Death by poisoning (Mort par empoisonnement). L’œuvre se présente comme une étude de rythmes intégrés dans des clusters au sein desquels ils sont transformés avant d’en resurgir.

Clara Iannotta, Sébastien Vichard. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

C’est avec la partition réunissant le plus vaste effectif, qui est aussi la plus ancienne du programme puisque conçue en 2019-2020, que s’est terminé ce concert monographique, A stir among the stars, a making way (Un émoi parmi les étoiles, un chemin tracé). Dans les vingt minutes de cette œuvre donnée en première audition française - elle a été créée à Innsbruck le 20 septembre 2020 par Klangforum Wien - qui s’appuie sur un poème intitulé Mue (Moult) qui évoque un cancer du sein rapproché de la mue du plumage des canards -, l’ensemble de quatorze musiciens (deux flûtes, deux clarinettes en si bémol - la seconde aussi clarinette basse -, basson, cor, trompette, trombone, tuba, deux percussionnistes, harpe, guitare électrique, accordéon et électronique) s’exprime comme deux groupes distincts dans des tempi plus ou moins différents.

Nicolo Umberto Foron, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois & (c) Quentin Chevrier

Cette musique complexe, autant à exécuter qu’à écouter, nécessitant une mise en place millimétrée, autant par son statisme que dans la concordance de ses mouvements d’une infinie diversité et d’une infime précision d’horlogerie, a été remarquablement interprétée par les musiciens virtuoses de l’Ensemble Intercontemporain sous la direction claire, ferme et précise du chef pianiste compositeur germano-italien Nicolo Umberto Foron.

Bruno Serrou

1) Un prochain concert, samedi 16 novembre à 20h00 Auditorium de Radio France mettra l’une de ses œuvres, Strange bird - no longer navigating by a star (Oiseau étrange - ne naviguant plus par une étoile) avec le Concerto n° 2 pour violoncelle de Dimitri Chostakovitch avec Truls Mork en soliste, et la Symphonie n° 9 « La Grande » de Franz Schubert par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Markus Poschner. A voir et à entendre, Eglise Saint-Eustache, l’installation audiovisuelle de Clara Iannotta et Chris Swithinbank jusqu’au 18 octobre de 10h00 à 17h00 (entrée libre)


dimanche 13 octobre 2024

Entretien : Arnold Schönberg par sa fille Nuria Schönberg-Nono

Arnold Schönberg (1874-1951) et sa femme Gertrud née Kolisch (1898-1967) avec leurs enfants (de gauche à droite) Lawrence dit "Larry" (né en 1941), Ronald dit "Ronny" (né en 1937) et Nuria (née en 1932) dans leur jardin de Brentwood à Los Angeles en 1950. Photo : Getty

A l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg à Vienne le 13 septembre 1874, je reprends ici l’entretien que sa fille Nuria (née à Barcelone le 7 mai 1932), veuve du compositeur vénitien Luigi Nono, m’avait accordé en octobre 1995 à l’occasion du cycle que le Festival d’Automne à Paris et le Théâtre du Châtelet consacraient à son père décédé le 13 juillet 1951, entretien partiellement paru dans les colonnes du quotidien La Croix et publié dans son intégralité en 2001 sur le site ResMusica dont j’étais alors rédacteur en chef

Gertrud et Arnold Schönbrg tenant dans leurs bras leur fille Nuria sur un pont du paquebot Ile-de-France durant la traversée de l'Atlantique les emmenant en exil depuis le port de Cherbourg (France) jusqu'à celui de New York (Etats-Unis) fin octobre 1933. Photo : (c) Associated Press

Bruno Serrou : Comment était l’homme Arnold Schönberg ? Dans son quotidien ? Dans ses rapports avec ses enfants ? Dans la vie en société ? Combien de temps travaillait-il par jour ? Travaillait-il dans le silence ? Le matin, le soir ? Avait-il un cahier d’esquisses ?

Nuria Schönberg-Nono : En liminaire, je souhaiterais vous rappeler que je suis née alors qu’Arnold Schönberg était âgé de cinquante-sept ans et que j’en avais dix-neuf lorsqu’il est mort. Pour tout ce qui précède ma naissance, je peux seulement me fier aux histoires que j’ai entendues de ma mère et des amis et sur ce que j’ai lu. Bien sûr, afin de rassembler la biographie documentaire que j’ai publiée en 1992 sous le nom Lebensgeschichte durch Begegnungen (Biographie au travers des rencontres) - titre que Schönberg lui-même avait l’intention d’utiliser pour une autobiographie -, j’ai dû lire tout ce qu’il écrivit et plusieurs centaines de lettres extraites de sa correspondance. Schönberg était une personne tout ce qu’il y a de plus « normale » dans sa vie quotidienne lorsque je l’ai connu. Lui et ma mère, qui avait vingt-quatre ans de moins que lui, trouvaient ridicule et inutile pour un artiste de se comporter différemment de tout autre professionnel. Son œuvre morale était de grande importance. Un être humain doit tout faire dans la mesure de ses moyens. Telle était la règle de mon père, et tel a été ce qu’il attendait des autres. Il fut un père très aimant et quelqu’un de très concerné. Il attendait beaucoup de nous, mais il savait comment jouer avec nous et nous rendre heureux avec des présents qu’il avait lui-même façonnés (par exemple, un feu tricolore pour régler la circulation de nos tricycles et bicyclettes dans notre jardin !). Il prenait lui-même plaisir à se promener avec nous et à se mêler à nos jeux. Lui et maman jouaient au tennis, et lorsque nous avons à notre tour commencé à y jouer, il s’intéressa de très près à nos progrès. Mon frère Ronny devait devenir un excellent joueur et notre père aimait assister à ses tournois et même décomposer les jeux à l’aide de symboles et à enregistrer les points du match, qu’il pouvait ensuite analyser avec Ronny, doubles fautes, coups droits dans le filet, avantages gagnés ou perdus, etc.

