samedi 31 mai 2025

Le magicien Daniil Trifonov a envoûté la Philharmonie de Paris avec un récital au programme loin des sentiers battus

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 28 mai 2025 

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

C’est un récital de piano sortant de l’ordinaire qu’a offert mercredi soir à la Philharmonie de Paris un géant du clavier, Daniil Trifonov, avec un programme singulier réunissant un Tchaïkovski de jeunesse en ouverture, la Sonate n° 2 op 80 de 1865, et un Tchaïkovski de la maturité pour conclure, la Suite de la Belle au bois dormant arrangée pour piano solo par Mikhaïl Pletnev. Entre les deux, six merveilleuses Valses de Frédéric Chopin, compositeur que Trifonov défend depuis toujours avec un sens unique de l’évocation (il a remporté le Troisième Prix du Concours Chopin de Varsovie en 2010), et une puissante Sonate op. 26 de Samuel Barber, peut-être la partition la plus accomplie du compositeur Etats-Unien, du moins sous les doigts du génial russe au son d’une plénitude absolue 

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Les interprètes qui s’attachent à l’œuvre pour piano de Piotr Illich Tchaïkovski sont peu nombreux. Il faut dire qu’il ne s’agit pas de la part la plus significative du compositeur russe, une grande partie de sa création pour l’instrument-roi, plutôt banale, restant cantonnée pour l’essentiel au salon. Seul le cycle des Saisons trouve quelque faveur. Tchaïkovski a notamment laissé deux sonates complètes, la seconde, dite « Grande Sonate » en sol majeur op. 37, réputée sèche et complexe depuis que son créateur, Nikolaï Rubinstein, la qualifia ainsi malgré ses fulgurances exubérantes, a donné du fil à retordre à son auteur, qui avouait avoir été obligé de réfléchir à chaque mesure. Mais c’est la première, malgré son numéro d’opus 80 qui laisse à penser qu’elle serait la deuxième, celle en ut dièse mineur, que Daniil Trifonov a choisi pour ouvrir son programme. Cette Sonate en ut dièse mineur op. 37 composée en 1865, alors que Tchaïkovski était dans sa dernière année d’études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, n’a pas été jugée digne de publication par son auteur. Pourtant, cette pièce, remarquablement jouée par Trifonov, est riche en mélodies, évoquant la touffeur de l’été russe. Après un mouvement initial au tour schumanien mais où l’on remarque dès l’abord de sombres martèlements d’où émerge notamment le Dies Irae au milieu d’emportements jubilatoires, l’Andante, qui fait songer à Chopin, émeut par son ton mélancolique et délicat à la manière de Schumann, et flotte dans un doux pianissimo, tandis que le Scherzo sera repris dans celui de la Symphonie n° 1 en sol mineur « Rêves d’hiver » op. 13 conçue l’année suivante, débouche directement dans le finale, sans doute le moment le plus significatif de l’œuvre, avec sa forme de mouvement perpétuel à la virtuosité fébrile et puissante à la manière d’un Chopin souple et agile, effectuant un retour au début de la sonate. Le toucher de Trifonov est saisissant de nuances et se fait soutenu dans les passages les plus lents, jouant sans fioritures les brusques changements de tempi, tandis qu’il gradue finement le large éventail des couleurs.  

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

C’est en toute logique que Trifonov, après de brefs saluts, a enchaîné la première partie de son programme avec Frédéric Chopin dont il a sélectionné six des vingt Valses composées entre 1829 et 1847. Débutant et finissant avec deux Valses opus Posthume, l’élégante Valse en mi majeur de 1829 et la gracieuse mi mineur de 1830, le pianiste russe a donné successivement les Valses en fa majeur op. 70/2 de 1842, en la bémol majeur op. 64/3 et en ré bémol majeur op. 64/1 de 1846-1847, et celle en la mineur op. 34/2 de 1831, que Trifonov a construite tels des volets d’une suite alternant une diversité de climats et d’humeurs d’une richesse inouïe, avec des épisodes tour à tour plaintifs, charmeurs, affable, sombres, légers, rêveurs, nostalgiques, éperdus puis soudain emplis d’espoir, pour conclure de façon virevoltante après un délectable passage aux élans nocturnes. L’on ne cesse ici d’être ébloui par le génie de coloriste et de poète de Trifonov au toucher à la fois charnel et aérien à la source d’une interprétation d’une force évocatrice exceptionnelle.

Daniil Trifonov
Photo : (c) Bruno Serrou

Tout aussi rare que celles de Tchaïkovski, la Sonate en mi bémol mineur op. 26 de Samuel Barber (1910-1979) est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur, au côté de Knoxville: Summer of 1915 (1938), davantage que du trop fameux Adagio pour cordes (1936) et de l’opéra Vanessa (1958). Commande conjointe de deux figures de Broadway, Richard Rodgers (1902-1979) et Irving Berlin (1888-1989) pour le vingt-cinquième anniversaire de la League of Composers, cette première œuvre pour piano états-unienne d’envergure à avoir été créée par une star du clavier d’audience internationale, Vladimir Horowitz à qui elle est dédiée, cette Sonate a été écrite en quatre mouvements en 1949 et créée le 9 décembre de cette même année à La Havane puis reprise à New York le 23 janvier 1950. Assurément impressionné par les prouesses techniques du pianiste russe, Barber réalise une sonate à la consistance d’un véritable feu d’artifice de virtuosité. L’œuvre fera l’admiration de Francis Poulenc, qui la décrira comme « tour à tour tragique, joyeuse et lyrique ». L’on y trouve surtout de nombreuses dissonances, ce qui est pour le moins inattendu de la part de Barber, et ce qui en fait une partition d’une réelle originalité, qui renvoie peu ou prou à Charles Ives et à sa Sonate « Concord », ainsi qu’à Arnold Schoenberg avec une écriture jouant avec les douze notes de l’échelle chromatique mais sans l’architecture adhérer clairement au système dodécaphonique, tandis que le tragique Adagio se fonde sur une basse de passacaille, danse lente de l’ère baroque que Barber étudiait à l’époque à travers la création de Johann Sebastian Bach. Particulièrement difficile à exécuter, ce qui explique pourquoi le compositeur tenait expressément à ce se ce soit Horowitz qui en donne la création, la Sonate op. 26 tient assurément en Trifonov son interprète idéal, digne successeur de son compatriote Horowitz, mais doué d’une musicalité plus prégnante encore que l’aîné, ce qui lui permet d’en valoriser les beautés expressives, et de faire chanter l’écriture dodécaphonique qu’il fond de façon pénétrante dans le matériau contrapuntique et thématique fort développé de l’Allegro energico initial. D’une maîtrise extrême, Daniil Trifonov tire ici de son Steinway des sonorités de braise, l’œuvre s’avérant sous ses doigts de magicien d’une fougue et d’un onirisme conquérants. Ainsi, dans le deuxième Allegro, le pianiste russe réussit la gageure de donner au motif initial répété tout au long du mouvement une diversité de couleurs et de tons qui ne cesse d’en renouveler la physionomie, jusqu’au grand arpège qui conduit à l’Adagio qu’introduit une série dodécaphonique. Trifonov en souligne admirablement les tensions amplifiées par de sombres coloris qu’il réussit à plaquer de son jeu délié qui se déploie avec une aisance confondante dans la fugue finale à quatre voix d’une difficulté pourtant indéniable, dont il magnifie la rythmique débridée.

