lundi 24 mars 2025

Interview : Jérémie Rohrer, fidélité fertile aux compositeurs et leur temps

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christodoulou

Visage d’enfant à la mèche rebelle, homme de conviction et d’ouverture, déterminé mais parfait diplomate, refusant les diktats au point d’être passé maître dans l’art d’arrondir les angles en toute circonstance pour affirmer davantage ses convictions, Jérémie Rohrer est le musicien de la fidélité la plus fertile à la pensée des compositeurs et de leur époque, allant largement au-delà du respect de leurs intentions originelles qui pourraient conduire à une trop grande distanciation, voire une froideur dont ses interprétations sont l’exact contraire. Ouvert à tous les répertoires, de la fin de l’ère baroque à la création contemporaine, Jérémie Rohrer refuse de se laisser enfermer dans un genre, une recette, un oukase, une école, un style. Chef d’orchestre compositeur, né à Paris le 15 juillet 1973, il a intégré en 1984 la Maîtrise de Radio France, où sa vocation de musicien s’est révélée au contact de chefs comme Sir Colin Davis et Lorin Maazel. Après des études de flûte traversière, de piano, de clavecin et d’écriture au Conservatoire national de Région de Paris, il poursuit ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans les classes de clavecin, d’analyse et de composition. En 2005, voilà vingt ans, il fonde l’ensemble à effectif variable d’instruments d’époque Le Cercle de l’Harmonie qui dispose désormais d’un vivier de cent cinquante musiciens. Réunis par l’idée de l’utilisation des instruments pour lesquels les compositeurs ont écrit et pensé leurs œuvres, Jérémie Rohrer et ses musiciens défendent l’intime relation entre texte et structures musicales. Outre les chefs-d’œuvre de Mozart, la formation s’illustre dans les œuvres de la période charnière, de Gluck à Wagner, en passant par Berlioz, Verdi, Bizet…

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christodoulou

Rayonnantes et réfléchies, telles sont les particularités des interprétations de Jérémie Rohrer, particulièrement attaché à la belle sonorité toute en sensualité et en clair-obscur qu’il obtient de son Cercle de l’Harmonie qu’il dirige de façon nuancée et énergique. La direction nerveuse, vive de Jérémie Rohrer ne laisse aucun répit au spectateur, qui ne s’ennuie jamais à son écoute. En mars 2016, dans la fosse peu profonde du Palais de La Monnaie de Bruxelles, Jérémie Rohrer dirigeait Béatrice et Bénédict de Berlioz avec un onirisme trahissant une réelle symbiose avec la pensée du compositeur. En novembre 2018, il dirigeait avec succès une nouvelle production de La Traviata de Verdi au Théâtre des Champs-Elysées en effectuant un retour aux sources, à l’époque de la création en 1853 en s’appuyant sur le Traité d’orchestration qu’Hector Berlioz publia en 1843. Ainsi, avait-il choisi non seulement d’utiliser un instrumentarium réglé à 432 Hz, mais aussi de donner les arie da capo tout en gommant les suraigus ajoutés par la tradition. Avec son propre orchestre, Le Cercle de l’Harmonie, Rohrer a dirigé avec maestria cette œuvre que l’on croyait connaître jusqu’en ses moindres recoins mais qui, sous son impulsion, révélait un panel de couleurs ardentes et d’une longueur de spectre inusités. En outre, il veillait à ne jamais couvrir les chanteurs tout en tirant profit de large nuancier de la partition, n’hésitant pas à surligner les extrêmes, du pianississimo au fortississimo. J’ai rencontré Jérémie Rohrer pour le magazine espagnol Scherzo à l’occasion de la parution de son enregistrement de la Missa Solemnis de Beethoven chez Alpha. C’est cet entretien que je publie ici en français, dans son intégralité

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Jérémie Rohrer
Photo : (c) Caroline Doutre

Bruno Serrou : En quelles circonstances vous êtes-vous tourné vers la musique ?

Jérémie Rohrer : Elle remonte à mon entrée dans la Maîtrise de Radio France, qui a été le déclencheur de ma vocation. Ce choix a été dicté à ma mère par mon insatisfaction de l’instrument que j’avais choisi à l’origine. Je vivais à Ivry-sur-Seine, proche banlieue de Paris, où mes parents m’ont inscrit au conservatoire dans la classe de flûte. Mais je n’ai rien appris pendant un an. Je jouais à l’époque de la flûte traversière, alors que je voulais faire de la flûte de pan, confusion qui suscita en moi une grande déception. Mais je n’avais jamais chanté. Alors qu’elle ne venait pas d’un milieu culturel, ma mère a senti comme une solution le fait de me présenter au concours d’entrée à la Maîtrise de Radio France. J’ai réussi le concours d’entrée, et la Maîtrise a été un véritable déclencheur, car je suis entré en prise directe avec la musique grâce à de merveilleux professeurs. Je me souviens de Madame Roberte Kiehl, qui enseignait le solfège et avec qui j’ai beaucoup parlé de composition, à l’instar de tous les professeurs qui, à la Maîtrise, m’ont ouvert l’esprit à la musique. Nous participions à de grands concerts, comme celui qui a conditionné ma vocation de chef, dirigé par Sir Colin Davis dans La Damnation de Faust de Berlioz avec Jessye Norman en soliste. J’ai été bouleversé dès que je l’ai vu diriger la première répétition. J’ai eu le temps de l’observer, ce qui m’a fasciné, et je me suis dit que je serai chef d’orchestre. D’autant plus que j’ai reçu un accueil chaleureux de sa part et de celle de Jessye Norman, à qui j’ai demandé un autographe dans sa loge. J’avais dix ans… La chaleur de leur accueil m’a profondément marqué. J’avais trouvé ma famille. A partir de ce moment-là j’ai toujours eu en tête l’idée de diriger.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser au clavecin ?

