Paris. Philharmonie. Salle des Concerts - Cité de la Musique. Mardi 6 mai 2025
A 52 ans (il est né à Pise le 5 mai 1973), Francesco Filidei est incontestablement l’un des compositeurs majeurs de ce début de XXIe siècle. Chaque œuvre de lui est d’une force, d’une poésie, d’une inventivité foudroyantes, emportant l’auditeur jusqu’au plus profond de son être, de son ressenti. Mardi, l’Ensemble intercontemporain et Les Métaboles dirigés au cordeau par Léo Warynski ont offert un programme monographique d’une profondeur et d’un lyrisme incandescents, avec la Ballade 2 pour ensemble instrumental, le funèbre Dormo molto amore pour ensemble vocal, Ballade 3 pour piano (excellent Dimitri Vassilakis) et ensemble, et le polychrome Tutto in una volta pour double chœur. Mais le sommet de la soirée a été le Requiem pour chœur à seize voix et dix-sept instrumentistes d’une grandeur hallucinante, avec ses accents déchirants, ses rythmes infernaux (Dies Irae danse macabre d’une force tellurique), l’œuvre entière trahissant une humanité terriblement inquiète appelant à la rescousse un Dieu plus ou moins espéré… Chef-d’œuvre absolu aussi magistral que le Requiem de György Ligeti créé voilà soixante ans
Tandis que le Teatro alla Scala de Milan donnait en création son troisième opéra, Il nomme della Rosa, après Giordano Bruno (2015) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/09/avec-giordano-bruno-son-premier-opera.html), et l’Inondation (2019) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/09/avec-linondation-sur-un-livre-joel.html), l’Ensemble Intercontemporain proposait à la Cité de la Musique de la Philharmonie de Paris un passionnant concert monographique, qu’il avait offert quelques jours plus tôt au public de la capitale lombarde parallèlement à ce nouvel ouvrage scénique. Un concert qui avait été programmé à Paris voilà quatre ans mais qui ne put être donné pour cause de pandémie de Covid-19, comme le rappelait en fin de soirée Léo Warynski. « Un compositeur ne peut se contenter d’écrire de la bonne musique, il se doit de chercher, me disait Francesco Filidei dans le portrait que je lui consacrais dans les colonnes du quotidien La Croix en janvier 2012. Je sculpte et colore le temps, le découpe en segments. La notion de temps, liée à l’ontologique - qui sommes-nous ?, d’où venons-nous ?, etc. -, est le socle de la pensée. La musique est extraordinaire car elle englobe spirituel, intellect, physique. Elle est la vie. En découpant le temps, je l’agence avec des signaux qui sont sons, silences, gestes, le tout attaché à la perception. Si je demande à un clarinettiste de ne pas jouer et que je dis au public qu’il exécute un son quasi inaudible, il se trouvera toujours quelqu’un pour dire ’’j’ai entendu’’. Or, il ne s’agit plus de son mais de perception. A travers le temps perceptible, je peux mieux comprendre la naissance, la vie, la mort. Ce qui compte, ce n’est pas le résultat mais l’origine, ce qui est caché à l’intérieur de l’œuvre. Beaucoup de musiques d’aujourd’hui sont très bien écrites mais l’on n’y perçoit pas de questions. Une musique comme la mienne ne peut naître que dans un contexte chrétien » (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2013/01/portrait-de-francesco-filidei.html). A l’écoute de toutes ses œuvres, quels que soient sujet, contenu, objectifs, il est indubitable que le vécu chrétien, pensée et culture mêlées, particulièrement de la geste catholique venue chez cet agnostique non seulement de l’inconscient de tout Italien mais aussi de l’expérience du rituel liturgique propre aux organistes font partie intégrante de sa créativité, tant il y souffle authenticité, spiritualité, humanité, empathie, expressivité, nostalgie, omniprésence de la mort.
