vendredi 24 novembre 2023

Festival Ligeti 1 : François-Xavier Roth et l’Orchestre National de France célèbrent dignement le centenaire de György Ligeti, le plus universel et inventif des compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Jeudi 23 novembre 2023 

François-Xavier Roth. Photo : DR

Félicitons et remercions dès l’abord François-Xavier Roth et l’Orchestre National de France pour avoir programmé un mini-festival en quatre concerts consacré à l’immense et universelle figure qu’est le Hongrois György Ligeti (1923-2006), seul compositeur dont la création est apte à toucher tous les publics à la fois, et qui aimait la France dont il parlait la langue à la perfection et se plaisait à côtoyer confrères et institutions français, à commencer par Pierre Boulez, son cadet de deux ans, l’IRCAM et l’Ensemble Intercontemporain. Pour ce premier concert, c’est la Hongrie entière qui était convoquée, Ligeti étant mis en regard de ses aînés Franz Liszt et Béla Bartók. (voir l'entretien que György Ligeti m'avait accordé en 1996 https://brunoserrou.blogspot.com/2013/12/gyorgy-ligeti-1923-2006-propos-sur-ses.html)

György Ligeti (1923-2006). Photo : (c) Schott Verlag

C’est avec deux œuvres pour orchestre phares de György Ligeti que François-Xavier Roth et l’Orchestre National de France ont ouvert jeudi 23 novembre le Festival Ligeti, Atmosphères et Lontano, que le chef et l’orchestre ont judicieusement enchaînés. Deux œuvres à la consistance et au flux d’une liquidité continue qui donnent à l’auditeur l’impression d’être plongé dans un véritable cocon. Dans Atmosphères, l’écriture polyphonique d’une densité extraordinaire, au sens le plus fort du terme, et utilisant plus ou moins la forme canon, chacun des quatre vingt neuf instruments sans percussion possédant sa propre ligne que le compositeur désigne par le terme micropolyphonie déjà utilisé et exploité dans son œuvre orchestrale précédente, Apparitions, remarquant plus tard que la formulation la plus appropriée serait plutôt « polyphonie saturée ». Créée le 22 octobre 1961 au Festival de Donaueschingen par l’Orchestre Symphonique de la SWR Baden-Baden dirigé par Hans Rosbaud, cette partition marque une mutation profonde du sérialisme et du post-sérialisme de l’Ecole de Darmstadt, abolissant les césures au profit d’un flux continu sans début ni fin, réussissant la gageure d’un sentiment de statisme tandis qu’en vérité tout change continuellement. Pour cette œuvre, qui sera intégrée plus tard par Stanley Kubrick à la bande son de son film 2001: A Space Odyssey sans en demander l’autorisation à son auteur, Ligeti compose à partir de couleurs sonores pures qui renvoient à la troisième des Cinq Pièces pour orchestre - Farben (Couleurs) - qu’Arnold Schönberg composa en 1909, avec de brefs motifs émis non pas par un même instrument dans différentes hauteurs mais par une succession sur une même hauteur de différents instruments. Partant d’un cluster (grappe de sons) qu’il sculpte de diverses façons, Ligeti obtient une musique statique du grand orchestre utilisé tel un ensemble de chambre métamorphosée en permanence par l’utilisation de petits groupes d’instrumentistes et la suppression d’un autre, Ligeti adoptant le parti de ne faire jouer que quelques pupitres à la fois, la masse orchestrale servant non pas à épaissir le matériau sonore mais au contraire à en varier l’apparence, fragile et ténue. Ainsi, l’auditeur se perd-il dans un véritable réseau de textures et de tonalités suscitant une sorte d’immobilité acoustique, un son immobile proche de la respiration. Ligeti précise qu’Atmosphères possède une structure polyphonique organisée selon ses propres règles, « qui ne peut pas être entendue par l’auditeur, mais reste cachée ’’sous l’eau’’ ». Atmosphères illustre une part de la pensée créatrice de Ligeti qui consiste à suspendre l’harmonie au profit de son soutenus. L’œuvre, qui se présente comme une étude sur la perméabilité des structures musicales que Ligeti avait précédemment évoquée dans son essai Métamorphoses de la Forme Musicale en s’appuyant sur la musique de Palestrina qui aurait selon lui « peut-être le plus faible degré de perméabilité, sa gestion des consonances et des dissonances étant la plus sensible définie de tous les styles historiques », s’ouvre sur un groupe en total chromatisme couvrant plus de cinq octaves, délicatement tenu par cordes et bois d’où se détachent divers groupes d’instruments suivis de divers « brins de tissu sonores » réintégrant la composition avec des changements de timbres et de durées qui font avancer la pièce.