Daniil Trifonov
Photo : (c) Charles d'Hérouville

Retour à Tchaïkovski pour conclure le récital, avec un arrangement pour piano seul sous forme de Suite du ballet La Belle au bois dormant que le compositeur avait écrit pour le théâtre Mariinsky où en a été donné la création le 15 janvier 1890. Le pianiste chef d’orchestre Mikhaïl Pletnev en a tiré en 1978 une suite pour son instrument à partir d’une sélection de cinq numéros de la partition originale effectuée en 1899 par l’Ukrainien Alexandre Siloti (1863-1945) à la demande de son éditeur, regroupant dix numéros tirés de l’introduction et le finale du prologue et des trois actes, tandis qu’est confié au clavier le soin d’évoquer une orchestration de bois par deux ajoutés d’un piccolo et d’un cor anglais, quatre cors, deux trompettes, deux cornets, trois trombones, tuba, timbales, percussion, harpe et cordes… La Suite reprend d’abord l’Introduction et le finale du prologue, puis la Danse des demoiselles d’honneur et des pages de l’acte initial qui conduit à la coda du premier tableau de l’acte suivant où les sylphides entourant la Belle Aurore disparaissent dans un presto rappelant le Scherzo de La Reine Mab du Roméo et Juliette de Berlioz, puis le molto espressivo du duo du Prince Désiré et d’Aurore dans le deuxième acte, qui précède un retour à l’acte central avec la délectable polka de la Fée d’Argent et les miaulements du Chat Botté cherchant à séduire la Chatte Blanche extraits de l’acte final, enchaîné à la gavotte des baronnes et aux gazouillements de canari, avant un retour à l’acte III, d’abord l’évocation du Chaperon rouge poursuivi par le Loup où l’on entend à la main droite du pianiste la douce mélopée du hautbois solo, avant de conclure la Suite avec la fébrile mazurka finale. Suivre les péripéties successives de ce conte et de ses personnages constitue un véritable plaisir sous les doigts du peintre-magicien Daniil Trifonov qui font entendre les instruments de l’orchestre, bois, cuivres, harpe, cordes au grand complet, et la vision d’ensemble du pianiste restitue les diverses étapes du conte de fées, de la fantasmagorie à la chimère, de l’angoisse à la délectation, de la terreur à la tendresse, qui prend le tour d’un véritable poème symphonique confié au seul piano.

Daniil Trifonov
Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, après de brefs saluts d’automate dégingandé, Daniil Trifonov a donné la Vals de Santo Domingo (Valse de Saint-Domingue) du pianiste compositeur dominicain Bullumba Landestoy (1925-2018), suivie de la Rêverie op. 39/21 extraite de l’Album pour la Jeunesse de Tchaïkovski.

Bruno Serrou

vendredi 30 mai 2025

Une Sächsische Staatskapelle Dresden d’anthologie brillamment dirigée par Tugan Sokhiev avec Sol Gabetta subtile magicienne

Philharmonie de Paris. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 27 mai 2025 

Tugan Sokhiev, Sächsische Staatskapelle Dresden
Photo : (c) Oliver Killig / Staatskapelle Dresden

C’est toujours avec plaisir que l’on retrouve à la Philharmonie de Paris l’excellent chef russe Tugan Sokhiev, ex-directeur musical de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse. Cette fois avec l’une des phalanges les plus anciennes et prestigieuses au monde, la Sächsische Staatskapelle Dresden (Orchestre de la Staatskapelle saxonne de Dresde) fondée en 1548, dans un programme russo-autrichien, le Concerto pour violoncelle et orchestre n° 1 de Dimitri Chostakovitch avec Sol Gabetta qui, à l’instar de Sokhiev mais pour de toute autres raisons, chante ici dans son jardin tant elle joue cette œuvre souvent et partout. Mais le moment attendu de la soirée était la Symphonie n° 7 d’Anton Bruckner, qui, abordée dans l’éther, a rapidement sonné vaillamment, avec une première partie de mouvement initial un rien haché, mais qui s’est vite déployé avec brio, l’orchestre exposant des sonorités de braise, souples, félines, aux textures fines et transparentes, la rythmique subtilement contrastée, avec des cordes feutrées et ductiles, des cuivres fabuleusement onctueux et brûlants. À noter que le cymbalier aura été du voyage, la faute jubilatoire du copiste ayant été respectée dans l’Adagio

Sol Gabetta, Tuganh Sokhiev, Sächsische Staatskapelle Dresden
Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Orchestre wagnérien (au point que Karajan le choisit pour enregistrer en studio Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg et Marek Janowski le Ring), et straussien par excellence, la célèbre phalange saxonne, faisant honneur à son chef invité, a inscrit cette fois une œuvre d’un compositeur russe dont il est un éminent interprète, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre en mi bémol majeur op. 107 de Dimitri Chostakovitch, dont elle connaît aussi les arcanes acquises au contact de Kurt Sanderling, avec pour soliste la franco-argentine Sol Gabetta, qui connaît parfaitement cette partition, qui est l’œuvre concertante la plus célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, et l’Orchestre Philharmonique de Leningrad dirigé par Evgueni Mravinski, cette partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertante op. 125 de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto, qui s’ouvre sur le motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch selon la graphie allemande), est l’alliage du violoncelle et du cor, seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des pupitres de percussion. Autre fait prégnant, la longue cadence du soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements. Extrêmement attentif à sa soliste, Tugan Sokhiev n’en a pas moins sollicité la palette somptueusement contrastée de son orchestre, tandis que Sol Gabetta a donné de cette œuvre qu’elle domine depuis de nombreuses années une interprétation particulièrement sensible et radieuse tirant de son archet souple et précis un chant et des rythmes d’une extrême mobilité, clairs et déterminés donnant à son violoncelle des sonorités solaires, où elle glisse subrepticement des dards rageurs, secs et énergiques dans les allegros extrêmes, mais aussi un lyrisme ardent dans le Moderato - le dialogue de a soliste avec ses comparses des pupitres de violoncelles est un moment de grâce pure -, et assombrit le caractère singulier de la Cadenza qui constitue le troisième mouvement, tandis que l’orchestre onctueux de la Staatskapelle a anoblit les timbres de l’orchestration de Chostakovitch de ses cordes onctueuses et de ses pupitres de vents, à commencer par le cor. En bis, Sol Gabetta s’est adjoint le célesta (Nathan Raskin) avec qui elle a offert la berceuse « Nana », cinquième des sept Chansons populaires espagnoles que Manuel de Falla composa à Paris en 1915.