Nuria Schönberg-Nono (née en 1932). Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Bruno Serrou : Son environnement : le logement de Los Angeles ? Livres (ses écrivains, philosophes de prédilection), disques (ses rapports avec les musiciens contemporains des autres “écoles” que la sienne, par exemple Milhaud) ? Tableaux ? Ses plus proches amis ?

Nuria Schönberg-Nono - Depuis des années notre domicile de Brentwood était une sorte de « maison ouverte » les dimanches après-midi. Les gens pouvaient venir s’y chauffer dans le jardin au soleil de Californie, y jouer au ping-pong, goûter un café fort, des pâtes autrichiennes et des  sandwichs que ma mère et ma grand-mère Kolisch préparaient. Les invités étaient pour la plupart des réfugiés venus d’Europe, des musiciens et des amis du passé. Il y avait aussi des étudiants et des professeurs de l’université où Schönberg enseignait à l’époque. Enseigner était une part importante de la vie de mon père. Il enseigna toute sa vie, non seulement parce que cela lui était nécessaire de le faire pour des raisons financières, mais aussi parce qu’il aimait vraiment cela. C’était pour lui une véritable mission de transmettre à ses élèves son savoir et son amour pour les grands maîtres, d’analyser minutieusement leurs œuvres. Il surprenait ses étudiants avec sa virtuosité dans l’improvisation des exemples musicaux au tableau noir, il les taquinait avec son humour pincé. Bien sûr, à la maison, il exprimait sa tristesse à propos du manque de préparation des étudiants américains, tant la différence entre ces jeunes gens et les étudiants de sa classe de maître à Berlin ou des compositeurs comme Alban Berg, Anton Webern et Hanns Eisler qui avaient étudié avec lui à Vienne ! De plus, il lui restait peu de temps pour composer. Schönberg enseignait de nombreuses heures par semaine à UCLA, heures auxquelles s’ajoutaient celles de ses cours privés à la maison. Il s’enfermait dans son bureau et travaillait dès qu’il avait une occasion pour le faire. Ses enfants, nous avons appris à respecter son besoin de silence et maman nous empêchait de le déranger quand il travaillait à la maison. Cependant, son esprit était si actif qu’il semblait être constamment en train de travailler sur quelque chose. Il avait un petit carnet qu’il portait constamment sur lui, où qu’il aille, et sur lequel il couchait ses idées. Des idées qui pouvaient être des esquisses pour une œuvre nouvelle, une lettre pour aider l’un de ses anciens élèves, un dessin pour un cintre, une caricature, un autoportrait… Il disposait d’une pièce à côté de son bureau dans laquelle il travaillait sur ses hobbies : reliure, inventions, jouets pour ses enfants, etc.

Bruno Serrou : Comment vivait-il, à Los Angeles ?

Nuria Schönberg-Nono : Lorsqu’il arriva à Los Angeles, il vécut d’abord dans une petite maison en location. Un an plus tard, il s’installa dans une grande demeure pourvue d’un magnifique jardin dans lequel nous vécûmes jusqu’à sa mort en 1951. Dans les quelques années qui ont précédé la guerre, il put acheter cette maison, parce qu’il avait beaucoup d’élèves personnels à Hollywood. Certains d’entre eux « étudiaient » avec lui seulement quelques heures, juste assez pour dire qu’ils avaient « pris des leçons de Schönberg » ! Mais par bonheur la maison était dans un style démodé et le prix relativement modique. Plus tard, quand Schönberg fut mis à la retraite de l’université et reçut une pension de moins de dix dollars par mois, ce fut pour nous une chance immense de posséder notre propre maison. En 1931, Schönberg n’a pu faire suivre tout de suite ses affaires qu’il dut laisser à Paris, où elles avaient été entreposées après qu’il eut quitté précipitamment l’Allemagne nazie. Un riche élève paya douze mois de leçons à l’avance et après quelques semaines les affaires de mon père arrivèrent à Brentwood. Celles-ci comprenaient toute sa fortune : lits et armoires, table de salle à manger et douze chaises, son piano demi-queue Ibach, sa bibliothèque comprenant plusieurs centaines d’ouvrages et de partitions, ainsi que sa correspondance, ses cahiers de notes, ses tableaux, ses manuscrits littéraires et musicaux. Mon mari, Luigi Nono, lorsqu’il visita pour la première fois notre maison de Los Angeles en 1965, fut bouleversé en voyant que le bureau de mon père avait l’aspect d’une « pièce viennoise » au beau milieu de Hollywood, et j’eus le même sentiment lorsque je visitai la maison de Freud à Hampstead. La majeure partie de la bibliothèque familiale avait été amenée d’Europe. S’y étaient ajoutée l’Encyclopedia Britannica et autres dictionnaires, quelques livres sur la musique et un petit nombre de romans américains. Nous avions très peu de disques. Les disques étaient très chers à cette époque, et les enregistrements pas vraiment excellents. Outre ceux de mon père, nous ne possédions que de rares tableaux, en fait des cadeaux des peintres eux-mêmes, un dessin de Kokoschka, une toile de Schindler, le père d’Alma Mahler.