François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

François-Xavier Roth a enchaîné sans pause autre qu’un tourné de pages Atmosphères à Lontano, œuvre de six ans postérieure, les deux partitions semblant s’inscrire dans la continuité l’une de l’autre, d’autant qu’elles procèdent l’une comme l’autre des mêmes concepts de micropolyphonie et de canon. Les onze minutes de Lontano s’appuient en quasi permanence sur la forme canon, procédé qui restait occasionnel dans les neuf minutes d’Atmosphères. Ligeti avait étudié cette technique dans des œuvres de la Renaissance et du Baroque, en particulier chez Johannes Ockeghem (v.1420-1497) et Johann Sebastian Bach (1685-1750), tout en reconnaissant l’influence de la musique électronique « dans le fait de pouvoir copier une même succession de sons enregistrés sur bande d’après différentes vitesses ou distances ». Créé le 22 octobre 1967 durant le Festival de Donaueschingen par l’Orchestre Symphonique de la SWR Baden-Baden sous la direction d’Ernest Bour, Lontano reprend la même succession élaborée pour sa pièce pour seize voix mixte a capella Lux Aeterna composée moins d’un an plus tôt. Tandis qu’Atmosphères s’ouvrait sur un conglomérat harmonique complexe, Lontano commence sur un unisson progressivement brouillé par l’entrée successives de nouveaux instruments jouant le même enchaînement de hauteurs mais décalés dans le temps et avec des rythmes distincts. « J’ai utilisé le canon afin d’établir une unité entre le successif et le simultané, expliquait le compositeur. Je pense toujours en voix, en couches, et je construis mes espaces sonores comme des textures, comme les fils d’une toile d’araignée, la toile étant la totalité et le fil l’élément de base. Le canon offre la possibilité de composer une toile de fils mélodiques selon des règles assez définies. » Dans cette œuvre, plusieurs instruments jouent parfois la même note, soit à l’unisson comme au début de la pièce, soit dans différents registres, le renforcement des hauteurs visant à obtenir de l’orchestre un son proche de celui d’un orgue tout en produisant une sensation de grande transparence des textures, dissimulées par l’introduction de sons parasites toujours plus nombreux, avant d’emprunter un cheminement inverse, des sons sortant progressivement de cette masse brumeuse comme émergeant de nuages lointains, ce qui donne à l’œuvre une illusion d’espace.

François-Xavier Roth, François Dumont, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

De ces deux œuvres enchaînées, sous la direction attentive, précise et maîtrisée de François-Xavier Roth - dernier directeur musical de l’orchestre créateur de ces partitions, le Symphonique de la SWR Baden-Baden, avant sa fusion avec celui de Stuttgart, et actuel Directeur Général de la Musique de la Ville de Cologne, donc de l’Orchestre du Gürzenich -, l’Orchestre National de France a donné de ces deux pièces extraordinaires d’une difficulté d’exécution extrême, une interprétation saisissante de précision, de fluidité, de transparence, avec des intonations judicieuses au service des intentions du compositeur, d’une précision technique, d’intonation, de pulsation métronomique, de nuances, l’orchestre grondant avec une profondeur de champ et de textures confondante, de l’extrême aigu au graves abyssaux. Magistral et impressionnant.

Franz Liszt (1811-1886). Photo : (c) Nadar

Pour clore cette première partie de concert, François Dumont était invité comme soliste dans la diabolique Totentanz (Danse des morts) que Franz Liszt (1811-1886) composa entre 1838 et 1849. Dix ans de genèse pour une œuvre de moins d’un quart d’heure, voilà qui en dit long sur les exigences du compositeur virtuose, qui, de plus, la retravailla une décennie plus tard, et il fallut attendre le 15 mars 1865 à La Haye, pour qu’elle soit jugée digne par son  auteur d’être présentée au public, jouée par son beau-père, Hans von Bülow. Dans cette œuvre démoniaque, d’une virtuosité folle mue par le motif conducteur qu’est la séquence médiévale Dies Irae (motif beaucoup entendu en cette année du cent-cinquantenaire de Serge Rachmaninov, qui l’a très souvent utilisé), François Dumont a imposé un chant profond et d’une impressionnante mobilité exprimé avec une simplicité et une habileté radieuse, donnant toute la place à la musique, ses doigts courant sur le clavier avec une dextérité et une vélocité aérienne tirant du clavier des sonorités amples et effervescentes. L’orchestre s’est avéré partenaire véritable, ajoutant ses couleurs vives et moelleuses et couvrant en aucun cas le soliste, qui a offert en bis une Consolation de Liszt à même d’apaiser le public après trois œuvres plus ou moins gouvernées par la camarde…