Tugan Sokhiev, Sächsische Staatskapelle Dresden
Photo : (c) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Donnée dans sa version originale de 1883 révisée en 1885 dans son édition réalisée par Leopold Nowak de 1954, avec la faute de copiste pourtant notée « non valable » qui fait incidemment survenir un hallucinant coup de cymbales au point culminant du mouvement lent, la Symphonie n° 7 en mi majeur WAB 107 par la Staatskapelle sxonne de Dresde a été un pur enchantement. Vision puissante, sensible, d’une profondeur ressentie de l’intérieur, l’exécution s’est imposée par sa puissance digne du grand Wagner célébré avec admiration par le compositeur autrichien. Dès les premières mesures du mouvement initial exposées aux violoncelles et au premier cor, cette conception de la Septième de Bruckner s’est avérée d’une beauté stupéfiante, malgré des passages légèrement hachés, le ton noble et altier, éclairant de l’intérieur la structure en arche immense qui aboutit à une coda d’une ampleur extrême où sonnent pour la première fois dans la symphonie, à la toute fin du morceau, quatre tubas wagnériens aux sonorités plus pleines et charnues que les quatre cors dont ils sont le prolongement et les intermédiaires avant les posaunen (trombones). En effet, dédiée au roi Louis II de Bavière, qui, rappelons-le, fut le protecteur de Richard Wagner, cette symphonie, qui rend hommage au maître vénéré de Bruckner, est toute emplie des sonorités de l’Enchanteur de Bayreuth, où le maître autrichien s’était rendu pour la première fois en 1882 afin d’assister à la création de Parsifal alors qu’il était en pleine genèse de cette Septième. Le sublime Adagio, marqué « très solennel », est abordé dans un climat de mystère évanescent, avec des cordes d’une exquise douceur qui exposent le thème initial avec une délicatesse prodigieuse, à l’instar du long crescendo d’une tendresse et d’une nostalgie élégiaque, si bien que, à son apogée, lorsqu’intervient soudain timbales, cymbales et triangle, le retour à la réalisé est si violent et dramatique que l’atmosphère paisible semble définitivement rompue. C’est sans compter sur le sens du drame qu’a l’éminent chef d’opéra Sokhiev, qui retrouve rapidement la sérénité pour conclure dans un climat apaisé. Abordé sans précipitation, conformément à l’indication du compositeur, le Scherzo est mû avec allant mais gorgé de délicates inflexions. Le finale, « mouvementé, mais pas trop rapide », de Sokhiev et de l’éblouissante Staatskapelle de Dresde est saisissant de grandeur et de puissance, construit telle une fastueuse cathédrale sonore à l’architecture immense et majestueuse, marquant l’auditeur jusqu’au plus profond de l’âme et du corps tel un hymne solennel à l’univers entier et à la Création.

Bruno Serrou

mercredi 28 mai 2025

Bizet 150 : "L’Arlésienne" et "Le Docteur Miracle", succulent diptyque original de Georges Bizet proposé par le Théâtre du Châtelet dans le cadre du Festival Palazzetto Bru Zane de Paris

Paris. Théâtre du Châtelet. Lundi 26 mai 2025 

Georges Bizet (1838-1875), L'Arlésienne
Photo : (c) Thomas Amouroux

Retour lundi soir au Théâtre du Châtelet où j’ai passé les dix plus belles années de ma vie professionnelle. J’y ai assisté à un spectacle de fête foraine assez plaisant réunissant deux partitions de Georges Bizet dans le cadre de son cent-cinquantenaire et du Festival Palazzetto Bru Zane 2025, un diptyque constitué d’un drame et d’une comédie, L’Arlésienne et Le Docteur Miracle, finement dirigés par Sora Elisabeth Lee à la tête d’un Orchestre de Chambre de Paris enthousiasmant, et mis en scène par Pierre Lebon, signataire également de décors inventifs et de seyants costumes. Le récitant de L’Arlésienne, Eddie Chignara, a trop tendance à crier malgré ses micros, tandis que la distribution vocale du Docteur Miracle est enlevée et volubile, avec les sémillantes Dima Bawab (Laurette) et Héloïse Mas (Véronique), et les facétieux Marc Mauillon (Silvio/Pasquin/le Dr Miracle) et Thomas Domié (le Podestat de Padoue), tous dignes de la commedia dell’arte 

Georges Bizet (1838-1875), Le Docteur Miracle
Photo : (c) Thomas Amouroux

En cette année du cent-cinquantenaire de la mort prématurée de Georges Bizet (1838-1875), les productions de Carmen, l’opéra qui l’aura rendu universellement célèbre, ne manquent pas, que ce soit sur le territoire français comme dans le monde. Ses deux autres partitions les plus jouées, la Symphonie en ut pour le répertoire symphonique et les Pêcheurs de perles pour le lyrique, ont également leur droit de citer en chacun de leur domaine. Pour le reste, nada, ou presque. Il faut dire que disparu à moins de 37 ans, le temps lui a été particulièrement compté, et n’est pas aussi productif qu’un Mozart ou qu’un Schubert qui veut… Directeur du Théâtre du Châtelet depuis 2023, Olivier Py, qui connaît bien Carmen pour l’avoir mis en scène en divers lieux, a programmé par le biais du Festival Palazzetto Bru Zane deux œuvres moins fréquentées présentées sous forme de diptyque, l’une, L’Arlésienne, étant fameuse en raison de son personnage central que personne n’a jamais vu et pour les deux suites d’orchestre qui en ont été tirées, et la première partition scénique  de Bizet, Le Docteur Miracle, dont la production a été confiée à l’un des anciens assistants de Py, Pierre Lebon, qui signe à la fois la mise en scène, les décors et les costumes en plus d’être de la distribution dans chacun des deux ouvrages, en tant que danseur dans le premier et comme comédien dans le second.