J. R. : Au moment de ma mue, quand je quittais la Maîtrise de Radio France à douze ans, je suis encore flûtiste, et je commence le piano. Je me tournerai vers le clavecin plus tard, mais mon véritable objectif était dès cette époque la direction d’orchestre. En deuxième année de mes études secondaires, je suis entré au Conservatoire de Région de Paris, où j’ai eu une merveilleuse professeure de flûte, Sophie Cherrier, soliste de l’Ensemble Intercontemporain depuis 1979, qui m’a énormément appris sur le plan de la discipline et de la rigueur (je l’ai déçue quand j’ai arrêté la flûte à dix-huit ans), tout en y étudiant le piano et l’harmonie. Il se trouvait aussi au CRR une professeure de clavecin extraordinaire, Noëlle Spieth, signataire d’une magnifique intégrale Rameau que j’ai admirée bien avant de devenir son élève, et quand j’ai su qu’elle était au conservatoire, je me suis lancé dans cette discipline avec une telle volonté que deux ans plus tard je suis entré au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de clavecin

B. S. : Comment êtes-vous venu à la musique ancienne, tandis que parmi vos maîtres vous comptiez Sophie Cherrier, qui n’est pas particulièrement connue pour ce répertoire ?

J. R. : A seize ans, j’essayais de développer mes outils pour devenir chef d’orchestre. J’ai rencontré Emil Tchakarov (1948-1991), disciple d’Herbert von Karajan et brillant chef d’orchestre bulgare mort trop jeune. Il m’a donné des conseils extraordinaires, et m’a formé intellectuellement, il m’a orienté dans la minière de créer mes outils, me disant que la direction d’orchestre s’apprend sur le tas. Il était très convaincant, il m’a dit que lui-même avait transcrit l’ensemble du répertoire russe pour cinquante accordéons et qu’il avait commencé à diriger ces cinquante accordéonistes, avec qui il s’est fait la main. Dès notre rencontre, j’ai formé un ensemble de cinq musiciens et j’ai commencé à diriger ainsi, et en 1995 je fonderai les Musiciens de La Prée sur le même modèle. Tchakarov m’a aussi dit « il faut que tu deviennes le musicien le plus compétent ». C’est pourquoi j’ai commencé toutes les classes de théorie, d’érudition, d’analyse. Tout cela a conditionné mon rapport à la direction d’orchestre. Cette rencontre avec Tchakarov a été si importante que je n’ai fait ni la direction ni la composition au Conservatoire, étant déjà passé aux travaux pratiques.

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christopoulou

B. S. : Vous vous êtes donc formé en organisant vos propres saisons ?

J. R. : Les cinq saisons des Musiciens de La Prée ont été très importantes. Nous les avons organisées Salle Gaveau à Paris. Elles m’ont notamment permis de jouer pas mal de musique contemporaine, puisque nous étions soutenus par l’association Musique Nouvelle en Liberté, et, surtout, cette activité m’a mis en contact avec l’ensemble de ma génération de musiciens. J’ai ainsi donné mon premier concert avec Renaud Capuçon en soliste. Parallèlement, je me formais intellectuellement au CNSMDP. Quand j’ai entendu pour la première fois des enregistrements de Marc Minkowski, particulièrement une symphonie de Méhul qui m’a marqué, je me suis dit que c’était précisément la façon dont elle devait être interprétée, physiologiquement. Autre moment de bascule pour moi, un concert Delalande de l’archevêché par William Christie que je ne connaissais pas à l’époque. La révélation, c’était le son et ce n’était pas du tout dogmatique. Je voyais précisément que cette musique doit être restituée ainsi pour que les intentions du compositeur soient révélées. Les interprètes rendent justice à une préoccupation qui n’est pas seulement ancienne puisqu’elle est exactement la même qui poussait Igor Stravinsky à tout enregistrer sur le phonographe pour limiter l’espace d’interprétation des futurs interprètes dont il considérait déjà qu’ils dénaturaient le texte original. Cette préoccupation de témoigner pour l’éternité est donc intemporelle, et effectivement elle rend justice au compositeur. J’ai sûrement senti cela intuitivement, et je voyais aussi comment ces principes pouvaient être déclinés à tout un type de répertoire qui était l’apanage des grandes formations. Outre l’aspect historiographique dans la quête musicologique, ce qui est très important aussi ce sont la dramaturgie des tempi qui est restituée, l’espace qui n’est pas défini pendant la période baroque, et l’un des grands enseignements du clavecin, fondamental pour moi et que j’utilise en direction d’orchestre, est la quête de la détermination d’un tempo qui n’est pas précisé de manière métronomique.

B. S. : Comment y parvenez-vous ?

J. R. : La clef est la fréquence du rythme harmonique. C’est-à-dire la vitesse à laquelle on change d’accord. Ce qui induit un rythme physiologique qui en fait est assez indubitable, c’est le fameux tempo giusto. C’est ainsi que les clavecinistes déterminent leurs choix de tempi. Je l’ai abondamment utilisé. Aujourd’hui encore. L’un des grands enjeux pour moi ce sont les références discographiques « c’est plus rapide que les autres », « c’est plus lent que les autres », ce qui pour moi ne veut rien dire. Parce que cette culture m’a permis de me rapprocher au plus près de ce que j’imagine être le tempo giusto. Je peux me tromper, bien sûr. Mais je pense que la méthode est vraiment opérante, et qu’au contraire toutes les visions dogmatiques de tempi qui se sont appliquées à certaines parties du répertoire, je pense notamment à la Missa Solemnis de Beethoven, ont contribué à dénaturer les intentions des compositeurs et à rende ces pièces injouables. En dessous d’un certain tempo, certaines parties chorales sont inchantables. Et on leur fait dire ce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire que Beethoven n’aimait pas les voix, ce qui est parfaitement faux. Il les imaginait chanter dans un tempo qui était vraisemblablement moins vif. La Missa Solemnis est très critiquée au sein de la création beethovenienne, elle est jugée trop intellectuelle, et elle plaît rarement au public…

B. S. : En fait, votre répertoire est loin d’être centré sur la période baroque…

J. R. : De fait, je ne suis pas un baroqueux. Pour deux types de raisons. Je crois que l’ère baroque est marquée par un apogée, qui implique une sorte de tabula rasa et l’on repart du préclassicisme, agrégation de styles à partir duquel est définie une ligne sans interruption qui va jusqu’à Richard Wagner. L’autre rupture musicale est Gustav Mahler et Richard Strauss qui reconsidèrent cette partie du répertoire. La seconde raison qui était plus pratique pour moi tient au fait que je crois au geste. Je pense comme Berlioz que c’est la responsabilité du chef de porter le poids des choses et son aptitude de le faire tient au geste, et si beaucoup des chefs baroques sont de très grands musiciens cette partie de ce qu’on appelle la technique est fréquemment négligée et souvent de façon coupable. Je n’ai jamais voulu être associé à ce type de démarche. Je crois vraiment au geste, et cela rejoint la pensée de Tchakarov, c’est indéniable, ainsi que le fait que Leonard Bernstein à la fin de sa vie se soit intéressé à la pratique de l’instrument. C’est ce qu’il voulait vraiment expérimenter. Je trouve cette démarche très signifiante. A mon avis, Bernstein est sûrement l’un des plus grands compositeurs de la fin du XXe siècle, et il a un rapport fascinant avec le geste instrumental. En plus, il avait un humour ravageur, une sorte de franchise irrésistible.