François-Xavier Roth, Orchestre National de France. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert s’est ouverte sur le Ricercare pour orgue seul que György Ligeti composa en 1953 et qui appartient à l’ensemble de onze pièces pour clavier composées entre 1951 et 1953 réunies sous le titre Musica ricercata. Dernière des pièces de ce recueil, le Ricercare per organo se fonde sur un thème de Girolamo Frescobaldi (1583-1643), d’où le titre Omaggio a Girolamo Frescobaldi de cette page de quatre minutes. Thème que le compositeur hongrois a tiré du Ricercare cromatico post il Credo de la Messe des Apôtres du compositeur italien qu’il élargit jusqu’à le transformer en une formule générique contenant les douze sons du total chromatique qu’il présente dès l’abord douze fois alternativement aux divers claviers et au pédalier de l’instrument, chaque apparition des sujets se faisant à la quinte de celle qui la précède, à l’instar d’une fugue dont le contre-sujet est une gamme chromatique descendante qui suit immédiatement l’exposition du sujet. Sur le clavier installé côté cour du plateau, Lucile Dollat a fait sonner l’orgue de Radio France avec une variété de coloris qui a conduit l’œuvre fort loin de ce qu’en disait son auteur, qui la qualifiait d’une monotonie digne d’un Sixtus Beckmesser, personnage sinistrement intégriste des Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner…

Béla Bartók (1881-1945). Photo : (c) Zoltan Kodaly

L’organiste a ensuite été intégrée à l’orchestre, toujours installée à cour, au côté du piano, pour le Mandarin merveilleux de Béla Bartók (1881-1945). Prodigieuse œuvre d’orchestre du maître hongrois, troisième volet de sa trilogie scénique en un acte, après l’opéra Le Château de Barbe-Bleue (1911) et le ballet-pantomime Le Prince de Bois (1914-1916). Ce second ballet-pantomime de Bartók a été composé entre 1918 et 1924 sur un livret de Menyhért Lengyel (1880-1974), qui sera l’un des collaborateurs d’Ernst Lubitsch aux Etats-Unis sous le nom de Melchior Lengyel, d’après un conte chinois, Le Mandarin merveilleux suscita un vif scandale lors de sa création à l’Opéra de Cologne (dont François-Xavier Roth est aujourd’hui le directeur musical) le 27 novembre 1926, en raison de sa forte connotation érotique. Au point que les représentations durent être suspendues, avant que le gouvernement hongrois en interdise à son tour toute exécution sur son territoire. Tant et si bien que Bartók décida rapidement d’en tirer une suite pour orchestre qui, créée le 15 octobre 1928, s’achève de façon abrupte avant la mort du mandarin, puis d’en réaliser un arrangement pour deux pianos. L’intrigue, qui se déroule devant une maison close des bas-quartiers d’une ville chinoise chaotique, tourne autour de sept personnages, une prostituée, musicalement incarnée par la clarinette solo, trois truands-souteneurs matérialisés par un quatre premiers pupitres des cordes, deux clients désargentés, et un riche mandarin personnifié par les cuivres, plus particulièrement les trombones. Pigeon idéal, le mandarin se laisse séduire par la prostituée qui se lance dans une danse lascive, tandis que les truands essaient de l’assassiner à trois reprises, ne parvenant qu’à le blesser. Prise de compassion, la prostituée chasse ses comparses et s’abandonne dans les bras du mandarin qui, son désir assouvi, succombe enfin à ses blessures. Peu d’exécutions intégrales du Mandarin merveilleux sont données au concert (et que dire de l’absence persistante de toute représentation scénique du ballet sur la scène française ?) sont programmées en France - peut-être en raison de la présence d’un petit chœur dans la dernière partie, mais qui peut être remplacé par l’orgue -, contrairement à la Suite, qui est régulièrement donnée comme pièce de virtuosité pure, pour que l’on exprime le moindre désarroi. L’œuvre est tellement dense, riche, somptueusement orchestrée, prodigieusement expressive, sauvage, fauve, stridente, puissamment expressive, que les exécutions de la seule Suite sont véritablement frustrantes. Aussi, la proposition de François-Xavier Roth était fort séduisante, mais ceux qui gardent en mémoire les extraordinaires interprétations de Pierre Boulez dans cette même œuvre dont il ne dirigeait que la version intégrale restent un peu sur leur faim. En effet, ce souvenir en tête, la proposition de François-Xavier Roth est apparue trop sage, respectueuse de la partition mais ne parvenant pas tout à fait à se libérer de la lettre pour se fondre dans l’esprit, amoindrissant ses saillies, ses violences, et surtout son érotisme intense, quasi pornographique, en un mot trop pudique. Néanmoins, il a émané de l’écoute de la conception du chef un réel plaisir, qui laisse présager d’interprétations moins contraintes, plus émancipées et audacieuses de ce joyau de la musique du XXe siècle dans laquelle François-Xavier Roth, au répertoire extraordinairement large, brille toujours davantage. Quant à l’Orchestre National de France, à l’exception d’une baisse de forme et d’homogénéité dans la partie qui précède l’entrée du chœur, il s’est montré à la hauteur de l’écriture singulièrement virtuose de la partition.

Bruno Serrou 

 

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