Georges Bizet (1838-1875), L'Arlésienne 
Photo : (c) Thomas Amouroux

Principalement connu pour ses deux suites en quatre mouvements, la première réalisée en 1872 par le compositeur, la seconde en 1879 par son ami Ernest Guiraud (1837-1892), L’Arlésienne est une musique de scène pour le drame éponyme en trois actes d’Alphonse Daudet (1840-1897) créée à Paris au Théâtre de Vaudeville le 1er octobre 1872. Fruit d’une commande de Léon Carvalho (1825-1897), directeur du lieu de la création et commanditaire des deux précédents ouvrages scéniques de Bizet, Les Pêcheurs de perles (1863) et La Jolie Fille de Perth (1867), l’œuvre compte une ouverture suivie de vingt-six numéros constitués de seize courts mélodrames dont deux avec chœurs, six chœurs, trois entractes, une pastorale, une farandole et un intermezzo. Le soir de la création, l’orchestre était formé de vingt-six musiciens, les figurants constituaient le chœur, et le tout était dirigé par le compositeur. La pièce connut un échec retentissant, et ne dépassa pas la huitième représentation. Le Châtelet en propose une adaptation sous forme de conte réalisée par Hervé Lacombe qui se déroule dans un décor impressionnant et d’une parfaite cohérence autour d’un grand moulin fantomatique dont les ailes évoquent le temps qui s’écoule au sein de trois générations d’une famille de paysans provençaux, dont celle du jeune Frédéri (Jan dans le conte) que hante la figure d’une jeune Arlésienne volage. L’on y retrouve aussi des allusions aux Lettres de mon Moulin éditées en 1869 à la source de la pièce, La Chèvre de Monsieur Seguin, Le Secret de Maître Cornille, tandis que l’espace scénique est traversé de bergers, d’Arlésiens et Arlésiennes, mais le spectateur éprouve des difficultés à suivre les péripéties des personnages et leur évolution psychologique qui conduit à la fatale décision de  Frédéri. Ce dernier en effet est sur le point d’épouser la jeune Arlésienne rencontrée aux arènes de la cité camarguaise, mais le gardian Mitifio déclare être l’amant de la jeune femme et produit des lettres qu’elle lui a écrites. Voyant son fils sombrer dans le désespoir, sa mère Rose entreprend de détourner son attention en agissant de telle sorte qu’il en oublie son Arlésienne en l’incitant à épouser une séduisante jeune femme qu’il connaît depuis l’enfance. Voyant ses parents inquiets, Frédéri décide de donner le change en se faisant joyeux, mais rongé par le chagrin il finit par se suicider. Pierre Lebon met en parallèle la déliquescence de Frédéri et la prise de conscience de son jeune frère, l’innocent Jeannet, tandis que le choix de la narration réalisé à la façon d’une pantomime chorégraphique donne au drame un tour de comédie de cabaret tandis que le conteur, Eddie Chignara dénommé Balthazar, déroule dans les micros dont son visage est doté réglés trop fort le texte d’Hervé Lacombe synthétisant l’action de la pièce de Daudet. Dans la fosse, les vingt-six instrumentistes requis par la partition, dont un remarquable saxophoniste qui amplifie la sombre nostalgie de l’œuvre, donne toute la forcce évocatrice dont la partition de Bizet est porteuse, l’Orchestre de Chambre de Paris, sous l’impulsion inspirée de Sora Elisabeth Lee, donne à entendre toutes les nuances et facettes de la musique, dont les joyeuses volées de cloches du Carillon (n° 18), la festive Farandole (n° 21) pour laquelle Bizet emprunte au répertoire populaire provençal, la justesse des tempi de la Pastorale (n° 7, entracte et chœur) avec un glorieux duo de flûtes de la Sicilienne, le mélodrame sous les yeux énamourés des vieillards sont des moments de grâce pure, tandis que l’on se plaît à écouter des moments plus rarement entendus qui associent le chœur à quatre voix et l’orchestre.

Georges Bizet (1838-1875), Le Docteur Miracle. Pierre Lebon (l'Assistant du Dr Miracle)
Photo : (c) Thomas Amouroux

Première œuvre scénique de Georges Bizet, Le Docteur Miracle a le caractère d’une opérette, conformément à ce qu’indique le sous-titre du livret de Léon Battu (1828-1857) et Ludovic Halévy (1834-1908), ce dernier cosignera plus tard celui de Carmen, même si l’ouvrage peut être considéré comme un opéra-comique, comme précisé sur la partition. Tiré de la pièce de théâtre irlandaise Saint Patrick’s Day (1775) de Richard Brinsley Sheridan (1751-1816) donnée pour la première fois à Paris le 9 avril 1857 Théâtre des Bouffes Parisiens, cette œuvre en un acte résulte d’un concours d’opéra-comique organisé par Jacques Offenbach en août 1856 désireux d’élargir le répertoire du théâtre qu’il dirige. Agé de 18 ans, tout juste récipiendaire d’un second Prix de Rome, Bizet est des six finalistes sélectionnés parmi les soixante dix huit candidats qui ont dû composer sur ce livret avec lequel il remporte le premier prix, ex-aequo avec Charles Lecoq. Les deux partitions sont créées sous la direction d’Offenbach les 8 (Lecoq) et 9 (Bizet) avril 1857 aux Bouffes du Nord, théâtre qui reprend chacune d’elles dix fois avant qu’elles ne sombrent dans l’oubli. Celle de Bizet réapparaîtra près d’un siècle plus tard, en 1951, au Conservatoire National de Paris. L’intrigue est des plus simples. Laurette, fille du podestat de Padoue, aime le capitaine Silvio, mais son père s’oppose à leur mariage et, pour veiller sur sa progéniture, prend un nouveau domestique, qui déteste autant les militaires que les… omelettes. Le podestat sort avec son épouse Véronique pour digérer une omelette et laisse sa fille en tête à tête avec le capitaine qui, prêt à tout pour convoler avec son aimée, est parvenu à adopter un air assez stupide pour se faire passer pour un domestique répondant au nom de Pasquin. Mis à la porte, il se venge en écrivant au podestat qu’il a mis dans sa dernière omelette une forte dose de poison. Aussitôt est convoqué le docteur Miracle, qui sauvera le podestat moyennant sa fille ou quinze mille ducats. Dupé, ce dernier opte pour le don de sa fille en mariage au docteur Miracle qui s’avère être le capitaine Silvio… Musicalement, l’œuvre présente une succession d’airs d’une énergie et d’un élan d’une fraîcheur et d’une souplesse juvéniles, dès l’ouverture menée avec une réjouissante mobilité par Sora Elisabeth Lee sollicitant avec subtilité un Orchestre de Chambre de Paris aux sonorités et à la vitalité réjouissantes, ménageant avec un égal bonheur le clinquant et la tendre effusion. La scénographie de théâtre de tréteaux conçue par Pierre Lebon, la maison du podestat résultant d’un agglomérat de praticables et de trappes, est en parfaite adéquation avec le spectacle dont elle souligne la faconde de commedia dell’arte tant elle offre aux cinq protagonistes, tous vêtus de rouge-théâtre, une infinité de possibilités de mouvements et de jeux. Les quatre chanteurs solistes sont les mêmes que ceux qui constituaient le chœur de L’Arlésienne. Dima Bawab est une Laurette toute de charme et de délicatesse dont la voix se déploie à l’envi dans la romance « L’amour vient », tandis qu’Héloïse Mas brosse une Véronique judicieusement cupide et crâne de sa voix charnue, Marc Mauillon est un capitaine polymorphe qui se glisse dans chacun de ses travestissements avec une aisance suprême pour se rire de l’excellent Podestat de Thomas Dolié, tandis que l’omnipotent Pierre Lebon est un assistant du Docteur Miracle fort manipulateur.