Arnold et Gertrud Schönberg avec leurs enfants, Nuria, Larry et Ronny devant leur maison de Brentwood, Los Angeles en 1941. Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Bruno Serrou : Avait-il des amis à Los Angeles ?

Nuria Schönberg-Nono : Les meilleurs amis de mon père furent probablement ses élèves. La fidélité comptait énormément pour mon père, car toute sa vie, il fut persécuté, à la fois comme juif et comme compositeur. Webern et Berg, Eisler, Rudolf Kolisch son beau-frère qui, avant cela, avait été son élève et le premier violon du fameux quatuor qui jouait la musique moderne comme aucun autre groupe, Erwin Stein et Max Deutsch parmi ses élèves européens et plus tard, à Los Angeles, Leonard Stein, Dika Newlin, Gerald Strang, Leon Kirchner et Adolf Weiss, ce dernier ayant aussi étudié avec lui à Berlin. Des compositeurs comme Ernst Toch, Joseph Achron, Julius Toldi étaient souvent nos invités avec leurs femmes. A San Francisco, il y avait Darius Milhaud, que mon père aimait énormément ; lui et René Leibowitz étaient probablement les seuls compositeurs français avec lesquels il entretint des relations amicales. Otto Klemperer et Fritz Stiedry étaient parmi les musiciens qui étaient proches de mon père, qui les considérait comme des amis, bien qu’ils n’aient pas souvent dirigé sa musique.

Bruno Serrou : Comment parlait-il de ses élèves ? Comment les jugeait-il ? Comment a-t-il réagi à la mort de Webern ? Parlait-il de Berg ? Après ces deux disciples, a-t-il eu d’autres élèves de prédilection ? Ses jugements sur le devenir de la musique ?

Nuria Schönberg-Nono : Schönberg ne nous parlait que de temps à autre de ses élèves européens. Nous avions une chance infime d’entendre l’une quelconque de leur musique. C’est difficile de comprendre aujourd’hui, alors que nous pouvons écouter presque tout sur CD, qu’à cette époque il fallait s’en remettre aux concerts pour entendre la musique moderne et celle qui se situait peu ou prou entre les deux ! Et même le peu que nous pouvions entendre était souvent mal joué, aussi était-il difficile de se faire une idée exacte de la production de ces compositeurs. Mais nous le croyions et d’une façon ou d’une autre savions que cette musique existait, qu’elle était « grande », et nous croyions, avec lui, qu’un jour elle recevrait les acclamations qu’elle méritait. Je me souviens d’un moment particulièrement émouvant lorsque mon père me dit qu’il savait que sa musique pouvait être comprise parce qu’il y avait au moins cinq personnes dans le monde qui la comprenaient vraiment et l’aimaient. Plus tard, après la guerre, je me souviens qu’il reçut une lettre de Luigi Dallapiccola l’informant qu’il y avait beaucoup de jeunes compositeurs italiens qui s’intéressaient à sa musique et qui utilisaient la « méthode de composition avec douze sons ». Il fut profondément touché, et nous a lu la lettre à haute voix. A la fin de la guerre, il avait espéré que sa musique serait propagée en Europe par les Américains. Après tout, depuis qu’il s’était exilé aux Etats-Unis en 1933, il était devenu citoyen américain, avait enseigné dans les universités américaines, avait eu une certaine influence sur la musique américaine (y compris sur la musique de film !). Pourtant, il se vit réserver une mauvaise surprise. Il était encore considéré comme un « outsider », et les compositeurs officiels des Etats-Unis ne le comptèrent pas parmi eux. Il avait de grands espoirs pour Israël. Il avait lui-même toujours rêvé d’un Etat juif, et lorsque le nouvel Etat juif d’Israël devint réalité, il écrivit le chœur Israel exists again et fut très heureux lorsqu’on lui proposa d’être Président d’honneur de l’Académie de Musique d’Israël. Il entreprit aussitôt à mettre au point un projet d’école supérieure de musique fondée sur ses idées quant à la façon d’apprendre la musique. Cependant, une nouvelle déception l’attendait : il n’avait pas à prendre activement par la formation de la jeunesse musicale du nouveau pays, et sa musique ne devait pas y être jouée de longues années durant.

Arnold et Gertrud Schönberg, et leurs enfants, Ronny (à gauche), Nuria et Larry (à droite) et leur chien cocker  Los Angeles en 1948. Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Bruno Serrou : Homme de foi, Schönberg avait-il à l’esprit une « dimension biblique » de sa mission de compositeur ? Comment expliquez-vous le non-achèvement de Moïse et Aron ?