Agencé par les soins du compositeur, qui a voulu faire sens avec les œuvres en les agençant de telle sorte qu’elles puissent être enchaînées autant musicalement qu’organiquement, évitant les longs changements de plateaux propres à la musique contemporaine, le programme a alterné dans sa première partie pièces d’ensembles, véritables poèmes pour ensembles dans lesquelles l’élément visuel a un rôle important, et pages chorales, deux des huit Ballata purement instrumentales, héritières de la poétique de la Renaissance, ont alterné avec autant de pièces pour chœurs a capella. Le concert s’est ouvert sur la naturaliste et onirique Ballata 2 créée le 20 avril 2012 au MATA Festival de New York par le Signal Ensemble et dédiée à Toshio Hosokawa, Filidei demeure ici dans les nuances allant de piano à pianissississimo et où il introduit appeaux, crèves-bulles, tuyaux harmoniques, sons soufflés dans les anches et les embouchures, pinces à cheveux pour les cordes, deux verres en cristal pour la contrebasse, le tout joué avec le plus grand sérieux par les treize musiciens de l’Ensemble Intercontemporain requis pour l’exécution de l’œuvre (flûte/flûte alto, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, piano, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse). Datée de 2013, Ballata 3 met davantage en valeur le piano que Ballata 2, comme le laisse supposer l’intitulé de l’œuvre, « pour piano et ensemble ». Créée au Festival Musica de Strasbourg le 4 octobre 2013 par Wilhem Latchoumia et l’Ensemble Linea dirigé par Jean-Philippe Wurtz, l’œuvre réunit outre le soliste quinze instrumentistes (flûte, hautbois, clarinette/clarinette basse, basson, cor, trompette, trombone, trois percussionnistes, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse). Véritable concerto pour piano, exploité dans toutes ses capacités, de la résonnance la plus ample jusqu’au jeu sur les cordes, après avoir jeté seul ses première grappes de notes dans l’extrême aigu, accompagné par le mouvement tournant d’un rhombe, instrument à vent volant au-dessus de la tête simulant le souffle, est exploité dans toutes ses disponibilités, jusqu’au jeu sur les cordes, avant qu’intervienne un cor au romantisme volontairement exacerbé qui fait songer à Johannes Brahms, est d’une plénitude croissante.
Entre
ces deux pièces d’ensembles, une première page pour groupe vocal à six voix a
cappella, Dormo Molto Amore avec solo
de basse créé le 11 mai 2013 à Turin par les Neue Vokalsolisten sur un texte de
Stefano Busellato (né en 1974) extrait de Chi
non muore (Qui ne meurt pas, 2012) dédiée au jeune anarchiste orphelin Franco Serantini,
battu à mort par la police durant une manifestation antifasciste en 1972. Le
compositeur se fonde sur une phrase unique qu’il combine diversement de telle
sorte que sa signification prend des formes diverses mais toujours
compréhensibles, corroborant ainsi les couleurs funèbres qui émanent de l’écriture
limpide mais douloureusement expressive de Francesco Filidei. En écho à la Ballata 3, la première partie du concert
se concluait sur une pièce pour double chœur a cappella, Tutto in una volta (Tout à la
fois) sur un poème de Nanni Balestrini (1935-2019) qui clôt le recueil Ma noi facciamone un’altra (Mais faisons-en un autre). Composée en
2020, créée le 20 septembre 2021 au Teatro alle Tese durant la Biennale de
Venise par le SWR Vokalensemble, son commanditaire, construite sur les
structures linguistiques expérimentales du poète d’avant-garde entre 1964 et
1968, succession de vers brefs constitués
de mots simples de deux ou trois syllabes renvoyant constamment à un sens
complet. Les fréquentes récurrences de temporalité entre passé, présent et
futur ne pouvaient que séduire le compositeur toscan, qui donne à ces pages une
fluidité et une diversité de carnations et d’expressions exceptionnelle.