Bruno Serrou

mardi 27 mai 2025

Dans un Paris des années 1920 de Krzysztof Warlikowski, le « Rosenkavalier » de Richard Strauss clôt l’ère Michel Franck du Théâtre des Champs-Elysées avec de brillants débuts de Véronique Gens en Maréchale

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 24 mai 2025 

Richard Strauss (1864-1949), Der Rosenkavalier (acte I)
Photo : (c) Vincent Pontet

Comme toujours, les larmes coulent à l’écoute du sublime finale de Der Rosenkavalier de Richard Strauss. C’est cet ouvrage dont l’une des thématiques est le temps qui passe inexorablement, que Michel Franck a choisi pour ses adieux au Théâtre des Champs-Elysées qu’il aura dirigé quinze ans, de 2010 à 2025. Malgré la scénographie excessivement dépouillée et sans attrait de Małgorzata Szczęśniak pour une direction d’acteur au cordeau de Krzysztof Warlikowski, qui, transférant l’action de la Vienne du siècle des Lumières dont de nostalgiques images sont projetées sur grand écran, au Paris contemporain, met l’accent sur la mise en abime entre le féminin et le masculin qui souligne l’ambiguïté sexuelle de l’opéra, mais avec de nombreux hiatus dans la vision du metteur en scène polonais qui intègre une chorégraphie lambda de Claude Bardouil déniant l’existence de la valse qui transporte pourtant l’œuvre entière. Distribution extrêmement homogène, avec une touchante Maréchale de Véronique Gens, dont la voix manque légèrement de velours, le délicieux Octavian de Niamh O’Sullivan et la rayonnante Sophie annoncée malade de Regula Mühlemann. Peter Rose est un Ochs vocalement parfait et qui ne surcharge jamais le trait en trivialité, Jean-Sébastien Bou est un Faninal d’exception. L’Orchestre National de France dirigé avec bonheur par Henrik Nánási s’exprime avec bonheur dans la fosse, s’avérant être le roi de la soirée 

Richard Strauss (1864-1949), Der Rosenkavalier (acte I)
Photo : (c) Vincent Pontet

L’œuvre la plus célèbre de la collaboration exemplaire d’un compositeur, l’Allemand Richard Strauss, et d’un poète, l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal, Der Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose) est théâtre véritable. Un théâtre nostalgique qui associe avec une telle perfection musique et littérature dans une partition qui souligne avec une incomparable maestria la moindre inflexion du texte, au point que le tout prend le tour d’une conversation en musique. Jamais dans l’histoire de l’opéra depuis la mort de Claudio Monteverdi une telle fusion texte/musique n’avait été atteinte à ce point. Pourtant, la musique emporte l’auditeur sur des sommets d’expressivité, de lyrisme, d’émotion, une poésie exacerbée, quoique simple, puissante, sans artifices, mais qui transcende et bouleverse constamment. Comment résister en effet au premier acte au grand monologue sur le temps qui s’écoule inexorablement chanté par une Maréchale à peine trentenaire, la princesse Marie-Thérèse von Werdenberg bouleversante d’humanité, à la présentation de la rose au début du deuxième acte et aux premiers sentiments amoureux qui emportent soudain le cœur d’un jeune homme de dix-sept ans, le comte Octavian von Rofrano amant de la Maréchale, et d’une jeune fille de quinze ans, Sophie von Faninal, fille d’un riche marchand tout juste anobli courtisée par le lubrique baron Ochs auf Lerchenau, les valses aux élans nostalgiques de la fin de ce même deuxième acte, enfin l’extraordinaire trio/duo final du troisième acte que, à l’instar de Pauline Strauss, l’épouse du compositeur, l’on souhaiterait plus long d’une demi-heure, au moins... Et la comédie réjouissante qui fait vivre tout un monde de modiste, chapelier, perruquier, marchand d’animaux, notaire, artistes de commedia dell’arte, musiciens, laquais, majordomes qui suit le petit lever de la Maréchale au premier acte, d’aubergiste, serveurs, policiers, orphelins dans le troisième acte, sont des moments de bonheur pur qui empruntent autant au théâtre qu’au cinéma.

Richard Strauss (1864-1949), Der Rosenkavalier (acte II)
Photo : (c) Vincent Pontet

Pourtant, la proposition de Krzysztof Warlikowski ne plonge pas dans cet univers, le metteur en scène polonais restant au contraire distant au sein d’un décor simple sur deux niveaux, presque nu de tout accessoire, de salon lambda surplombé d’un grand balcon aux murs recouverts de faux bois blond flanqué d’un mobilier quelconque d’une petite bourgeoisie sans goût réalisés par Małgorzata Szczęśniak, également signataire des costumes tout aussi ordinaires. Mêmes impressions pour la chorégraphie up to date réglée par Claude Bardouil façon hip-hop en vérité plus datée encore que s’il s’était agi de valses plus imposées que simplement suggérées par leur permanence rythmique au sein de la partition mais assurément jugées ringardes en cette fin de premier quart du XXIe siècle (la danse en couple est une idée désormais saugrenue). Seuls « retours à la tradition », le film projeté sur grand écran qui donne à voir de nostalgiques images du film muet de cent cinq minutes réalisé en 1925 par Robert Wiene dans de somptueux décors d’Alfred Roller sous le contrôle des auteurs, Strauss réalisant pour l’occasion une synthèse de sa partition la présentation de la rose au début de l’acte II, avec un chevalier en habit de lumière et une rose d’argent présentée dans un élégant boîtier de marque. 

Richard Strauss (1864-1949), Der Rosenkavalier (acte II)
Photo : (c) Vincent Pontet

Reste la direction d’acteur, toujours aussi efficiente avec Krzysztof Warlikowski, qui, transférant l’action de la Vienne du siècle des Lumières au Paris contemporain, met l’accent sur la mise en abime entre le féminin et le masculin qui souligne l’ambiguïté sexuelle de l’opéra due aux nombreux travestissements, se fondant largement sur les didascalies détaillées et d’une densité extrême portées par le livret et la partition par le maître du théâtre qu’était Hugo von Hofmannsthal poussé par un Richard Strauss particulièrement exigeant en matière dramaturgique. De ce point de vue, le metteur en scène polonais sert l’œuvre au cordeau, donnant à chacun des personnages, jusqu’au sein de l’effectif choral, son caractère propre finement réglé. Dans ce milieu parisien décadent, toute une société bigarrée se meut autour de la Maréchale, qui est au centre d’un film tourné par une équipe de reportage l’enregistrant à son insu, et qui assiste en spectatrice à la rencontre de son amant et de sa rivale. Cette action est ancrée dans le passé, puisque tandis que sur le plateau se déploie l’action contemporaine sont projetées de nostalgiques images sur grand écran, d’abord en noir et blanc puis colorisées, venues du film muet de Robert Wiene réalisé en 1925 pour lequel Richard Strauss réalisa un digest de cent-dix minutes de sa partition initiale. Les ultime mintes de l'oeuvre sont illustrée par une vidéo où l'on boit la Maréchale rentrer chez elle et y retrouver défaite et désabusée son mari...

Richard Strauss (1864-1949), Der Rosenkavalier (acte III)
Photo : (c) Vincent Pontet

Pour ses débuts dans le rôle magnifique de la Maréchale, Véronique Gens s’impose par son naturel, tant elle est l’incarnation même de ce personnage d’une plénitude extraordinaire. La ligne de chant, d’une exquise perfection, la voix souple et colorée à laquelle il manque peut-être un soupçon de coloration, mais la présence est si radieuse, l’incarnation si subtilement humaine, à la fois enjouée et mélancolique, que l’on ne peut qu’être séduit par la plénitude atteinte par l’éblouissante mozartienne qui endosse le rôle avec infiniment de justesse. A ses côtés, la mezzo-soprano irlandaise Niamh O’Sullivan est un Octavian ardent et à l’identité sexuelle judicieusement ambiguë, la voix juvénile et colorée et le jeu délié, la soprano suisse Regula Mühlemann, voix d’une souplesse et d’une vaillance impressionnantes est une Sophie en constante évolution, passant avec aisance en deux actes de l’oie écervelée nouveau-riche à l’amoureuse consciente et déterminée. De sa voix riche, ample et abyssale, la basse britannique Peter Rose est l’incarnation-même du baron Ochs, ni excessif ni retenu, tout simplement savoureux de spontanéité et de vocalité, avec sa gouaille savoureuse et sa ligne de chant raffinée, au fond plutôt bonhomme avec juste ce qu’il faut en prosaïsme. Le baryton français Jean-Sébastien Bou excelle en Monsieur de Faninal qu’il campe avec grande justesse dramatique. 

