Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 24 mai 2025
Comme toujours, les larmes coulent à l’écoute du sublime finale de Der Rosenkavalier de Richard Strauss. C’est cet ouvrage dont l’une des thématiques est le temps qui passe inexorablement, que Michel Franck a choisi pour ses adieux au Théâtre des Champs-Elysées qu’il aura dirigé quinze ans, de 2010 à 2025. Malgré la scénographie excessivement dépouillée et sans attrait de Małgorzata Szczęśniak pour une direction d’acteur au cordeau de Krzysztof Warlikowski, qui, transférant l’action de la Vienne du siècle des Lumières dont de nostalgiques images sont projetées sur grand écran, au Paris contemporain, met l’accent sur la mise en abime entre le féminin et le masculin qui souligne l’ambiguïté sexuelle de l’opéra, mais avec de nombreux hiatus dans la vision du metteur en scène polonais qui intègre une chorégraphie lambda de Claude Bardouil déniant l’existence de la valse qui transporte pourtant l’œuvre entière. Distribution extrêmement homogène, avec une touchante Maréchale de Véronique Gens, dont la voix manque légèrement de velours, le délicieux Octavian de Niamh O’Sullivan et la rayonnante Sophie annoncée malade de Regula Mühlemann. Peter Rose est un Ochs vocalement parfait et qui ne surcharge jamais le trait en trivialité, Jean-Sébastien Bou est un Faninal d’exception. L’Orchestre National de France dirigé avec bonheur par Henrik Nánási s’exprime avec bonheur dans la fosse, s’avérant être le roi de la soirée
L’œuvre la plus célèbre de la
collaboration exemplaire d’un compositeur, l’Allemand Richard Strauss, et d’un
poète, l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal, Der Rosenkavalier (Le
Chevalier à la rose) est théâtre véritable. Un théâtre nostalgique qui
associe avec une telle perfection musique et littérature dans une partition qui
souligne avec une incomparable maestria
la moindre inflexion du texte, au point que le tout prend le tour d’une
conversation en musique. Jamais dans l’histoire de l’opéra depuis la mort de Claudio
Monteverdi une telle fusion texte/musique n’avait été atteinte à ce point.
Pourtant, la musique emporte l’auditeur sur des sommets d’expressivité, de
lyrisme, d’émotion, une poésie exacerbée, quoique simple, puissante, sans
artifices, mais qui transcende et bouleverse constamment. Comment résister en
effet au premier acte au grand monologue sur le temps qui s’écoule
inexorablement chanté par une Maréchale à peine trentenaire, la princesse
Marie-Thérèse von Werdenberg bouleversante d’humanité, à la présentation de la
rose au début du deuxième acte et aux premiers sentiments amoureux qui
emportent soudain le cœur d’un jeune homme de dix-sept ans, le comte Octavian
von Rofrano amant de la Maréchale, et d’une jeune fille de quinze ans, Sophie
von Faninal, fille d’un riche marchand tout juste anobli courtisée par le
lubrique baron Ochs auf Lerchenau, les valses aux élans nostalgiques de la fin
de ce même deuxième acte, enfin l’extraordinaire trio/duo final du
troisième acte que, à l’instar de Pauline Strauss, l’épouse du compositeur,
l’on souhaiterait plus long d’une demi-heure, au moins... Et la comédie
réjouissante qui fait vivre tout un monde de modiste, chapelier, perruquier,
marchand d’animaux, notaire, artistes de commedia
dell’arte, musiciens, laquais,
majordomes qui suit le petit lever de la Maréchale au premier acte,
d’aubergiste, serveurs, policiers, orphelins dans le troisième acte, sont des
moments de bonheur pur qui empruntent autant au théâtre qu’au cinéma.
Pourtant, la proposition de Krzysztof Warlikowski ne plonge pas dans cet univers, le metteur en scène polonais restant au contraire distant au sein d’un décor simple sur deux niveaux, presque nu de tout accessoire, de salon lambda surplombé d’un grand balcon aux murs recouverts de faux bois blond flanqué d’un mobilier quelconque d’une petite bourgeoisie sans goût réalisés par Małgorzata Szczęśniak, également signataire des costumes tout aussi ordinaires. Mêmes impressions pour la chorégraphie up to date réglée par Claude Bardouil façon hip-hop en vérité plus datée encore que s’il s’était agi de valses plus imposées que simplement suggérées par leur permanence rythmique au sein de la partition mais assurément jugées ringardes en cette fin de premier quart du XXIe siècle (la danse en couple est une idée désormais saugrenue). Seuls « retours à la tradition », le film projeté sur grand écran qui donne à voir de nostalgiques images du film muet de cent cinq minutes réalisé en 1925 par Robert Wiene dans de somptueux décors d’Alfred Roller sous le contrôle des auteurs, Strauss réalisant pour l’occasion une synthèse de sa partition la présentation de la rose au début de l’acte II, avec un chevalier en habit de lumière et une rose d’argent présentée dans un élégant boîtier de marque.