Nuria Schönberg-Nono : Je m’interroge souvent au sujet de relations de Schönberg avec le judaïsme. Il est très difficile pour moi de répondre à cette question. Il ne nous en a jamais parlé. Il était religieux dans le sens de la foi en Dieu et, par-dessus tout, il était un homme de morale. Dans toutes ses entreprises, il se montrait discipliné, tenu par son sens du bien et du mal, du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste. Sa quête de la vérité et de la pureté à travers les justes relations et une logique intelligibilité sont une constante dans sa vie de musicien autant que dans sa vie familiale, sociale et politique. Dans ses Psaumes modernes et dans ses derniers écrits, il a des conversations avec Dieu sur des problèmes planétaires. Je crois que l’on ne peut sous-estimer l’importance du composant « sioniste » dans le texte de Moses und Aron, surtout à la lumière du fait qu’il écrivit Der biblische Weg (une pièce de théâtre « agit prop », comme il la qualifiait lui-même) au moment même où il concevait le texte de Moses und Aron. Dans les premiers jours de 1923, il travaillait sur ce thème. Il se sentait très concerné par la montée du mouvement antisémite en Allemagne et en Autriche, et il désirait prévenir les juifs et les encourager à quitter l’Europe avant qu’il ne fût trop tard.

Bruno Serrou : Pour vous, Moïse et Aaron représente-t-il la synthèse de la pensée musicale, philosophique, religieuse, de votre père ?

Nuria Schönberg-Nono : Pour Moses und Aron, Schönberg se servit de son art et de tout son savoir au plus haut degré afin d’y mettre ses idées. Il fonda l’ensemble de son opéra sur une série unique à partir de laquelle se développe la musique la plus complexe et mouvante. Les solistes et les chœurs, et l’utilisation de l’orchestre sont parmi les plus expressifs et sophistiqués de l’ensemble de son œuvre. Non seulement il écrivit le texte lui-même, mais il décrivit en détail la scénographie. Il mit toute son âme, toute sa technique et sa science dans cet ouvrage, mais c’est ce qu’il faisait dans toutes ses entreprises !…

Recueilli par Bruno Serrou

le 23 octobre 1995

lundi 7 octobre 2024

Théâtre des Champs-Elysées, les Wiener Philharmoniker et Daniele Gatti ont donné à la musique russe du XXe siècle un moelleux de bon aloi

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 5 octobre 2024 

Daniele Gatti, Wiener Philkharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec un programme de musique russe du XXe siècle que les Wiener Philharmoniker, hôtes privilégiés du Théâtre des Champs-Elysées, se sont produits samedi sous la direction de Daniele Gatti, directeur musical de la Staatskapelle de Dresde depuis septembre

Daniele Gatti, Wiener Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Les deux œuvres russes programmées étaient néanmoins fort éloignées l’une de l’autre, malgré leur relative proximité dans le temps puisque écrites à un quart de siècle de distance. La première raffinée et rythmiquement enlevée dans l’esprit chorégraphique, composée en 1927-1928 représentative de la période néoclassique du Russe exilé Igor Stravinski (1882-1971), l’autre plus brute de fonderie, écrit à la gloire d’un régime dictatorial qui avait conduit l’aîné à l’exil, son auteur étant le plus célèbre des compositeurs de l’ère soviétique qui eût néanmoins maille à partir avec lui toute sa vie durant, Dimitri Chostakovitch (1908-1975).

Daniele Gatti, Wiener Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Ecrit pour orchestre à cordes (huit premiers et huit seconds violons, six altos, huit violoncelles et quatre contrebasses), le ballet Apollon Musagète d’Igor Stravinski s’est avéré un choix judicieux, tant il a permis au public de jouir des sonorités d’une ductilité suprême des pupitres d’archets, avec pour konzermeister la brillante violoniste bulgare Albena Danailova, première femme à ce poste au sein d’une phalange qui n’intégra la gente féminine qu’à partir de 1998. Commande de la Fondation Coolidge pour le Festival de musique contemporaine de la Library of Congress de Washington DC, composé à Nice et en Savoie, ce ballet d’une demie heure en trois parties (Prologue, Naissance d’Apollon, Apollon et les Muses) a été créé le 27 avril 1968 par les Ballets Russes dans une chorégraphie de George Balanchine avec en soliste Serge Lifar et un ensemble instrumental dirigé par Hans Kindler. « J’écartai tout d’abord l’orchestre courant à cause de l’hétérogénéité de sa composition, écrira Stravinski. J’écartai aussi les ensembles d’harmonie dont les effets sonores ont été vraiment trop exploités ces derniers temps, et je m’arrêtais aux archets. » Gatti en a donné une lecture élégante, presque suave s’il n’y avait eu une rythmique souple et vivante suggérant habilement la danse classique, suggérant la présence de muses en tutu s’exprimant avec souplesse au sein du nouveau décor de concerts d’orchestre du Théâtre des Champs-Elysées utilisé depuis le mois dernier.