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : DR

B. S. : Comment avez-vous pris contact avec vos aînés, William Christie et Marc Minkowski ?

J. R. : Ils étaient au courant de cette saison Salle Gaveau. Marc Minkowski est venu m’écouter, William Christie également. Ils ont été très bienveillants, et quand cette époque a pris fin, je suis allé les voir, et je suis devenu leur assistant pendant cinq ans. Surtout celui de Marc. Dès cette époque, ça a commencé à bouger, et Christie s’est intéressé à moi. J’étais l’un des assistants de Marc, mais pas privilégié. Au bout d’un moment je me suis senti sous-exploité, et je suis allé voir William Christie. Il m’a alors proposé sans attendre d’être associé à un spectacle, qui sera le seul Haendel que j’ai dirigé jusqu’à présent, Hercules, au Theater an der Wien. En 2003, il me confiera une représentation des Boréades de Rameau à l’Opéra de Paris. Quand Marc l’a appris, il m’a proposé quelque chose d’équivalent, avec Die Zauberflötte que j’ai dirigé à Madrid en 2005, au Teatro Real. Je devais diriger trois représentations, et j’en ai fait six. J’y suis retourné cette année pour Erwartung. Ce qui m’a lancé tient au fait que beaucoup de journalistes se sont demandé comment je pouvais travailler à la fois avec Minkowski et pour Christie.  Je l’ai fait loyalement, si bien qu’ils l’ont tous les deux accepté. Au même moment, naissait Le Cercle de l’Harmonie

B. S. : A Deauville, où je vous ai rencontré pour la première fois ?

J. R. : De fait, la naissance du Cercle de l’Harmonie se situe historiquement à Deauville, mais il ne s’appelait pas encore ainsi. Le moment de sa naissance officielle est Idomeneo de Mozart au Festival de Beaune en 2006. Kader Hassissi et sa femme Anne Blanchard, les fondateurs du Festival de Beaune, voulaient m’engager depuis longtemps mais ils se demandaient si je viendrais avec les Arts Florissants ou avec les Musiciens du Louvre. Or, à un moment donné un groupe de musiciens s’est réuni qui s’appelait à Deauville, chez Yves Petit de Voize, l’Atelier de Musique. J’ai proposé aux organisateurs du Festival de Beaune de venir à Deauville nous écouter, si ce que nous faisions leur plaisait ce serait une opportunité. Au festival de Deauville la formation orchestrale changeait de nom chaque année. William Christie annule Idomeneo à Beaune et Anne et Kader choisissent de me confier la production, et je pousse cette structure née à Deauville qui va devenir Le Cercle de l’Harmonie. Et c’est le succès impressionnant d’Idomeneo le 8 juillet 2006 qui nous met le pied à l’étrier, et nous célèbrerons nos vingt ans l’an prochain… Dans mon esprit la fondation du Cercle de l’Harmonie était une démarche beaucoup plus boulézienne que baroque. Au départ, il s’agissait d’un orchestre indépendant, à l’instar du Domaine Musical, c’est-à-dire un orchestre lié à un projet de chef. La formation est à géométrie variable, et elle évolue en fonction du répertoire programmé. Nous venons de jouer la VIIe Symphonie d’Anton Bruckner à Nice. Le répertoire va globalement de Haydn/Mozart et Gluck jusqu’à Brahms, Wagner et maintenant Bruckner. Nous sommes en train d’enregistrer un cycle Brahms, avec un premier CD porteur du Concerto n° 1 pour piano avec Martin Haenchen. Il y aura tous les concertos et la totalité de la musique d’orchestre.

B. S. : Vous dirigez votre propre orchestre, mais vous êtes aussi beaucoup invité.

J. R. : C’est même plus important en fréquence. Je dirige tout type de répertoire. Je reviens de la Suisse Italienne où j’ai dirigé Le Baiser de la Fée de Stravinsky et le Concerto n° 2 de Liszt avec Alexandre Kantorow en soliste. Avant, j’étais à La Fenice de Venise pour diriger Erwartung et La Voix humaine.

Jérémie Rohrer
Photo : DR

B. S. : Vous dirigez Schönberg ?

J. R. : Oui, cette année beaucoup. Je fais même partie du comité artistique de la fondation. Schönberg c’est très écrit, mais je me suis rendu compte que selon la manière dont on essaye de restituer les partitions originales il peut bénéficier aussi d’une lecture différente. Je suis à la fois très sensible et préoccupé par le théâtre et le respect de la théâtralité par le compositeur. Or, on voit bien dans Erwartung à quel point le texte induit respirations, suspensions, qui sont rarement restitués assez précisément par les interprètes. J’ai eu du mal à entrer dans cette œuvre au début, mais ma vision a bénéficié d’un long et rigoureux travail de réflexion et d’étude.

B. S. : Comment vous est venu cet intérêt pour Schönberg ?

J. R. : En fait je pense être identifié pour la diversité de mon répertoire, et je suis venu à Schönberg à la suite de commandes, en l’occurrence de Matha Bosch et de Gustave Fleury qui voulaient coupler La Voix humaine de Poulenc et Erwartung de Schönberg. Le compositeur lyrique que j’admire le plus est Puccini. Mais il est très difficile pour un Français de le diriger. Et je pense qu’il est sous-estimé. Il ne l’était pas par Ravel, qui le considérait comme son alter-ego. Pour moi, il est une sorte de climax de l’art lyrique, la compétence orchestrale au service du drame, c’est donc plutôt lui et Richard Strauss qui me tentent.

B. S. : Quelles différences faites-vous entre le fait d’être directeur de votre propre orchestre et chef invité d’orchestres traditionnels ?

