samedi 31 mai 2025

Le magicien Daniil Trifonov a envoûté la Philharmonie de Paris avec un récital au programme loin des sentiers battus

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 28 mai 2025 

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

C’est un récital de piano sortant de l’ordinaire qu’a offert mercredi soir à la Philharmonie de Paris un géant du clavier, Daniil Trifonov, avec un programme singulier réunissant un Tchaïkovski de jeunesse en ouverture, la Sonate n° 2 op 80 de 1865, et un Tchaïkovski de la maturité pour conclure, la Suite de la Belle au bois dormant arrangée pour piano solo par Mikhaïl Pletnev. Entre les deux, six merveilleuses Valses de Frédéric Chopin, compositeur que Trifonov défend depuis toujours avec un sens unique de l’évocation (il a remporté le Troisième Prix du Concours Chopin de Varsovie en 2010), et une puissante Sonate op. 26 de Samuel Barber, peut-être la partition la plus accomplie du compositeur Etats-Unien, du moins sous les doigts du génial russe au son d’une plénitude absolue 

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Les interprètes qui s’attachent à l’œuvre pour piano de Piotr Illich Tchaïkovski sont peu nombreux. Il faut dire qu’il ne s’agit pas de la part la plus significative du compositeur russe, une grande partie de sa création pour l’instrument-roi, plutôt banale, restant cantonnée pour l’essentiel au salon. Seul le cycle des Saisons trouve quelque faveur. Tchaïkovski a notamment laissé deux sonates complètes, la seconde, dite « Grande Sonate » en sol majeur op. 37, réputée sèche et complexe depuis que son créateur, Nikolaï Rubinstein, la qualifia ainsi malgré ses fulgurances exubérantes, a donné du fil à retordre à son auteur, qui avouait avoir été obligé de réfléchir à chaque mesure. Mais c’est la première, malgré son numéro d’opus 80 qui laisse à penser qu’elle serait la deuxième, celle en ut dièse mineur, que Daniil Trifonov a choisi pour ouvrir son programme. Cette Sonate en ut dièse mineur op. 37 composée en 1865, alors que Tchaïkovski était dans sa dernière année d’études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, n’a pas été jugée digne de publication par son auteur. Pourtant, cette pièce, remarquablement jouée par Trifonov, est riche en mélodies, évoquant la touffeur de l’été russe. Après un mouvement initial au tour schumanien mais où l’on remarque dès l’abord de sombres martèlements d’où émerge notamment le Dies Irae au milieu d’emportements jubilatoires, l’Andante, qui fait songer à Chopin, émeut par son ton mélancolique et délicat à la manière de Schumann, et flotte dans un doux pianissimo, tandis que le Scherzo sera repris dans celui de la Symphonie n° 1 en sol mineur « Rêves d’hiver » op. 13 conçue l’année suivante, débouche directement dans le finale, sans doute le moment le plus significatif de l’œuvre, avec sa forme de mouvement perpétuel à la virtuosité fébrile et puissante à la manière d’un Chopin souple et agile, effectuant un retour au début de la sonate. Le toucher de Trifonov est saisissant de nuances et se fait soutenu dans les passages les plus lents, jouant sans fioritures les brusques changements de tempi, tandis qu’il gradue finement le large éventail des couleurs.  

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

C’est en toute logique que Trifonov, après de brefs saluts, a enchaîné la première partie de son programme avec Frédéric Chopin dont il a sélectionné six des vingt Valses composées entre 1829 et 1847. Débutant et finissant avec deux Valses opus Posthume, l’élégante Valse en mi majeur de 1829 et la gracieuse mi mineur de 1830, le pianiste russe a donné successivement les Valses en fa majeur op. 70/2 de 1842, en la bémol majeur op. 64/3 et en ré bémol majeur op. 64/1 de 1846-1847, et celle en la mineur op. 34/2 de 1831, que Trifonov a construite tels des volets d’une suite alternant une diversité de climats et d’humeurs d’une richesse inouïe, avec des épisodes tour à tour plaintifs, charmeurs, affable, sombres, légers, rêveurs, nostalgiques, éperdus puis soudain emplis d’espoir, pour conclure de façon virevoltante après un délectable passage aux élans nocturnes. L’on ne cesse ici d’être ébloui par le génie de coloriste et de poète de Trifonov au toucher à la fois charnel et aérien à la source d’une interprétation d’une force évocatrice exceptionnelle.