Daniele Gatti, Albena Danailova, Wiener Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur la Symphonie n° 10 en mi mineur op. 93 de Dimitri Chostakovitch que se concluait ce concert. Commencée peu après la mort de Serge Prokofiev et de Joseph Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de ce dernier, alors qu’il avait déclaré lors de la création qu’il avait voulu y exprimer les sentiments et passions humains), achevée en octobre de la même année, créée à Leningrad le 17 décembre 1953 sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette Dixième Symphonie s’ouvre sur un ample Moderato sombre et pessimiste qui lui instille un ton d’accablement. Les thèmes longuement étirés et la tension croissante qui perdure jusqu’au point culminant final ramènent au climat de la Huitième Symphonie composée dix ans plus tôt mais en plus élémentaire. Daniele Gatti, qui a disposé la phalange à l’autrichienne (premiers et seconds violons se faisant face et encadrant violoncelles et altos), a abordé  ce mouvement dramatique avec ductilité, gommant avec a propos aspérités et grincements pour exalter opportunément les chaudes sonorités de l’orchestre viennois. Ainsi, le chef italien attise des couleurs brûlantes et épanouies, ce qui permet de gouter l’onirisme volubile des solos de clarinette puis de flûte, enfin des deux piccolos, enfin des cuivres, rutilants. Il affine ainsi le côté musique de propagande, s’attardant pour les magnifier sur les moments où le compositeur laisse couler son souffle épique. Les Wiener Philharmoniker répondent avec malléabilité aux sollicitations de leur chef invité qui tend à donner à cette messe de gloire à la révolution soviétique un tour quasi brucknérien.

Bruno Serrou

vendredi 4 octobre 2024

CD : Inestimable intégrale Gabriel Fauré Erato-Warner pour le centenaire de la mort du compositeur à découvrir impérativement

Compositeur parmi les plus représentatifs et influents de la musique française du tournant des dix-neuvième et vingtième siècles, autant par le cachet de son écriture qui lui permet d’être immédiatement identifiable, que par ses coloris et ses atmosphères, son style clair, raffiné et épuré, que par son enseignement, Gabriel Fauré est de ces musiciens auxquels l’année 1924 se sera avérée fatale, aux côtés de ses confrères Théodore Dubois, Ferruccio Busoni et Giacomo Puccini. Célébré de son vivant, malgré sa surdité survenue au début des années 1900, il aura été l’un des artistes les plus en vue de sa génération, invité par les institutions et les sociétés culturelles françaises et internationales les plus huppées de son temps et au point d’avoir droit à des funérailles nationales, événement unique pour un compositeur français.

La cantatrice Claire Croiza (1882-1946), qui créera son cycle de huit mélodies Le Jardin clos op. 106 de 1914, a décrit ainsi la rigueur légendaire de l’interprète Gabriel Fauré, même atteint de surdité : « Fauré était un vivant métronome. C’était d’autant plus frappant à la fin de sa vie, quand il était devenu sourd. Avant, il était galant homme, il aimait les jolies femmes, il faisait quelques concessions. Mais à la fin de sa vie, quand il n’entendait plus, il allait son chemin, impeccablement, sans se douter que la chanteuse avait quelques fois deux ou trois mesures d’écart avec lui, parce qu’elle ralentissait tandis que lui restait fidèle au mouvement. »

Pour le centenaire de sa mort, le label Erato-Warner Classics a réuni en un inestimable coffret de vingt-six CD la totalité de ses œuvres enregistrées par ses labels mondiaux, VSM, Columbia, EMI, Virgin, Erato, interprétée par les musiciens internationaux les plus réputés dans le répertoire français, particulièrement les spécialistes de l’univers fauréen les plus éminents d’une création  couvrant tous les répertoires, du solo instrumental à l’opéra, en passant par la musique de chambre, la mélodie et la musique d’orchestre, avec les pianistes Pierre Barbizet, Jean-Philippe Collard, Eric Heidsieck, Jean Hubeau, Geneviève Joy, Jean-Claude Pennetier, Bruno Rigutto, la harpiste Marielle Nordmann, les violonistes Christian Ferras, Augustin Dumay, les violoncellistes Frédéric Lodéon, Paul Tortelier, le flûtiste Jean-Pierre Rampal, les sopranos Colette Alliot-Lugaz, Elly Ameling, Christine Barbeaux, Michèle Command, Régine Crespin, Natalie Dessay, Sabine Devieilhe, Véronique Gens, Victoria de Los Angeles, Janine Micheau, Berthe Monmart, Jessye Norman, les mezzo-sopranos Janet Baker, Frederica von Stade, Jocelyne Taillon, les ténors Ian Bostridge, Jean Dupouy, Nicolaï Gedda, Alain Vanzo, les barytons Thomas Allen, Dietrich Fischer-Dieskau, Philippe Huttenlocher, Philippe Le Roux, Camille Maurane, Gérard Souzay, la basse José van Dam, le Quatuor Parrenin, les chefs John Alldis, Daniel Barenboïm, Thomas Beecham, Michel Corboz, Charles Dutoit, Louis de Froment, Paavo Järvi, Michel Plasson, Bernard Têtu, les Orchestres Bournemouth Sinfionetta, de Paris, du Capitole de Toulouse, National de la RTF, Philharmonique de Monte-Carlo, Symphoniques de Bâle et de Berne, Musique Oblique, et incluant quatre CD consacrés à des enregistrements historiques réalisés entre 1913 et 1957 par le compositeur lui-même ainsi que par des artistes qui lui étaient proches, comme Claire Croiza évoquée plus haut, Pierre Bernac, Charles Panzéra, Maggie Teyte, Georges Thill, Ninon Vallin, Jacques Thibaud, Maurice Maréchal, Pierre Fournier, André Navarra, Annie d’Arco, Alfred Cortot, Marguerite Long, Gerald Moore, Francis Poulenc, Maurice Duruflé, le Trio Pasquier, le Quatuor Krettly, Nadia Boulanger, Piero Coppola…