J. R. : Avoir mon propre orchestre permet la maîtrise du tout. C’est d’abord un projet artistique, une proposition musicale. J’ai dirigé beaucoup de musique contemporaine, notamment les trois premiers opéras de Thierry Escaich, le troisième pendant la Covid, en 2021, Point d’orgue, sur un livret d’Olivier Py. Je me suis produit une fois avec l’Orchestre de Paris, et je dirige régulièrement l’Accademia Santa Cecilia de Rome, le Gewandhaus de Leipzig, le Philharmonia de Londres… En Espagne, à Madrid, après Die Zauberflötte en 2005, je suis retourné en mars 2024 au Teatro Real pour La Voix humaine / Erwartung mis en scène par Christophe Loy, et, en août dernier, pour la Missa Solemnis à San Sebastian à la tête de l’Orquesta Sinfonica de Euskadi et du Chœur Orfeon Donostiarra, que j’ai amené le 8 décembre dernier à la Philharmonie de Paris pour La Traviata avec Le Cercle de l’Harmonie.

B. S. : Comment choisissez-vous les instruments d’époque ?

J. R. : Cette question dit pourquoi j’insiste sur la notion « d’époque » et non pas « ancien ». Ma conception découle de ma volonté de restituer l’environnement qui précède la composition. Les compositeurs ne spéculaient pas jusqu’à la seconde partie du XXe siècle sur ce qu’allait devenir l’instrumentarium, idée très contemporaine. Certes, Johann Sebastian Bach était attiré par les nouveaux instruments, mais il n’aurait pas écrit pour le fortepiano ce qu’il a destiné au clavecin. Les compositeurs s’adaptaient aux instruments dont ils disposaient. Et c’est d’autant plus clair chez Verdi qu’il s’est vraiment positionné politiquement par rapport au choix du diapason. Ce que j’ai mis du temps à comprendre. J’ai essayé dans le projet Traviata de reconstituer l’environnement du temps de la genèse de l’œuvre. Je me suis demandé pourquoi Verdi a été jusqu’à plébisciter le diapason au sénat italien. Et en fait j’ai compris que pour lui, contrairement à Mahler ou Strauss, c’était une façon de revendiquer sa culture française. A la fois sur le plan littéraire et sur le plan musical. J’ai appris après avoir imaginé ce programme qu’il était pétri de connaissances concernant Berlioz, son Traité d’orchestration, ses relations avec les Russes. Globalement, notre instrumentarium est celui de Berlioz en 1840/1841, dont l’ophicléide, du moins sa version italienne, le cimbasso. Pour moi, c’est merveilleux parce que, sociologiquement, on voit à quel point l’œuvre a été écrite sur mesure pour un diapason précis, parce que dès que les chanteurs chantent à 432 Hz le chant devient beaucoup plus naturel physiologiquement. J’ai souvent le sentiment que Verdi est difficile, tant on sent les chanteurs mal à l’aise, alors-même qu’il est évident qu’il voulait les mettre le plus à l’aise possible. Physiologiquement, le diapason à 432 restitue un équilibre naturel entre les voix et l’orchestre et au sein de l’orchestre-même, parce que les cuivres ne dominent pas autant que dans les orchestres modernes, ils sont très colorés, ils ne pèsent pas, et peuvent affronter certaines dimensions rythmiques sans être pesants. En outre, le résultat - qui a été observé quand je l’ai fait au Théâtre des Champs-Elysées par certains de vos collègues - est que fondamentalement on perçoit clairement ces particularités mais cela ne change pas fondamentalement la pâte sonore, qui est néanmoins un peu plus « timbrée ». Je regrette que ce soient les Allemands qui aient gagné quant au diapason, avec leur 442 Hz, qui donne des sonorités plus brillantes certes mais aussi plus froides.

Jérémie Rohrer
Photo : (c) Chris Christopoulou

B. S. : Néanmoins, les orchestres modernes ne cessent de monter le diapason

J. R. : Bien sûr. Pour des raisons purement esthétiques. Plus le diapason est haut plus c’est brillant. Monter, c’est tendre, et tendre amène le brillant. C’est le corolaire de l’esthétique naissante avec Mahler et Strauss du brillant, du gigantesque. Même à Vienne, le diapason est aujourd’hui à 443, parfois 444. Ce qui n’a pas de sens. Cela en aurait si une œuvre avait été écrite pour un diapason haut perché, par exemple 447. Ce serait tout à fait légitime parce que cela ferait partie de la pensée du compositeur, mais de là à revisiter tout un répertoire… Maintenant, heureusement, avec l’historiographie et la musicologie, nous disposons d’informations quasi ville par ville sur les diapasons qui ont été utilisés depuis toujours.

B. S. : Au sein d’un même programme, votre orchestre est-il obligé de changer d’accords entre chaque œuvre ?

J. R. : Récemment nous l’avons fait, ce qui s’est révélé très intéressant. Nous avons couplé la Symphonie d’Ernest Chausson et la VIIe Symphonie d’Anton Bruckner, et nous avons utilisé deux instrumentariums différents, l’un français l’autre autrichien. Nous avons donné la VIIe de Bruckner pour la première fois avec des tuben ténors tenus par des tubistes et non pas par des cornistes. C’est extraordinaire. Notre timbalier, qui est à l’Orchestre Philharmonique de Radio France, me disait « je ne pourrai plus jouer la Septième de Bruckner autrement, parce que c’est exactement ce qu’il faut. »

B. S. : Qu’est-ce qui vous pousse à élargir continuellement votre répertoire ?

J. R. : Je revendique l’absence totale de sectarisme et de dogmatisme. J’ai trop souffert au Conservatoire de cette idéologie dominante que j’aurais pu admettre pour elle-même sans difficulté, mais qui disqualifiait toute autre vision. J’ai compris plus tard que dans notre génération il n’y avait pas d’alternative au déterminisme historique. Je suis fondamentalement nietzschéen, je crois au cycle, le sens de l’histoire est donc pour moi inopérant. Tous les musiciens que j’adorais n’étaient jugés qu’à l’aune de cette idéologie. Quand je suis entré au Conservatoire en 1991, penser autrement disqualifiait, y compris politiquement. L’approche de la musique baroque a aussi beaucoup évolué. Le tout est lié à l’intérêt qu’a eu toute une génération de musiciens, la mienne et celle qui a suivi, pour la recherche. Le timbalier dont je vous parlais plus haut joue Xenakis toute la journée, mais il est passionné par l’émission des sons, particulièrement des cuivres. Il a acheté pour le Cercle de l’Harmonie des timbales qu’il a fait fabriquer. Mon travail bénéficie aussi de cette évolution générale, mes envies dans le domaine lyrique sont  peut-être effectivement Strauss et Puccini que je ressens comme un déficit dans mon activité de chef, ne les ayant pas encore beaucoup dirigés, ainsi que Wozzeck de Berg que j’ai très envie de faire. Ce qui me gênait à l’époque de mes débuts cette sorte de totalitarisme. Parce que par exemple on voit bien chez Poulenc qu’il n’a pas le refus de la nouvelle esthétique. Au contraire, il était même bienveillant, et il assistait à tous les concerts du Domaine Musical de Boulez. Jeune musicien, j’ai vécu un vrai problème idéologique et démocratique.