Richard Strauss (1864-1949), Der Rosenkavalier (acte III)
Photo : (c) Vincent Pontet

Tous les seconds rôles sont parfaitement distribués, à commencer par le couple d’intrigants Valzacchi, le ténor croate Krešimir Špicer, et sa nièce Annina, la mezzo-soprano corse Eleonore Pancrazi, jusqu’au chanteur italien vaillemment tenu par le ténor Francesco Demuro. Le chœur Unikanti et la Maîtrise des Hauts-de-France participent à la réussite d’ensemble de cette luxuriante affiche vocale, la troupe dialoguant avec un Orchestre National de France en très grande forme, clairement conquis par la direction souple et aérée du chef hongrois Henrik Nánási, qui veille à ne jamais couvrir les chanteurs, tant la fluidité du discours, la fusion des timbres, la souplesse des transitions, la netteté du jeu instrumental et l’homogénéité des pupitres du National irradient la magnificence de la partition la plus représentative de l’art de Richard Strauss.

Bruno Serrou

 

 

lundi 26 mai 2025

Les magies du « rêve augmenté » de « L’Ombre » d'après Andersen selon Blanca Li et Edith Canat de Chizy donné avec succès en ouverture du festival ManiFeste de l’IRCAM

Paris. IRCAM. Espace de Projection. Vendredi 23 mai 2025 

Edith Canat de Chizy (née en 1950) / Blanca Li (née en 1964), L'Ombre 
Photo : (c) Quentin Chevrier

Donnée en ouverture du festival ManiFeste de l’IRCAM, L’Ombre d’Edith Canat de Chizy et Blanca Li d’après un conte d’Andersen est le premier spectacle de réalité augmentée associant technologie audiovisuelle, danse, musique créatrice contemporaine et poésie à s’imposer comme une expérience véritablement créatrice. Une fois le casque électronique qui superpose en temps réel contenu virtuel et environnement existant directement dans les yeux et les oreilles de chaque spectateur, tout devient enchantement, rêve et poésie. Dix danseurs et danseuses et un percussionniste (Florent Jodelet, magnifique) se meuvent à travers l’espace de l’Espace de Projection de l’IRCAM, les trois cent spectateurs que contient la salle se déplaçant au centre à volonté accompagnés par un adorable chat virtuel au milieu d’immeubles haussmanniens, d’un planétarium et de ciels étoilés ou parcourus de nuages où volent des pigeons nocturnes (?), effleurés par des personnages grandeur nature ou gigantesques, dont la dimension onirique est magnifiée par la musique surnaturelle à la fois en son direct et en son augmenté d’Edith Canat de Chizy diffusée directement par les casques et par des haut-parleurs précis et analytiques de l’IRCAM disséminés à travers la salle 

Edith Canat de Chizy (née en 1950) / Blanca Li (née en 1964), L'Ombre 
Photo : (c) Quentin Chevrier

Pour qui connaît l’œuvre d’Edith Canat de Chizy, première compositrice membre de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France, et sa création, uniquement acoustique, il paraîtra de prime abord étonnant de la voir se tourner vers l’univers de la recherche électroacoustique et la réalité virtuelle réalisée au sein de l’IRCAM, où elle a découvert la réalisation électroacoustique à l’occasion de la genèse de ce ballet. La réussite avérée de cette production incitera sûrement la compositrice à développer son expérience de la musique avec électronique en temps réel. Car, à soixante-quinze ans, la compositrice française démontre combien cet univers lui convient. Son année de travail pour la réalisation de ce projet entourée des équipes de l’institut de recherche et de coordination acoustique/musique conçu voilà un demi-siècle par Pierre Boulez l’a assurément comblée, et il est certain que si l’occasion se présente - ce qui est peut-être déjà le cas -, elle retournera volontiers dans les studios situés sous la Place Igor Stravinsky. Le thème sur laquelle s’appuie cette partition a il est vrai de quoi la séduire, puisqu’il s’agit d’un ballet inspiré d’un conte de Hans Christian Andersen, L’Ombre à laquelle son savant de propriétaire donne vie et qui devient autonome au point de se faire passer pour un homme au sein de la société. L’Ombre dépasse son maître, tente de l’asservir et finit par le tuer lorsque ce dernier tente de lui résister. Cent quarante cinq collaborateurs ont été requis pour la réalisation de ce spectacle de soixante minutes (quatre vingt trois côté production, technique et administration inclues, quarante-huit côté IRCAM, dix danseurs de la Compagnie de Blanca Li, la compositrice, la chorégraphe et deux percussionnistes alternant).

Edith Canat de Chizy (née en 1950) / Blanca Li (née en 1964), L'Ombre 
Photo : (c) Quentin Chevrier

Les spectateurs, trois cents au maximum dans l’Espace de Projection où était donné le ballet en réalité augmentée, sont invités à le regarder à travers un casque de réalité mixte donnant le sentiment de déambuler au cœur d’un univers fantastique au contact direct des danseurs de la Compagnie de la chorégraphe franco-espagnole et de leurs avatars, des images et de la musique immersive qui les fait participer étroitement à l’action, qui se situe sur une place, qui ressemble à celle où est implanté l’IRCAM, entourée d’immeubles haussmanniens. Seul hiatus relevé par qui veut chercher la petite bête, la présence dans un ciel nocturne étoilé de pigeons, volatiles qui dorment aux mêmes heures que les poules, alors que des chauves-souris auraient eu toute leur place… Sinon, le public qui vit littéralement ce spectacle hybride est immédiatement séduit puis fasciné par le propos et par ce qu’il voit et entend à travers le casque qui le fait pénétrer dans un univers fantastique où l’existant et le perçu virtuel se confondent, plongé dans des mondes réalistes, puis fantastiques et futuristes, sur les toits d’une ville, dans un grenier couvert de livres gigantesques, au cœur d’un alphabet colorés, sous une pluie de parapluies tombant du ciel, ou la menace d’un géant lançant des couteaux, les images ainsi projetées associant le cinéma coloré de Pedro Almodovar et celui plus oppressant de Murnau.