Né à Pamiers dans les Pyrénées ariégeoises le 12 mai 1845, mort à Paris le 4 novembre 1924, pianiste, organiste, compositeur, pédagogue, directeur d’institution, Gabriel Fauré a été l’élève de Camille Saint-Saëns et de Gustave Lefèvre à l’Ecole Niedermeyer de Paris. Il a commencé sa carrière en 1865 comme organiste de l’église Saint-Sauveur de Rennes, avant de tenir pendant trois ans, après la Commune de Paris, l’orgue de chœur de l’église Saint-Sulpice à Paris, et de remplacer Saint-Saëns comme maître de chapelle de l’église de la Madeleine dont il sera également titulaire des grandes orgues, d’abord aux côtés de Théodore Dubois en 1877, puis seul à partir de 1896. Cette même année 1896, il succède à Jules Massenet comme professeur de composition au Conservatoire de Paris, où il aura comme élèves Louis Auber, Nadia Boulanger, Georges Enescu, Charles Koechlin, Maurice Ravel, Jean Roger-Ducasse, Florent Schmitt, Emile Vuillermoz entre autres, avant de succéder à Théodore Dubois en 1905 comme directeur, réformant l’enseignement et l’organisation de l’institution de fond en comble. De 1903, année où la surdité l’atteint, à 1921, il est critique musical du quotidien Le Figaro, bien qu’il n’entende que les registres graves… En 1909, il est élu à l’Institut de France grâce au soutien de la comtesse Greffulhe, qui prit fait et cause pour le colonel Dreuyfus, dont il a fait la connaissance treize ans plus tôt et qui l’associe à la création de la Société des grandes auditions musicales en 1890, fait jouer ses œuvres et l’invite régulièrement en villégiature à Dieppe et l’initie à la musique de Richard Wagner, ce qui le conduira à lui dédier sa Pavane, « véritable portrait musical » de « Madame ma Fée ». En 1892, il devient inspecteur des conservatoires de musique en province, et se lie avec la future épouse de Claude Debussy, Emma Bardac pour la fille de qui il compose la suite pour piano à quatre mains Dolly op. 56 avant de dédier à sa mère le cycle La Bonne Chanson op. 61 sur neuf poèmes de Paul Verlaine. En 1920, à 75 ans, il prend sa retraite du Conservatoire, mais continue à soutenir les jeunes compositeurs, s’intéressant plus particulièrement aux membres du Groupe des Six (Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Taileferre). Sa mort des suites d’une pneumonie suscite des funérailles nationales en son église de la Madeleine, tandis que son corbillard l’emmène à travers les rues de Paris jusqu’au cimetière de Passy où il est inhumé.

Comme le rappelle ce coffret quasi exhaustif, Gabriel Fauré est loin d’être l’auteur du seul Requiem, arbre qui cache une forêt foisonnante tant elle est célèbre, programmée par toutes les associations de concerts possibles et imaginables, amateurs et professionnelles confondues. Musique vocale, musique de chambre, musique d’orchestre, œuvres lyriques sont emplies de pages capitales, bien au-delà des partitions emblématiques que sont aussi la Pavane pour orchestre et chœur ad libitum, la Sicilienne op.78 pour orchestre et pour violoncelle et piano, la Berceuse op. 16 pour violon et piano ou la mélodie Après un rêve. Dans le présent coffret, les œuvres sont classées et réunies par genres, avec quatre CD de pièces pour piano regroupant la Sonate, deux Mazurkas, les Romances sans paroles, Pièces brèves, Impromptus, la Ballade op. 19, les treize Nocturnes, treize Barcarolles, le Thème et Variations en ut dièse mineur, les quatre Valses-caprices et les neuf Préludes op. 103, cinq CD de musique de chambre avec les deux Sonates pour violon et piano et l’Andante en si bémol majeur, deux Sonates pour violoncelle et piano ainsi que Papillon en la majeur et la Romance en la majeur, le Quatuor à cordes, deux Quatuors avec piano, deux Quintette avec piano, le Trio pour piano, violon et violoncelle et autres pages pour diverses formations (deux violoncelles, flûte et piano, violon et piano, violoncelle et piano, flûte et harpe, harpe, piano à quatre mains dont la fantaisie Souvenir de Bayreuth et Dolly), deux volumes de partitions pour orchestre, cinq concertantes (Berceuse pour violon et orchestre, Ballade pour piano et orchestre, Elégie pour violoncelle et orchestre, Fantaisies pour flûte et orchestre et pour piano et orchestre), et cinq pour orchestre (Shylock, Dolly, la musique de scène Pelléas et Mélisande, Masques et Bergamasques et Chant funèbre pour fanfare militaire), quatre disques consacrés aux cent vingt deux mélodies pour voix et piano constituant trente-huit numéros d’opus dont deux versions de La Bonne Chanson (pour baryton et piano et pour ténor, piano et quintette à cordes), L’Horizon chimérique, Le Jardin clos, La Chanson d’Eve, Poème d’un jour et Hymne à Apollon, trois volumes de musique religieuse et chorale sacrée et profane avec trois versions du Cantique de Jean Racine, deux versions du Requiem et de la Pavane, la Messe basse, Messe de l’Association des pêcheurs de Villerville, six Motets, Sancta Mater, deux Ave Maria, deux Tantum ergo et diverses pièces sacrées, ainsi que les pages profanes que sont Les Djinns, Le Ruisseau, Caligula, La Naissance de Vénus, enfin l’œuvre lyrique en trois CD, avec la tragédie lyrique en trois actes Prométhée composée en 1900, et surtout l’absolu chef-d’œuvre qu’est le poème lyrique en trois actes Pénélope, aussi rare à la scène qu’au disque, proposé ici dans une somptueuse interprétation.