B. S. : Le corolaire aujourd’hui, qui est un vrai problème, est le « tout égale tout », tandis que les « conflits » esthétiques créaient une sorte d’émulation.

J. R. : Ma problématique n’est pas celle-là. Il n’y avait pas d’échanges possibles. J’ai été très marqué à mes débuts au Conservatoire de Paris, dans la classe d’analyse. Je voulais analyser des partitions sublimes qui étaient disqualifiées idéologiquement et politiquement. Exprimer des critiques à l’encontre de Pierre Boulez pouvait conduire à être traité de néo-nazi.

B. S. : Quels sont vos projets ? Par exemple sur le plan discographique ?

J. R. : La Missa solemnis de Beethoven est parue chez Alpha le 10 janvier. Nous avons commencé un cycle Brahms avec la IIIe Symphonie, les Variations sur un thème de Haydn et le Concerto pour piano n° 1 avec Martin Haenschen. Attaché à l’idée de répertoire, j’essaye d’enchainer le maximum d’œuvres découlant d’un ensemble, compositeur, genre, style, époque. Ainsi, le projet Verdi avec la trilogie populaire (La Traviata, Rigoletto, Il Trovatore) et la Messa da requiem, et, parallèlement, la VIIe de Bruckner dont le succès a été tel que nous allons l’enregistrer… Par ailleurs, j’ai beaucoup de projets en tant que chef invité. La Traviata au Staatsoper de Berlin, l’intégrale des symphonies de Tchaïkovski avec la Deutsche Kammerphilharmonie de Brême initiée voilà cinq ans et dont nous venons de commencer l’enregistrement en février par la « Pathétique ». Nous ferons aussi la symphonie Manfred. Il s’agit d’une nouvelle lecture fondée sur l’agogique. Cet orchestre allemand a voulu travailler avec moi, et je lui ai proposé ce cycle Tchaïkovski.

Jérémie Rohrer
Photo : (c) Caroline Doutre

B. S. : Comment concevez-vous le rôle du chef d’orchestre ?

J. R. : Il est fondamental dans la restitution des intentions originelles du compositeur, ce qui l’oblige à maîtriser l’espace de la communication. La conception est primordiale, car elle précède la transmission. Mais il n’est pas question de faire l’impasse sur cette dernière, la transmission dans l’instant, les répétitions extrêmement explicites ne peuvent pas compenser le besoin des musiciens d’une organisation dans l’instant. En ce sens, je me sens comme un héritier de Boulez. Je pense que le texte crée le geste. Il faut avoir le sens du geste. J’admirais la façon dont Boulez pétrissait le son avec ses mains, il avait une vraie maîtrise, le geste était conditionné par la force de sa vision, mais aussi par la nécessité de la transmission. Il était souple avec les musiciens, mais parfois il pouvait être très directif, il avait une oreille exceptionnelle et pour tout ce qui tenait de l’intonation il savait précisément ce qu’il voulait. Cette compétence est fondamentale pour un chef.

B. S. : Sur le plan instrumental, même pour une même époque, on ne jouait pas de la même façon partout. Verdi, Berlioz, Wagner ne sonnaient pas pareillement en Allemagne, en France ou en Italie. Comment définisse-vous vos choix instrumentaux ?

J. R. : La conscience du projet artistique est si forte chez les musiciens que je peux déléguer la recherche des instruments appropriés aux œuvres que nous allons jouer ensemble. Je leur soumets le répertoire, et ils ont toute latitude pour trouver les instruments idoines. Dans la plupart des cas, c’est un vrai succès. Par exemple, on vient de jouer le Requiem de Verdi, le bassoniste a acheté un basson de 1840 qui est exactement adapté. Et c’est le cas pour tous les instrumentistes. C’est aussi un phénomène générationnel, les instrumentistes sont désormais très attachés à cette exigence qui se doit d’être individuelle, c’est-à-dire qu’ils voient d’un très mauvais œil qu’un musicien arrive avec un instrument qui n’est pas ajusté. Cela avant-même que j’intervienne. Il y a par exemple un groupe, les trombones, qui posait un peu problème, surtout à leurs collègues parce qu’ils utilisaient des instruments qui n’étaient pas adaptés, mais, maintenant, la prise de conscience est si élevée que les musiciens eux-mêmes trouvent les solutions. Je propose, et il faut voir à quel point ils sont motivés, j’allais dire excités par les propositions de répertoires. Beaucoup de musiciens du Cercle de l’Harmonie viennent du monde moderne tout en ayant cette appétence pour la restitution historique. Des grands instrumentistes. Je pense à David Guerrier, l’un des fers de lance de sa génération. En tout, trompette, cor, violon, qu’il est en train d’apprendre. Mon timbalier aussi apprend le violon, parce qu’il est également question du vibrato. Ce n’est pas pour devenir un virtuose mais pour avoir une cohérence.