Mais le moment le plus attendu de
ce concert monographique aura été le Requiem
pour chœur de seize chanteurs et dix-sept instruments. Fruit d’une triple
commande regroupant la Casa da Musica de Porto, l’Ensemble Intercontemporain et
Les Métaboles, l’œuvre a été créée le 20 octobre 2020 à Porto par l’Ensemble
Remix et le Coro Casa da Musica dirigés par Peter Rundel. La teneur et l’esprit-même
de la messe des morts entrait naturellement en correspondance avec la pensée de
Filidei au naturel mélancolique, chez qui la mort est le ressort omniprésent de
la création, qui va de pair avec la nécessité de maintenir vives les traditions
comme objets disparus. Le Requiem est
écrit pour un chœur de seize voix mixtes dont deux intervenant aussi en
solistes (une soprano, un ténor), et dix-sept instruments (flûte, hautbois,
clarinette/clarinette basse, basson, cor, trompette, trombone, deux
percussionnistes, piano/célesta, accordéon, harpe, deux violons, alto,
violoncelle, contrebasse). Sa première exécution en France était prévue le 21
janvier 2021 à la Philharmonie de Paris, mais la pandémie de la Covid-19
réduisit le concert à une diffusion filmée sans public sur la chaîne de
concerts Internet de la Philharmonie Vidéo-live. C’est donc avec trois ans de
retard que ce chef-d’œuvre monumental a fait mardi sa première apparition en
France. La partition suit le texte de l’office latin des morts et, à l’instar
de György Ligeti dans les premières années 1960, retient les parties
principales du rituel, Introït, Kyrie, Dies Irae, se terminant sur le Lacrimosa,
mais le compositeur parachève le sien sur un Agnus Dei d’une touchante sérénité intérieure qui s’éteint sur le
souffle caressant d’un rhombe. Conformément à son habitude, Francesco Filidei
cite des œuvres du passé, particulièrement le Requiem de Maurice Duruflé dans l’Introït et celui de Ligeti dans le Kyrie, à la Messa da requiem de
Giuseppe Verdi dans le Dies Irae, au De temporum fine comœdia (La comédie de la fin du temps) du compositeur allemand de triste
réputation Carl Orff, qui, dans cet opéra-oratorio, pousse à son paroxysme ses
recherches sur la rythmique chorale et la forme percussive aux contours brutaux
et primitifs rendus populaire dans ses Carmina
Burana en 1937. Quoique d’inspiration et de teneur spirituelles, ce Requiem se situe donc davantage dans la
dramaturgie d’un Hector Berlioz, d’un Giuseppe Verdi ou d’un György Ligeti que
dans l’intériorité et la retenue d’un Johannes Brahms, d’un Gabriel Fauré ou d’un
Aribert Reimann. Autre inspiration pour Francesco Filidei, la musique
populaire, notamment un chant traditionnel sarde, terre ancestrale du compositeur,
exposé dans le Dies Irae par un ténor
soliste soutenu par ses comparses du chœur, des appeaux et des cloches de
vache, tandis que dans le Lacrimosa
une soprano chante en soliste une séquence singulièrement émouvante sur le
registre grave d’un bourdon. La beauté déchirante mais ardente et enluminée de
ce puissant Requiem a été enluminée
par ses interprètes, un Ensemble Intercontemporain jaillissant et coloré avec
ses solistes jouant comme un orchestre de cent musiciens aux sonorités amples
et contrastées, où se détachent la harpe fluide et brûlante de Valeria
Kafelnikov, le piano/célesta de Dimitri Vassilakis, mais aussi la flûte d’Emmanuelle
Ophèle, le hautbois de Philippe Gauvagel, la clarinette de Jérôme Comte, le
basson de Paul Rivaux, le cor de Jean-Christophe Vervoite, la trompette de
Clément Saurier, le trombone de Lucas Ounissi, le tuba de Nicolas Hohmann, les percussionnistes
Samuel Favre et Morgan Laplace Mermoud, les violons de Hae Sun Kang et Diego
Tosi, l’alto de John Stulz, le violoncelle de Renaud Dujardin, la contrebasse
de Nicolas Crosse, champion ès pizz. Bartók.. Il convient bien évidemment de
saluer aussi l’admirable prestation des seize chanteurs de Les Métaboles, dont
la soprano Amandine Trenc, le tout sous la direction souple, limpide, précise
et contrastée de Léo Warynski, en parfaite synergie avec la musique de
Francesco Filidei.
Bruno Serrou
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