Edith Canat de Chizy (née en 1950) / Blanca Li (née en 1964), L'Ombre. Florent Jodelet (percussion)
oto : (c) Quentin Chevrier

Au début de la représentation, le public ne sait que faire du casque qui lui enserre la tête malgré le soin de la pose effectuée avec le concours d'un spécialiste avant de pénétrer dans la salle après une brève explication portant principalement à rassurer le récipiendaire, qui a tendance au début à le retirer. Puis dès que le spectacle commence, il est immédiatement séduit par ce qu’il voit et entend, et finit très vite par déambuler dans l’espace, d’abord inquiet de voir tous les personnages entrer à sa contact puis le traverser, et se promener tranquillement dans ses jambes pour traverser la pièce un petit chat marchant sereinement. La musique d’Edith Canat de Chizy accompagne plus qu’elle illustre le rêve éveillé qui confine à l’onirisme, accentuant l’enchantement d’autant plus que la partie instrumentale est assurée par le brillant percussionniste Florent Jodelet, qui alterne avec son jeune confrère Arthur Bechet.

Bruno Serrou

Après Paris et Cannes, ce spectacle sera présenté à Madrid et à Taïwan

 

 

dimanche 25 mai 2025

Magistral récital Sunwook Kim au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano****

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Jeudi 22 mai 2025 

Sunwook Kim
Photo : (c) Bruno Serrou

Programme particulièrement dense ce soir au Théâtre des Champs-Elysées qui recevait Sunwook Kim dans le cadre des concerts Piano****. Le pianiste Sud-Coréen a brillé dans un programme ouvert sur la dramatique Sonate n° 59 de Joseph Haydn suivie par l’impressionnant livre d’images que sont les Danses des Compagnons de David de Robert Schumann alternant une fantastique diversité de sentiments contradictoires, et se concluant sur la Sonate n° 21 opus posthume de Franz Schubert moins poétique, mélancolique et introvertie que ce qu’en avait offert un mois plus tôt dans le même cadre Stephen Bishop, mais tendue comme un arc vers le tragique 

Sunwook Kim
Photo : (c) Bruno Serrou

Vainqueur des prestigieux Concours internationaux de piano Clara Haskil de Vevey (Suisse) en 2005 et de Leeds (Grande-Bretagne) en 2006, dont il est à 18 ans le plus jeune des lauréats, et premier asiatique à le remporter, Sunwook Kim est à 37 ans l’un des pianistes les plus brillants de sa génération. Il reste pourtant encore inexplicablement en manque de notoriété en France, comme l’atteste le nombre de sièges demeurés inoccupés lors du magistral récital qu’il a donné cette semaine au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de Piano Quatre Etoiles d’André Furno. Le pianiste Sud-Coréen a ouvert son programme sur la cinquante-neuvième des soixante-deux sonates pour piano de Joseph Haydn (1732-1809). Composée en 1790, publiée à Vienne en 1791, dédiée à Maria Anna (« Nanette ») Jerlischeck, gouvernante des Esterhazy et future épouse du second violon de l’orchestre du prince Esterhazy et commerçant autrichien Johann Tost (v.1755-1831), les trois mouvements de la Sonate n° 59 en mi bémol majeur Hob.XVI:49 témoigne de la profonde affection que le compositeur vouait à Maria Anna (Marianne) von Genzinger (1754-1793) dans ses dernières années comme maître de chapelle des Princes Esterhazy. Porteuse des élans de l’opus 10 (1798) du disciple Beethoven dans l’Allegro initial finement ciselé par Sunwook Kim, l’œuvre a pour moment-phare l’Adagio cantabile en si bémol mineur à la ferveur romantique qui dit combien Haydn était empli de l’amour qu’il vouait à son amie intime et confidente Maria Anna, tandis que dans le finale le compositeur semble pressé d’en finir avec cette confidence sentimentale. Le tout a été admirablement restitué par l’interprétation de Sunwook Kim, fondant expressivité tendre et douloureuse et objectivité classique, jouant de façon concentrée et nuancée, sans le moindre artifice, jusques et y compris dans les croisements de mains.

Sunwook Kim
Photo : (c) Bruno Serrou

Mêmes impressions de concentration, d’expressivité, de jeu, ajoutés cette fois d’une infinie variété de couleurs et d’intentions avec les fantastiques Davidsbündlertänze (Danses des Compagnons de David) op. 6 de Robert Schumann (1810-1856) peintes avec une densité et une variété de timbres, de nuances et d’intentions d’une richesse et d’une diversité saisissantes. Le cycle de deux fois neuf pièces contant les relations de deux personnages aux caractères opposés dont son auteur se déclarait investi, le musicien extraverti et tempétueux Florestan et le poète délicat et sensible Eusebius, dédié au fils de Wolfgang von Goethe, Davidsbündlertänze op. 6 a été composé en 1837 et créé le 14 août de la même année - il sera remanié en 1850-1851 et donné pour la première fois en public le 15 mars 1869, à Budapest, par Johannes Brahms. L’œuvre est emplie des sentiments amoureux de Robert Schumann pour Clara Wieck, avec qui il s’était fiancé deux mois avant la première exécution privée et dont il cite la devise dans la première pièce. Il y évoque ses projets de mariage tout en imprégnant ces pages de contrastes saisissants où s’entremêlent intimement ombre et lumière, souffrance et bonheur, vaillance et angoisse, le conflit des deux pseudonymes que s’était attribués le compositeur, Florestan, le coureur de tempêtes exubérant et crâne, et Eusebius, le doux jeune homme qui reste modestement à l’arrière-plan gouvernant l’œuvre entière. Sous les doigts magnétiques de Sunwook Kim, les miniatures schumanniennes ont constitué autant de pages d’un livre d’images dont la narration a été si prenante que l’auditeur a eu l’impression de traverser une multitude de paysages-caractères d’une densité et d’une variété singulières, au point que le temps et l’espace ont semblé se fusionnent pour se disperser soudain aux quatre vents, tant qu’il est très vite apparu impossible de s’extraire de ce moment de pure féerie, jusqu’ç ce que l’amour et le rêve se fondent l’un dans l’autre, dans un chant nocturne cadencé par les douze coups de minuit s’enfonçant dans les profondeurs du do grave du clavier.


Sunwook Kim
Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du récital était entièrement occupée par l’ultime sonate de Franz Schubert (1797-1828), la Sonate n° 21 en si bémol majeur D. 960, op. Posthume composée en septembre 1828, à l’instar des Sonates D. 958 et 959, publiée en 1839 avec une dédicace à Robert Schumann ajoutée par l’éditeur Anton Diabelli alors que son auteur pensait à Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), proche de Beethoven. A l’instar de Stephen Bishop le 12 avril dernier dans cette même salle du Théâtre des Champs-Elysées et dans le même cadre de la saison Piano Quatre Etoiles, Sunwook Kim a respecté le plus possible les da capo, mais à contrario de son aîné américano-croate, le cadet sud-coréen a interprété l’œuvre de façon moins douloureuse et un peu plus distanciée tout en se faisant d’une nostalgie mâle et tendrement douloureuse, atteignant ainsi de façon plus apaisée une densité d’une grande humanité, d’une force intérieure ayant la consistance d’une douleur interne, d’un désespoir pudique et noble, tandis que le pianiste sud-coréen multipliait à satiété les variations de climats, de couleurs et de lumière de chacun des quatre mouvements de la sonate, dès la mélodie initiale du Molto moderato qui ouvre l’œuvre qui, sous les doigts de Kim à peine assis surgit d’un rêve avant de s’affirmer avec une nostalgie plus ou moins pondérée qui, amplifiée jusqu’au drame intime par un Andante sostenuto au climat nocturne venu d’outre-tombe, emporte la partition jusqu’aux deux tiers de l’Allegro final, lequel, après la rémission poétique du Scherzo se présentant telle une bienheureuse respiration, conclut l’œuvre dans un radieux Presto qui parachève la série des vingt-et-une sonates de Schubert moins de deux mois avant sa mort. Ce qu’offre à écouter Sunwook Kim est si intense et d’une humanité si touchante que l’auditeur n’aura à aucun moment éprouvé l’impression de « divines longueurs » trop souvent associée aux sonates du Viennois, le temps passant au contraire trop rapidement tant l’interprétation était riche et brillamment articulée.