B. S. : Quels sont les orchestres que vous aimez le plus diriger en dehors du vôtre ?

J. R. : Incontestablement, l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome. Parce qu’il y a chez ses musiciens une sorte de compréhension immédiate des enjeux, des nuances, de l’articulation. Par exemple, vous n’avez pas besoin de leur expliquer ce qu’est un poco espressivo. Je pense qu’ils sont les rois du poco espressivo, ils savent l’exprimer dans tous les domaines, dans toutes les couleurs, un grand lyrisme se développe, avec une incidence déterminante sur la conception générale du son. J’ai énormément d’admiration en général pour l’Italie, et le fait que leur culture est décisive dans le sentiment d’unité de la nation entière, en particulier de la musique classique, et je ressens comme une souffrance que l’on ne soit pas dans cet état-là en France. Il y aurait d’autres orchestres. J’ai adoré diriger le Philharmonia de Londres et le Gewandhaus de Leipzig. Ce sont des orchestres de très grande classe. Mais celui qui m’a le plus touché et que j’ai le plus envie de retrouver c’est le Santa Cecilia. J’espère diriger bientôt l’Orchestre de la Scala de Milan…

B. S. : L’Italie serait-elle pour vous bel et bien le berceau de la musique ?

J. R. : L’Italie est non seulement le berceau de la musique mais aussi de la conscience musicale et de la conscience politique qui s’appuie sur le fait culturel. Ce qui a été perdu en Europe. Malgré les problèmes que l’Italie connaît en matière d’enseignement musical et d’orchestres symphoniques, il se trouve des endroits où ça marche très bien. Venise, le Maggio Musicale Fiorentino… L’Italie est capable de produire les meilleurs leaders culturels d’aujourd’hui. Simon Rattle regrettait que le mal du siècle était l’absence de leaders culturels, or, en Italie, ils ont précisément ces « machines à produire » de grands leaders culturels, et je porte une grande admiration à ces derniers parce que quand on a affaire à de tels leaders, il est possible de s’exprimer au plus haut niveau. L’Italie est très politique, et je n’ai pas le sentiment que les changements dans ce domaine se répercutent sur la politique culturelle italienne.

Propos recueillis par Bruno Serrou

Paris, 16 novembre 2024

 

samedi 22 mars 2025

CD : Les rutilances des « Orchestral Pictures » d’Eric Montalbetti

Le compositeur Éric Montalbetti et ses interprètes offrent ici un remarquable CD de musique contemporaine, d’une sensualité éminente avivée par des résonances d’une variété singulière, une jouissance sonore communicative, une poésie qui attisent de véritables délices pour les oreilles, d’autant plus que les trois œuvres réunies sont servies par des interprètes de tout premier plan. 

Eric Montalbetti (né en 1968)
Photo : (c) Amandine Lauriol / Alpha Classics

Directeur artistique de 1996 à 2014, de l’Orchestre Philharmonique de Radio dont Pierre Boulez célébrait les brillantes capacités, Éric Montalbetti (né en 1968 à Boulogne-Billancourt) connait intimement les caractéristiques, la richesse sonores et les aptitudes techniques des formations symphoniques. Pendant les dix-huit années passées à la tête du « Philhar » aux côtés de deux directeurs musicaux successifs, l’Allemand Marek Janowski et le Sud-Coréen Myung-Whun Chung, tout en travaillant avec les plus grands solistes et chefs d’orchestre internationaux, il a mis de côté sa carrière de compositeur commencée dès l’âge de onze ans parallèlement à des études de piano et d’orgue, pour la reprendre en 2015, année de ses premières publications, signant depuis lors une trentaine de partitions nouvelles, du solo - il remporta en 1990 le Prix de la Fondation Yehudi Menuhin pour une Sonate pour violon seul qui sera créée vingt-sept ans plus tard par David Grimal -, au concerto et à l’orchestre symphonique.

Un soliste, trois chefs de renom et autant d’orchestres d’excellence, voilà qui atteste de la qualité du carnet d’adresse d’Eric Montalbetti élaboré en vingt ans de direction artistique et de la qualité intrinsèque de sa création, qui met remarquablement en exergue les capacités virtuoses, sonores et de musicalité des orchestres et des solistes, a contrario des trop nombreux compositeurs qui cherchent à en flatter avant tout le savoir-faire routinier en évitant la quête d’inouï. Éric Montalbetti se situe au point de convergence des héritages qu’il revendique ouvertement, Claude Debussy et Olivier Messiaen, ses « premiers héros », Pierre Boulez dont il a suivi les cours au Collège de France, et de Tristan Murail. Une synthèse qui lui permet de fondre modalité, sérialisme et spectre pour faire œuvre personnelle et singulièrement expressive.

Le programme du présent disque s’ouvre sur un Concerto pour flûte et orchestre intitulé « Momente vivere » (Souviens-toi que tu es vivant) composé en 2018 à la suite d’une commande de l’Orchestre de la Suisse Romande pour Emmanuel Pahud, son dédicataire, qui en ont donné la création en mai 2019 au Victoria Hall de Genève sous la direction de Jonathan Nott. Les trois entités musicales réunies ici qui en sont les créateurs, donnent des six sections de l’œuvre qui sonnent comme une prière célébrant les étapes de l’existence, une interprétation radieuse et luxuriante, dans l’esprit de l’instrument à vent qu’est la flûte, d’une volubilité infinie, qui symbolise ici le souffle de la vie, dont le compositeur exploite la diversité technique, slap, sons doubles et triples, piqués, roulés, vibrés, glissés, Flatterzunge…

A l’essence spirituelle du concerto fait écho l’Ouverture philharmonique pour grand orchestre d’une mobilité organique élancée. Commande de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui l’a créé le 1er octobre 2021 à la Philharmonie de Paris dirigé par Mikko Franck, l’œuvre, qui concilie harmonie modale et sérialisme, tient du concerto pour orchestre, avec, outre la mise en évidence des premiers pupitres et des tutti des différentes sections, réserve une partie singulièrement virtuose au premier violon solo. C’est la version révisée en 2021 qui est publiée ici, avec la phalange qui en a donné la première exécution le 23 juin 2024 à Cologne, le Gürzenich Orchester Köln dirigé par Duncan Ward qui en souligne à satiété la vivacité rythmique et la diversité des coloris.

C’est sur la partition la plus développée - plus de trente minutes - que se conclut ce disque, une « fantaisie symphonique après Paul Klee », l’un des peintres favoris de l’un des référents d’Eric Montalbetti, Pierre Boulez, intitulée Eclair physionomique. Il s’agit d’une commande du Printemps des Arts de Monte-Carlo - la partition est dédiée à son directeur artistique d’alors, le compositeur Marc Monnet -, qui en a donné la première audition mondiale. Il y est question d’amour, de contemplation, de désir et de plénitude qui suscitent un onirisme captivant mêlé de déflagrations telluriques, ce qu’offrent admirablement à entendre les interprètes, qui donnent à l’œuvre ses couleurs scintillantes, ses jaillissements aux éclats hérités de Messiaen et de Dutilleux, comme je l’écrivais au moment de la création de l’œuvre le 24 mars 2018 en l’Auditorium Rainier III de Monaco (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/04/printemps-des-arts-de-monaco-decouvertes.html) par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Kazuki Yamada, envoûtant de virtuosité et d'endurance, tenant l’auditeur en haleine jusqu'à l'orage final dont le grondement s’éteint dans le lointain à la grosse caisse.

