Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 28 mai 2025
C’est
un récital de piano sortant de l’ordinaire qu’a offert mercredi soir à la
Philharmonie de Paris un géant du clavier, Daniil Trifonov, avec un programme
singulier réunissant un Tchaïkovski de jeunesse en ouverture, la Sonate n° 2
op 80 de 1865, et un Tchaïkovski de la
maturité pour conclure, la Suite de la Belle au bois dormant arrangée pour piano solo par Mikhaïl Pletnev.
Entre les deux, six merveilleuses Valses de Frédéric Chopin, compositeur que Trifonov défend depuis toujours
avec un sens unique de l’évocation (il a remporté le Troisième Prix du Concours
Chopin de Varsovie en 2010), et une puissante Sonate op. 26 de Samuel Barber, peut-être la partition la plus
accomplie du compositeur Etats-Unien, du moins sous les doigts du génial russe
au son d’une plénitude absolue
Les interprètes qui s’attachent à l’œuvre
pour piano de Piotr Illich Tchaïkovski sont peu nombreux. Il faut dire qu’il ne
s’agit pas de la part la plus significative du compositeur russe, une grande
partie de sa création pour l’instrument-roi, plutôt banale, restant cantonnée
pour l’essentiel au salon. Seul le cycle des Saisons trouve quelque faveur. Tchaïkovski a notamment laissé deux
sonates complètes, la seconde, dite « Grande
Sonate » en sol majeur op. 37, réputée sèche et complexe depuis que
son créateur, Nikolaï Rubinstein, la qualifia ainsi malgré ses fulgurances
exubérantes, a donné du fil à retordre à son auteur, qui avouait avoir été
obligé de réfléchir à chaque mesure. Mais c’est la première, malgré son numéro
d’opus 80 qui laisse à penser qu’elle serait la deuxième, celle en ut dièse mineur, que Daniil Trifonov a
choisi pour ouvrir son programme. Cette Sonate
en ut dièse mineur op. 37 composée en 1865, alors que Tchaïkovski était
dans sa dernière année d’études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, n’a pas
été jugée digne de publication par son auteur. Pourtant, cette pièce,
remarquablement jouée par Trifonov, est riche en mélodies, évoquant la touffeur
de l’été russe. Après un mouvement initial au tour schumanien mais où l’on
remarque dès l’abord de sombres martèlements d’où émerge notamment le Dies Irae au milieu d’emportements
jubilatoires, l’Andante, qui fait
songer à Chopin, émeut par son ton
mélancolique et délicat à la manière de Schumann, et flotte dans un doux pianissimo, tandis que le Scherzo sera repris dans celui de la Symphonie n° 1 en sol mineur « Rêves d’hiver »
op. 13 conçue l’année suivante, débouche directement dans le finale, sans
doute le moment le plus significatif de l’œuvre, avec sa forme de mouvement
perpétuel à la virtuosité fébrile et puissante à la manière d’un Chopin souple
et agile, effectuant un retour au début de la sonate. Le toucher de Trifonov
est saisissant de nuances et se fait soutenu dans les passages les plus lents,
jouant sans fioritures les brusques changements de tempi, tandis qu’il gradue finement le large éventail des couleurs.
C’est en toute logique que Trifonov,
après de brefs saluts, a enchaîné la première partie de son programme avec
Frédéric Chopin dont il a sélectionné six des vingt Valses composées entre 1829 et 1847. Débutant et finissant avec
deux Valses opus Posthume, l’élégante Valse en mi majeur de 1829 et la
gracieuse mi mineur de 1830, le pianiste russe a donné successivement les Valses en fa majeur op. 70/2 de 1842, en la bémol majeur op. 64/3 et en ré bémol majeur op. 64/1 de
1846-1847, et celle en la mineur op. 34/2
de 1831, que Trifonov a construite tels des volets d’une suite alternant
une diversité de climats et d’humeurs d’une richesse inouïe, avec des épisodes tour
à tour plaintifs, charmeurs, affable, sombres, légers, rêveurs, nostalgiques,
éperdus puis soudain emplis d’espoir, pour conclure de façon virevoltante après
un délectable passage aux élans nocturnes. L’on ne cesse ici d’être ébloui par
le génie de coloriste et de poète de Trifonov au toucher à la fois charnel et
aérien à la source d’une interprétation d’une force évocatrice exceptionnelle.