Dans Pénélope, ode à la fidélité et à l’intrépidité, se trouve en effet le meilleur de l’auteur du Requiem. Au point qu’il a donné naissance à l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra français du XXe siècle. C’est pourquoi l’on ne peut que s’étonner qu’il soit si rarement à l’affiche. Créés à Monte-Carlo le 4 mars 1913, repris avec grand succès à Paris le 24 avril suivant lors des festivités de l’inauguration du Théâtre des Champs-Elysées, les trois actes de Pénélope exhalent une atmosphère profondément humaine, pudique, réservée, mais aussi dramatique et sensuelle. L'orchestre, auquel revient le matériau thématique, est souvent opalescent et permet à la voix de s’épanouir librement, mais il peut aussi se laisser porter par l’héroïsme du sujet, sans pour autant couvrir les voix. Le magnifique rôle de Pénélope est tout de vertu, de dignité, de l’attente obstinée dans la solitude, de la sobre grandeur a été l’apanage de Germaine Lubin, qui incarna les plus grandes Isolde et Brünnhilde que la France ait connues. Pourtant, cet ouvrage est rarement représenté, du moins en France, et il n’en existe que deux enregistrements. L’œuvre est pourtant d’une accessibilité immédiate, et l’on oublie les vers plutôt emphatiques et datés de René Fauchois - l’auteur de Boudu sauvé des eaux -, volontiers admis avec le recul du temps par le librettiste et le compositeur : quantité d’opéras sont écrits sur des textes plus faibles encore et n’en connaissent pas moins de constants succès. Quant à la partition, il est trop souvent affirmé que l’orchestration n’est pas de Fauré. En vérité, moins du cinquième de celle-ci est dû à une main étrangère, celle d’un certain Fernand Pécoud à qui le compositeur ne confia que les passages à orchestre réduit. Ce « poème lyrique », suggéré à Fauré par la cantatrice Lucienne Bréval, qui allait créer le rôle-titre, inspira au compositeur épris d'Antiquité grecque une musique aussi généreuse et envoûtante qu’originale. Dans Pénélope, Fauré emprunte au leitmotiv wagnérien qu’il adapte et simplifie et ouvre des voies nouvelles dans le traitement de la voix, mêlant récitatif, arioso accompagné et mélodie lyrique. Ici, Jessye Norman au zénith de sa carrière est la plus magnifique des Pénélope qui se puisse écouter, entourée d’une équipe de chanteurs francophones de tout premier plan qui ont fait les grands soirs de l’Opéra de Paris des années Rolf Liebermann (1973-1980), merveilleuses Jocelyne Taillon, Colette Alliot-Lugaz, Christine Barbeau et Michèle Command, extraordinaires Alain Vanzo, Philippe Huttenlocher, Jean Dupouy, José van Dam, remarquable, et François Le Roux, l’Ensemble Vocal Jean Laforge et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, le tout dirigé par le chef suisse Charles Dutoit plus lyrique que théâtral, confortant ainsi l’esprit de l’œuvre.  

Pour conclure ce passionnant coffret, Warner Classics a réalisé cinq CD d’enregistrements historiques, un pour le piano, deux pour la musique de chambre, un pour la mélodie, le cinquième pour deux versions du Requiem. L’on y retrouve le compositeur au piano, ainsi que Marguerite Long, la plus représentée, et Samson François, la harpiste Lily Laskine, Jacques Thibaud et Alfred Cortot, Maurice Maréchal et Maurice Faure, Pierre Fournier et Tasso Janopoulo, André Navarra et Annie d’Arco, le Quatuor Krettly, le Trio Pasquier, l’altiste Maurice Vieux, les chanteurs Charles Panzéra, Jane Bathori, Ninon Vallin, Claire Croiza, Pierre Bernac accompagné par Francis Poulenc, George Thill, Maggie Teyte dialoguant avec le pianiste Gerald Moore…

Ont été exclus de cette intégrale, les œuvres « de prime jeunesse et académiques », des morceaux de concours et des transcriptions « dont l’apport est négligeable en regard de l’œuvre originale », selon l’éditeur, qui a également exclu les pages que le compositeur a lui-même écartées de son catalogue, le Concerto pour violon et orchestre op. 14 de 1878-1879, et Le Voile du Bonheur op. 88 de 1901.