Bruno Serrou

1 CD Alpha-Classics / Outhere Music 1113. Enr. : 2018, 2019, 2024. Durée : 1h09’21’’. DDD

vendredi 21 mars 2025

Livre d'images sonores onctueuses de l'Orchestre de Paris, Nathalie Stutzmann et Emmanuel Ax dans Beethoven et Wagner

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 19 mars 2025 

Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Concert rutilant de l’Orchestre de Paris mercredi soir à la Philharmonie de Paris dirigé avec un plaisir de la narration particulièrement communicatif par Nathalie Stutzmann, avec un Emmanuel Ax onirique en peintre-poète dans le Concerto n° 4 de Ludwig van Beethoven, et une phalange parisienne conquérante, virtuose et somptueusement colorée dans le « Ring ohne Worte » (Anneau du Nibelung sans paroles) de Lorin Maazel d’après la Tétralogie de Richard Wagner, compositeur avec lequel l’orchestre et sa cheffe invitée excellent 

Emmanuel Ax, Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Orchestre de Paris/Philharmonie de Paris

Dans le Quatrième Concerto pour piano et orchestre en sol majeur op. 58 de Beethoven, Emmanuel Ax, à soixante-quinze ans, a exalté l’énergie et la noblesse de l’œuvre du « Titan de Bonn », se faisant poète dans le (trop bref) mouvement lent, exaltant des sonorités lumineuses de son clavier, tandis que Nathalie Stutzmann, de sa conception chambriste, ne confinait pas l’orchestre au rôle d’accompagnateur mais l’élevait bel et bien à celui de partenaire, profitant avec bonheur des somptueux pupitres solistes de l’Orchestre de Paris ainsi que de ses tutti, qui ont enveloppé le clavier de leurs timbres onctueux. Le pianiste américain d’origine ukrainienne, pourtant souvent réticent aux bis, en a offert un sans hésiter au public qui l’acclamait, exaltant encore des colorations bien dans la continuité de celles du concerto de Beethoven.

Emmanuel Ax, Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Désormais familière de Bayreuth, où elle a dirigé Tannhäuser avec grand succès, si bien qu'elle est invitée pour le cent-cinquantième anniversaire du Festspielhaus en 2026 à diriger la première production de l’histoire du Festival de Bayreuth de l’opéra de jeunesse Rienzi (1837), Nathalie Stutzmann a retrouvé en l’Orchestre de Paris une formation familière du Ring de Wagner dans lequel il a eu l’occasion de s’illustrer dès 1983 en gravant des extraits symphoniques avec son directeur de l’époque, Daniel Barenboïm, et de façon exhaustive dans la fosse du Théâtre du Châtelet en 2005-2006 sous la conduite de son directeur musical de l'époque, Christoph Eschenbach, dans une mise en scène de Robert Wilson. Aussi, à défaut d’un Ring entier, c’est une sélection des passages symphoniques parmi les « plus significatifs » réunis sous forme de suite pourtant le titre Der Ring ohne Worte par le grand chef d’orchestre états-unien Lorin Maazel (1930-2014), lui aussi éminent connaisseur de la création de Richard Wagner qu’il fut à trente ans le premier Américain à diriger dans la fosse de Bayreuth en 1960 avec Lohengrin mis en scène par Wieland Wagner. Malgré les frustrations que ressent naturellement tout wagnerolâtre, il faut reconnaître que Maazel a conçu une synthèse particulièrement réussie des treize heures du cycle entier réduites à un peu moins de soixante-quinze minutes, même si parfois les ruptures sans transitions sont excessivement sèches voire violentes. Maazel respecte l’orchestration de Wagner, et compense le plus souvent l’absence de la voix, il est vrai volontairement traitée par le compositeur tel un instrument. Tandis que Wagner lui-même avait déjà réalisé des versions de concert sans paroles de plusieurs passages de la Tétralogie, c’est en 1987, à la demande d’une maison de disques pour un enregistrement avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin - la création en concert sera donnée le 11 mai 1990 avec l’Orchestre Symphonique de Pittsburgh dont il était alors chef principal, que Maazel relève le défi de réaliser une version strictement symphonique du Ring des Nibelungen pour entraîner l’auditeur dans un authentique voyage au sein des méandres de l’orchestration foisonnante et des innombrables ramifications des leitmotive gouvernant l’œuvre entier, musique, action et personnages confondus.

Nathalie Stutzmann, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Du prélude de Das Rheingold (L’Or du Rhin) jusqu’au finale de Der Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux), en passant par première apparition du Walhalla, descente dans le monde souterrain du Nibelheim et forge du heaume magique, le dieu du tonnerre, Donner déclenchant la foudre à l’origine de l’arc-en-ciel servant d’accès au Walhalla, errance de Sigmund, accueil de Sieglinde, fuite des jumeaux et conception de Siegfried, colère de Wotan contre Brünnhilde, Chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan et Enchantement du feu, effroi de Mime devant les questions posées par Siegfried, forge de Nothung, Murmures de la forêt, réveil, combat et mort de Fafner, lever du jour et passion de Siegfried et Brünnhilde, Voyage de Siegfried sur le Rhin, appel de Hagen à ses hommes, Siegfried et les Filles du Rhin, mort de Siegfried et Marche funèbre, immolation de Brünnhilde, retour de l’Or aux Filles du Rhin, l’essentiel est là, assemblé en vingt numéros, le flux musical s’écoulant quasi sans interruption dans le déploiement chronologique du drame. C’est en tout cas la gageure que parfaitement réussi à relever Nathalie Stutzmann, qui a porté le récit en un grandiose poème symphonique et l’Orchestre de Paris aux élans wagnériens d’une extraordinaire perfection jusqu’à l’effervescence, tenant continuellement le public en haleine, l’oreille envoûtée par de somptueuses couleurs instrumentales et des images sonores féeriques, tous les pupitres de la phalange parisienne rutilant de toute part, cordes (sous la conduite de Vera Lopatina au poste de premier violon), bois, cuivres, harpes, percussion rivalisant de timbres, de rigueur, de virtuosité.