Tout aussi rare que celles de
Tchaïkovski, la Sonate en mi bémol mineur
op. 26 de Samuel Barber (1910-1979) est peut-être le chef-d’œuvre de son
auteur, au côté de Knoxville: Summer of
1915 (1938), davantage que du trop fameux Adagio pour cordes (1936) et de l’opéra Vanessa (1958). Commande conjointe de deux figures de Broadway, Richard
Rodgers (1902-1979) et Irving Berlin (1888-1989) pour le vingt-cinquième anniversaire
de la League of Composers, cette première œuvre pour piano états-unienne d’envergure
à avoir été créée par une star du clavier d’audience internationale, Vladimir
Horowitz à qui elle est dédiée, cette Sonate
a été écrite en quatre mouvements en 1949 et créée le 9 décembre de cette
même année à La Havane puis reprise à New York le 23 janvier 1950. Assurément
impressionné par les prouesses techniques du pianiste russe, Barber réalise une
sonate à la consistance d’un véritable feu d’artifice de virtuosité. L’œuvre
fera l’admiration de Francis Poulenc, qui la décrira comme « tour à tour
tragique, joyeuse et lyrique ». L’on y trouve surtout de nombreuses dissonances,
ce qui est pour le moins inattendu de la part de Barber, et ce qui en fait une
partition d’une réelle originalité, qui renvoie peu ou prou à Charles Ives et à
sa Sonate « Concord »,
ainsi qu’à Arnold Schoenberg avec une écriture jouant avec les douze notes de l’échelle
chromatique mais sans l’architecture adhérer clairement au système
dodécaphonique, tandis que le tragique Adagio
se fonde sur une basse de passacaille, danse lente de l’ère baroque que
Barber étudiait à l’époque à travers la création de Johann Sebastian Bach. Particulièrement
difficile à exécuter, ce qui explique pourquoi le compositeur tenait
expressément à ce se ce soit Horowitz qui en donne la création, la Sonate op. 26 tient assurément en
Trifonov son interprète idéal, digne successeur de son compatriote Horowitz, mais
doué d’une musicalité plus prégnante encore que l’aîné, ce qui lui permet d’en
valoriser les beautés expressives, et de faire chanter l’écriture
dodécaphonique qu’il fond de façon pénétrante dans le matériau contrapuntique
et thématique fort développé de l’Allegro
energico initial. D’une maîtrise extrême, Daniil
Trifonov tire ici de son Steinway des sonorités de braise, l’œuvre s’avérant
sous ses doigts de magicien d’une fougue et d’un onirisme conquérants. Ainsi, dans
le deuxième Allegro, le pianiste
russe réussit la gageure de donner au
motif initial répété tout au long du mouvement une diversité de couleurs et de
tons qui ne cesse d’en renouveler la physionomie, jusqu’au grand arpège qui
conduit à l’Adagio qu’introduit une
série dodécaphonique. Trifonov en souligne admirablement les tensions
amplifiées par de sombres coloris qu’il réussit à plaquer de son jeu délié qui se
déploie avec une aisance confondante dans la fugue finale à quatre voix d’une
difficulté pourtant indéniable, dont il magnifie la rythmique débridée.
Retour à
Tchaïkovski pour conclure le récital, avec un arrangement pour piano seul sous
forme de Suite du ballet La Belle au bois dormant que le
compositeur avait écrit pour le théâtre Mariinsky où en a été donné la création
le 15 janvier 1890. Le pianiste chef d’orchestre Mikhaïl Pletnev en a tiré en
1978 une suite pour son instrument à partir d’une sélection de cinq numéros de
la partition originale effectuée en 1899 par l’Ukrainien Alexandre Siloti
(1863-1945) à la demande de son éditeur, regroupant dix numéros tirés de l’introduction
et le finale du prologue et des trois actes, tandis qu’est confié au clavier le
soin d’évoquer une orchestration de bois par deux ajoutés d’un piccolo et d’un
cor anglais, quatre cors, deux trompettes, deux cornets, trois trombones, tuba,
timbales, percussion, harpe et cordes… La Suite
reprend d’abord l’Introduction et le finale du prologue, puis la Danse des demoiselles d’honneur et des pages
de l’acte initial qui conduit à la coda du premier tableau de l’acte suivant
où les sylphides entourant la Belle Aurore disparaissent dans un presto rappelant le Scherzo de La Reine Mab du Roméo et Juliette de Berlioz, puis le molto espressivo du duo du Prince Désiré et d’Aurore dans le
deuxième acte, qui précède un retour à l’acte central avec la délectable polka de la Fée d’Argent et les
miaulements du Chat Botté cherchant à séduire la Chatte Blanche extraits de l’acte
final, enchaîné à la gavotte des baronnes et aux gazouillements de canari,
avant un retour à l’acte III, d’abord l’évocation du Chaperon rouge poursuivi
par le Loup où l’on entend à la main droite du pianiste la douce mélopée du hautbois
solo, avant de conclure la Suite avec
la fébrile mazurka finale. Suivre les
péripéties successives de ce conte et de ses personnages constitue un véritable
plaisir sous les doigts du peintre-magicien Daniil Trifonov qui font entendre
les instruments de l’orchestre, bois, cuivres, harpe, cordes au grand complet, et
la vision d’ensemble du pianiste restitue les diverses étapes du conte de fées,
de la fantasmagorie à la chimère, de l’angoisse à la délectation, de la terreur
à la tendresse, qui prend le tour d’un véritable poème symphonique confié au
seul piano.
En bis, après de brefs saluts d’automate
dégingandé, Daniil Trifonov a donné la Vals
de Santo Domingo (Valse de Saint-Domingue) du pianiste compositeur
dominicain Bullumba Landestoy (1925-2018), suivie de la Rêverie op. 39/21 extraite de l’Album
pour la Jeunesse de Tchaïkovski.
Bruno Serrou