Bruno Serrou

26 CD « Gabriel Fauré The Complete Works ». Erato/Warner Classics 5 054197 9790. Durée : plus de 32 heures. Enregistré entre 1913 et 2016. ADD/DDD

 

 

jeudi 3 octobre 2024

L’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä dans une Symphonie n° 9 de Mahler impressionnante de virtuosité mais spirituellement perfectible

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 2 octobre 2024 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Magistrale leçon d’orchestre mercredi soir à la Philharmonie de Paris de la part de l’Orchestre de Paris et de son directeur musical Klaus Mäkelä dans la Neuvième Symphonie en ré majeur de Gustav Mahler, virtuose, sonnant admirablement, d’une luminosité chatoyante, mais d’une fraîcheur excessive car il y manque encore douleur, profondeur désespérée, introspection, notion d’Eternité 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Profondément marqué par la déchirante Neuvième de Mahler donnée Salle Pleyel voilà quatorze ans le 20 octobre 2010 par Claudio Abbado et « son » Orchestre du Festival de Lucerne, un Abbado rayonnant, toujours svelte et le geste élégant, écrivais-je à l’époque, mais qui se montre trop retenu dans le Rondo-Burlesque, sans doute pour mieux préparer l’hallucinant tourbillon de désespoir qui clôt le morceau. Le chef italien avait offert un Adagio final déchirant se concluant sur un Adagissimo faisant entrer de plein pied dans la douleur éternelle. Tandis que le dernier accord des cordes s’éteignait doucement dans un halo de lumière céleste, Abbado suspendit le temps en maintenant ses bras levés près de trois minutes durant, jusqu'à ce qu'un imbécile crie « basta ! » aussitôt couvert par un tonnerre d'applaudissements de dix minutes en standing ovation, tandis que les familiers de Pleyel étaient encore sous le choc de ce qu'ils venaient d'écouter, marqués à jamais.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

D’élégance et d’engagement, Klaus Mäkelä n’en  manque en aucun cas. Et cela s’entend et se voit, tant il s’engage le corps entier dans l’interprétation de cet impressionnant chef-d’œuvre. Gestique large, souple et claire, physiquement engagé, plongeant le buste dans l’orchestre, chantant avec lui, le jeune chef finlandais et son Orchestre de Paris sont dans la fusion totale, la phalange parisienne sonnant brillamment, sans le moindre écart, exaltant des sonorités scintillantes, colorées, charnelles, jusque dans les moments les plus délicats rythmiquement et techniquement, tous les pupitres rivalisant de virtuosité et d’expressivité, jouant d’un large nuancier où aucune défaillance ne point.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette interprétation remarquable suscite l’enthousiasme tant la qualité de la prestation de Klaus Mäkelä et les musiciens de l’Orchestre de Paris est convaincante. Mais aussi somptueuse soit-elle, cette conception à laquelle je ne reproche rien de bien rédhibitoire dans ce que ses interprètes en ont "dit" hier soir, si ce n’est quelques passages à vide et des défaillances dans l’unité dues notamment à des ruptures trop brutales particulièrement dans l’Andante comodo initial d’où n’émane guère de lignes de force, de déchirures abyssales. Après un Rondo-Burlesque trop retenu dans sa première partie, l’Orchestre de Paris sous l’impulsion de son directeur musical s’est illustré dans l’inexorable progression de sa dynamique explosant dans l’euphorie fébrile, le bruit et la fureur d’un crescendo assourdissant de l’orchestre entier. Plus encore que dans les deux mouvements initiaux, l’Adagio final a conduit à relever le manque de maturité indispensable pour pénétrer les arcanes spirituelles et de cette œuvre-testament certes virtuose mais surtout profonde, douloureuse, parfois au seuil d’une folie due au désespoir, avec cette notion d’Eternité qui, pour ceux qui ont eu la chance d’y assister, rend l’interprétation de Claudio Abbado à la tête de son Orchestre du Festival de Lucerne en 2010 si précieuse, sans remonter à Rafael Kubelik ou à Georg Solti avec l’Orchestre de Paris dans les années 1970. Mais il est certain que pour Mäkelä, qui dirige cette Neuvième pour la deuxième fois à la tête de l’Orchestre de Paris en quatre ans (1), ce n'est qu'une question de maturation chez ce jeune chef de moins de 30 ans qui va avoir maintes occasions de se plonger dans l'univers mahlérien, puisqu'il est le directeur musical désigné de l'orchestre le plus mahlérien du monde, celui du Het Concertgebouw d’Amsterdam.  

Bruno Serrou

1) Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris ont donné ensemble la Symphonie n° 9 de Mahler à huis-clos à la Philharmonie de Paris le 9 décembre 2020 pour une diffusion sur le site Internet de la Philharmonie de Paris durant la pandémie de la Covid-19 en remplacement de la Symphonie « Résurrection », qui nécessitait la participation de deux cantatrices solistes et d’un chœur