Reste la direction d’acteur, toujours aussi efficiente avec Krzysztof Warlikowski, qui, transférant l’action de la Vienne du siècle des Lumières au Paris contemporain, met l’accent sur la mise en abime entre le féminin et le masculin qui souligne l’ambiguïté sexuelle de l’opéra due aux nombreux travestissements, se fondant largement sur les didascalies détaillées et d’une densité extrême portées par le livret et la partition par le maître du théâtre qu’était Hugo von Hofmannsthal poussé par un Richard Strauss particulièrement exigeant en matière dramaturgique. De ce point de vue, le metteur en scène polonais sert l’œuvre au cordeau, donnant à chacun des personnages, jusqu’au sein de l’effectif choral, son caractère propre finement réglé. Dans ce milieu parisien décadent, toute une société bigarrée se meut autour de la Maréchale, qui est au centre d’un film tourné par une équipe de reportage l’enregistrant à son insu, et qui assiste en spectatrice à la rencontre de son amant et de sa rivale. Cette action est ancrée dans le passé, puisque tandis que sur le plateau se déploie l’action contemporaine sont projetées de nostalgiques images sur grand écran, d’abord en noir et blanc puis colorisées, venues du film muet de Robert Wiene réalisé en 1925 pour lequel Richard Strauss réalisa un digest de cent-dix minutes de sa partition initiale. Les ultime mintes de l'oeuvre sont illustrée par une vidéo où l'on boit la Maréchale rentrer chez elle et y retrouver défaite et désabusée son mari...
Pour ses débuts dans le rôle magnifique de la Maréchale, Véronique Gens s’impose par son naturel, tant elle est l’incarnation même de ce personnage d’une plénitude extraordinaire. La ligne de chant, d’une exquise perfection, la voix souple et colorée à laquelle il manque peut-être un soupçon de coloration, mais la présence est si radieuse, l’incarnation si subtilement humaine, à la fois enjouée et mélancolique, que l’on ne peut qu’être séduit par la plénitude atteinte par l’éblouissante mozartienne qui endosse le rôle avec infiniment de justesse. A ses côtés, la mezzo-soprano irlandaise Niamh O’Sullivan est un Octavian ardent et à l’identité sexuelle judicieusement ambiguë, la voix juvénile et colorée et le jeu délié, la soprano suisse Regula Mühlemann, voix d’une souplesse et d’une vaillance impressionnantes est une Sophie en constante évolution, passant avec aisance en deux actes de l’oie écervelée nouveau-riche à l’amoureuse consciente et déterminée. De sa voix riche, ample et abyssale, la basse britannique Peter Rose est l’incarnation-même du baron Ochs, ni excessif ni retenu, tout simplement savoureux de spontanéité et de vocalité, avec sa gouaille savoureuse et sa ligne de chant raffinée, au fond plutôt bonhomme avec juste ce qu’il faut en prosaïsme. Le baryton français Jean-Sébastien Bou excelle en Monsieur de Faninal qu’il campe avec grande justesse dramatique.
Tous les seconds rôles sont parfaitement distribués, à commencer par le couple
d’intrigants Valzacchi, le ténor croate Krešimir Špicer, et sa nièce Annina, la mezzo-soprano corse
Eleonore Pancrazi, jusqu’au chanteur italien vaillemment tenu par le ténor
Francesco Demuro. Le chœur Unikanti et la Maîtrise des Hauts-de-France
participent à la réussite d’ensemble de cette luxuriante affiche vocale, la
troupe dialoguant avec un Orchestre National de France en très grande forme,
clairement conquis par la direction souple et aérée du chef hongrois Henrik Nánási,
qui veille à ne jamais couvrir les chanteurs, tant la fluidité du discours, la
fusion des timbres, la souplesse des transitions, la netteté du jeu instrumental
et l’homogénéité des pupitres du National irradient la magnificence de la
partition la plus représentative de l’art de Richard Strauss.
Bruno Serrou
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