Daniil Trifonov
Photo : (c) Bruno Serrou

Tout aussi rare que celles de Tchaïkovski, la Sonate en mi bémol mineur op. 26 de Samuel Barber (1910-1979) est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur, au côté de Knoxville: Summer of 1915 (1938), davantage que du trop fameux Adagio pour cordes (1936) et de l’opéra Vanessa (1958). Commande conjointe de deux figures de Broadway, Richard Rodgers (1902-1979) et Irving Berlin (1888-1989) pour le vingt-cinquième anniversaire de la League of Composers, cette première œuvre pour piano états-unienne d’envergure à avoir été créée par une star du clavier d’audience internationale, Vladimir Horowitz à qui elle est dédiée, cette Sonate a été écrite en quatre mouvements en 1949 et créée le 9 décembre de cette même année à La Havane puis reprise à New York le 23 janvier 1950. Assurément impressionné par les prouesses techniques du pianiste russe, Barber réalise une sonate à la consistance d’un véritable feu d’artifice de virtuosité. L’œuvre fera l’admiration de Francis Poulenc, qui la décrira comme « tour à tour tragique, joyeuse et lyrique ». L’on y trouve surtout de nombreuses dissonances, ce qui est pour le moins inattendu de la part de Barber, et ce qui en fait une partition d’une réelle originalité, qui renvoie peu ou prou à Charles Ives et à sa Sonate « Concord », ainsi qu’à Arnold Schoenberg avec une écriture jouant avec les douze notes de l’échelle chromatique mais sans l’architecture adhérer clairement au système dodécaphonique, tandis que le tragique Adagio se fonde sur une basse de passacaille, danse lente de l’ère baroque que Barber étudiait à l’époque à travers la création de Johann Sebastian Bach. Particulièrement difficile à exécuter, ce qui explique pourquoi le compositeur tenait expressément à ce se ce soit Horowitz qui en donne la création, la Sonate op. 26 tient assurément en Trifonov son interprète idéal, digne successeur de son compatriote Horowitz, mais doué d’une musicalité plus prégnante encore que l’aîné, ce qui lui permet d’en valoriser les beautés expressives, et de faire chanter l’écriture dodécaphonique qu’il fond de façon pénétrante dans le matériau contrapuntique et thématique fort développé de l’Allegro energico initial. D’une maîtrise extrême, Daniil Trifonov tire ici de son Steinway des sonorités de braise, l’œuvre s’avérant sous ses doigts de magicien d’une fougue et d’un onirisme conquérants. Ainsi, dans le deuxième Allegro, le pianiste russe réussit la gageure de donner au motif initial répété tout au long du mouvement une diversité de couleurs et de tons qui ne cesse d’en renouveler la physionomie, jusqu’au grand arpège qui conduit à l’Adagio qu’introduit une série dodécaphonique. Trifonov en souligne admirablement les tensions amplifiées par de sombres coloris qu’il réussit à plaquer de son jeu délié qui se déploie avec une aisance confondante dans la fugue finale à quatre voix d’une difficulté pourtant indéniable, dont il magnifie la rythmique débridée.

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Retour à Tchaïkovski pour conclure le récital, avec un arrangement pour piano seul sous forme de Suite du ballet La Belle au bois dormant que le compositeur avait écrit pour le théâtre Mariinsky où en a été donné la création le 15 janvier 1890. Le pianiste chef d’orchestre Mikhaïl Pletnev en a tiré en 1978 une suite pour son instrument à partir d’une sélection de cinq numéros de la partition originale effectuée en 1899 par l’Ukrainien Alexandre Siloti (1863-1945) à la demande de son éditeur, regroupant dix numéros tirés de l’introduction et le finale du prologue et des trois actes, tandis qu’est confié au clavier le soin d’évoquer une orchestration de bois par deux ajoutés d’un piccolo et d’un cor anglais, quatre cors, deux trompettes, deux cornets, trois trombones, tuba, timbales, percussion, harpe et cordes… La Suite reprend d’abord l’Introduction et le finale du prologue, puis la Danse des demoiselles d’honneur et des pages de l’acte initial qui conduit à la coda du premier tableau de l’acte suivant où les sylphides entourant la Belle Aurore disparaissent dans un presto rappelant le Scherzo de La Reine Mab du Roméo et Juliette de Berlioz, puis le molto espressivo du duo du Prince Désiré et d’Aurore dans le deuxième acte, qui précède un retour à l’acte central avec la délectable polka de la Fée d’Argent et les miaulements du Chat Botté cherchant à séduire la Chatte Blanche extraits de l’acte final, enchaîné à la gavotte des baronnes et aux gazouillements de canari, avant un retour à l’acte III, d’abord l’évocation du Chaperon rouge poursuivi par le Loup où l’on entend à la main droite du pianiste la douce mélopée du hautbois solo, avant de conclure la Suite avec la fébrile mazurka finale. Suivre les péripéties successives de ce conte et de ses personnages constitue un véritable plaisir sous les doigts du peintre-magicien Daniil Trifonov qui font entendre les instruments de l’orchestre, bois, cuivres, harpe, cordes au grand complet, et la vision d’ensemble du pianiste restitue les diverses étapes du conte de fées, de la fantasmagorie à la chimère, de l’angoisse à la délectation, de la terreur à la tendresse, qui prend le tour d’un véritable poème symphonique confié au seul piano.

Daniil Trifonov
Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, après de brefs saluts d’automate dégingandé, Daniil Trifonov a donné la Vals de Santo Domingo (Valse de Saint-Domingue) du pianiste compositeur dominicain Bullumba Landestoy (1925-2018), suivie de la Rêverie op. 39/21 extraite de l’Album pour la Jeunesse de Tchaïkovski.

Bruno Serrou

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