Bruno Serrou

L’Orchestre de Paris enivré par la vigueur juvénile d’un chef de 98 ans, Herbert Blomstedt

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 21 mai 2025 

Herbert Blomstedt, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris / Philharmonie de Paris

À moins de deux mois de ses 98 printemps, le chef suédois Herbert Blomstedt, qui se déplace lentement, soutenu par le premier violon invité de l’Orchestre de Paris, Sarah Nemtanu, a toujours l’élan, la dynamique en dépit de sa lente gestique, l’écoute, le sens de la narration de sa première maturité, dans un programme qu’il maîtrise à la perfection, inscrivant pour la première fois une des quatre symphonies de son compatriote Franz Berwald au répertoire de la phalange parisienne, la Deuxième en ré majeur dite « Sinfonie capricieuse », sonnant clair et d’un classicisme enchanteur, précédant l’un des opus favoris de l’Orchestre de Paris, une Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 de Johannes Brahms de feu, dansant continuellement sur ses rythmes de basse conquérants, suscitant des sonorités foisonnantes aux amples contrastes de braise. La disposition des cordes a différé de la coutume de la formation parisienne, avec premiers et seconds violons se faisant face séparés par les violoncelles et les altos. Un regret néanmoins, les contrebasses étaient côté cour, engendrant un léger déséquilibre qui aurait disparu si elles avaient été à jardin, alors que l’orchestre a été éblouissant de bout en bout 

Herbert Blomstedt, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris / Philharmonie de Paris

Hôte régulier de l’Orchestre de Paris, qui l’invite quasi chaque année, Herbert Blomstedt est, à deux ans de son centenaire, le chef le plus âgé à s’être produit à la tête de la phalange parisienne depuis sa fondation. Moins glorifié que ses confrères les plus illustres de sa génération, mais reconnu du grand public mélomane pour ses intégrales des symphonies de Carl Nielsen, Jean Sibelius et de la musique orchestrale de Paul Hindemith, ainsi que pour ses affinités avec Franz Berwald, Felix Mendelssohn-Bartholdy, Johannes Brahms et Anton Bruckner, mais aussi pour ses interprétations de Ludwig van Beethoven et de Richard Strauss, c’est dans la création de son compatriote Berwald et de l’Allemand Brahms qu’il s’est produit à Paris cette semaine. Très rarement programmé en France, d’origine allemande Franz Berwald (1796-1868) est l’un des rares compositeurs de nationalité suédoise du XIXe siècle. Fils de violoniste, enfant prodige, il intègre l’Orchestre royal de l’Opéra de Stockholm à 15 ans, naviguant entre les postes de violoniste et d’altiste, et compose sa première œuvre en 1818. Onze ans plus tard, il s’installe à Berlin, où il espère faire carrière, sans y parvenir, ce qui le conduit à se reconvertir à l’orthopédie et à ouvrir en 1835 un institut où il utilise ses propres appareils. Malgré ses succès professionnels berlinois, il s’installe à Vienne où il se fait reconnaître comme compositeur. Plusieurs de ses œuvres jouées, il décide de retourner à Stockholm au bout d’un an, puis se rend à Paris où il séjourne jusqu’en 1849. Deux ans plus tôt, il devient membre du Mozarteum de Salzbourg, et devient en 1850 verrier dans le nord de la Suède, ne se consacrant à la composition que durant ses loisirs. Son œuvre ne sera reconnue qu’après sa mort, malgré l’intérêt que lui portèrent un certain nombre de ses confrères, particulièrement Franz Liszt. Auteur de deux opéras, de quatre quatuors à cordes, d’un Septuor pour cordes et instruments à vent, de pièces pour piano, de trois concerto (violon, basson, piano), de poèmes symphoniques, il est principalement connu pour ses quatre symphonies composées en 1842 et 1845. Révélé au disque dans les années 1960, il n’avait jamais été programmé par l’Orchestre de Paris fondé en 1967… Il aura fallu attendre ce mercredi et la présence de son compatriote Herbert Blomstedt, dirigeant assis sur l’estrade du chef, pour qu’il apparaisse enfin à l’affiche, avec sa Symphonie n° 2 en ré majeur dite « Sinfonie Capricieuse » d’une durée de moins de trente minutes. Malgré sa gestique lente et peu marquée vue de dos, Herbert Blomstedt donne de cette œuvre en trois mouvements vif-lent-vif composée en 1842 révisée en 1909 par Ernst Ellberg puis en 1971 par Nils Castegren, une interprétation dynamique, avec des mouvements extrêmes une puissance lapidaire et foudroyante dont les très difficiles répétitions, hachures, ruptures sont intégrées avec une logique coulant avec infiniment de naturel, tandis que l’Andante central d’une luminosité voilée touche par sa dimension intensément poétique. Côté orchestre, les musiciens ont brillé par la beauté de leurs timbres, particulièrement les violoncelles ambrés, les bois virevoltants, les cuivres de velours (les cors) et de bronze (trompettes, trombones).

Herbert Blomstedt, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris / Philharmonie de Paris

Si la symphonie de Berwald faisait sa première apparition à l’affiche de l’Orchestre de Paris, ce n’était pas le cas de la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 de Johannes Brahms (1833-1897), l’un des « hits » de la phalange qui la reprend régulièrement, les archives comptant plus de trente-cinq programmations en cinquante-huit ans. Fruit d’une genèse longue et particulièrement difficile - esquissée en 1854, composée en 1874-1876 -, cette œuvre bouillonnante a été emportée avec luxuriance par un Herbert Blomstedt qui aura réussi à transcender les souffrances d’un corps touché par l’âge, en proposant à 98 ans une interprétation  énergique et virevoltante à couper le souffle et à qui l’Orchestre de Paris a donné la pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Comme sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la fusion ont été absolues, violon solo invité en tête (Sarah Nemtanu). Le chef suédois a remarquablement mis en évidence le fait que chacun des mouvements de la symphonie ne semble jamais naître mais être là de toute éternité, l’auditeur ayant le sentiment d’immiscer son oreille au milieu d’un discours dont il n’a pas entendu le début mais qui le saisi dès l’abord. Juste un petit regret, le fait que les contrebasses aient été placée derrière les premiers violons et non pas derrière les seconds violons, côté cour, ce qui aurait eu pour résultat un juste équilibre entre cordes aiguës et cordes graves...

Bruno Serrou