Bruno Serrou

jeudi 20 mars 2025

Le Tonhalle-Orchester Zürich et Paavo Järvi dans une alerte « Rhénane » de Schumann, un espiègle concerto grosso de György Ligeti et une création blafarde de John Adams

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 18 mars 2025 

Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Merveilleuse phalange que le Tonhalle-Orchester Zürich dirigé avec élégance et vivacité par son directeur musical Paavo Järvi, dans une « Rhénane » fluide et flamboyante de Robert Schumann, après un malicieux Concert Roumain de György Ligeti tout de grâce malicieuse, précédant la première française du Concerto n° 3 pour piano et orchestre de John Adams, « After the Fall », monochrome tout en gris aux plans planes et trainant en longueur, par un pianiste, l’Islandais Víkingur Ólafsson, sans imaginaire pictural à la palette sonore atone, jouant tout en arpèges et sans le moindre accord plaqué et tenu, faisant en outre un usage modéré des pédales 

Vikingur Ólafsson (piano), Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Paavo Järvi, qui fut un excellent directeur musical de l’Orchestre de Paris de 2010 à 2016, s’illustre dans tous les répertoires, à l’exception de la création contemporaine où il choisit généralement les compositeurs les plus consensuels et le moins téméraires qui se puisse trouver, comme s’il craignait les langages et les techniques les plus complexes à régler et à mettre en place dans les temps impartis de plus en plus contraints par les timings des répétitions. Ce qui est regrettable, car à le voir diriger en concert avec une aisance et une clarté de chaque instant, tout indique qu’il est capable de briller quelles que soient styles et idées créatrices. Le programme que le chef estonien a offert cette semaine avec son Orchestre de la Tonhalle de Zürich dont il est le directeur musical depuis 2019, confirme cette impression qui ne cesse de susciter les regrets qui émane de cette brillante personnalité au potentiel évident.

Julia Becker (violon solo), Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi en est-il du choix de l’œuvre concertante donnée mardi en création française, le Concerto n° 3 pour piano et orchestre de John Adams (né en 1947) intitulé « After the Fall », c’est-à-dire à la fois Après l’Automne et Après la Chute… D’automne, il n’en est pas question, du moins à l’audition, si ce n’est de façon cachée ou alambiquée, quant à la chute… Quoi qu(il en soit, cette partition n’ajoute rien à la gloire de son auteur, si ce n’est la simplicité de la pièce qui confine à la platitude, malgré le fait que son interprète et dédicataire ait eu besoin d’une « tourneuse de pages » assise à la place du premier violon pour appuyer à temps sur le bouton égrenant les pages de la liseuse électronique placée sur le pupitre du soliste. Pour ce concerto simplissime d’environ vingt-cinq minutes, il n’a pas fallu pour le financer moins de neuf institutions-commanditaires de sept pays différents de deux continents, les San Francisco Symphony, Tonhalle-Orchester, Philharmonie de Paris, Elbphilharmonie de Hambourg, Philharmonia de Londres, Symphonique de Göteborg, Los Angeles Philharmonic, Société des Amis de la Musique de Vienne et les Wiener Symphoniker… Composé en 2024 pour le pianiste islandais Vikingur Ólafsson (le premier l’avait été pour Emmanuel Ax en 1996, le second pour Yuja Wang en 2018) censé posséder, d’après le signataire de la partition, « un éventail extrêmement large de possibilités expressives », ce que le compositeur ne met pourtant pas clairement en évidence, tandis qu’Adams se complait à citer Pierre Boulez en évoquant ce que son aîné disait du « temps des avant-gardes, de l’exploration étant définitivement passé, viendrait celui du perpétuel retour, de l’amalgame et de la citation », usages que réfutait pourtant Boulez avec la plus vive énergie. La référence boulézienne est des plus surprenantes, sinon incompréhensible, à moins que ce soit de la part d'Adams pour faire hiatus et susciter la controverse, fort inutile au demeurant tant la distance entre Adams et son aîné est abyssale, à commencer par l’univers sonore aussi contraint, terne et fermé chez l’Etats-Unien qu’il est riche, dense, ample, varié, sensuel, créatif et lumineux chez le Français. Créé le 16 janvier 2025 au Davies Symphony Hall de San Francisco par le dédicataire et le San Francisco Symphony dirigé par David Robertson, ex-collaborateur de Pierre Boulez comme directeur musical de l'Ensemble Intercontemporain, pour un orchestre comprenant trois flûte (la deuxième également flûte alto, la troisième aussi piccolo), deux hautbois, deux clarinettes, clarinette basse, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, célesta, deux harpes, percussion (tam-tam, grosse caisse, vibraphone, huit gongs) et les cordes, se présente comme un hommage à Johann Sebastian Bach, tout en étant censé puiser dans les « pulsations rythmiques rappelant Stravinski et Bartók » ainsi que « les couleurs délicates de Ravel associées à quelques expériences modernes », ce qu’il est impossible de vérifier à l'audition. Et c’est bien évidemment une page du Cantor de Leipzig que le pianiste donnera en bis à l’issue du concerto…

Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich, Ivo Gass (cor solo), Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

Le manque d’idées et la platitude du propos du concerto de John Adams sont apparus d’autant plus prégnants qu’il était donné après un concerto grosso que le Hongrois György Ligeti (1923-2006) composa sur le modèle du Concerto pour orchestre de son compatriote Béla Bartók, le Concert românesc (Concerto roumain) en quatre mouvements pour petit orchestre que Ligeti composa en 1951, à l’âge de 28 ans. De nationalité hongroise, le compositeur était né dans une ville de Transylvanie qui était alors passée sous le contrôle de la Roumanie, avant que la région passe à son tour sous le joug nazi auquel le Juif Ligeti réussit par miracle à échapper. En 1949, il étudiera le folklore roumain, et révisera le catalogue des œuvres de Bartók empli de transcriptions et adaptations de musiques traditionnelles particulièrement transylvaniennes. Le concerto de Ligeti est ainsi empli d’allusions aux musiques populaires roumaines, notamment en tournures harmoniques, au sein desquelles le compositeur glisse vaillamment quelques éléments de modernité rapidement détectés par les sbires communistes alors au pouvoir en Hongrie qui en interdirent la création à l’issue de la première répétition à Budapest, ville que Ligeti quitta durant les événements de 1956 pour s’installer en Autriche, tandis que l’œuvre ne sera créée que le 21 août 1971 dans une ville du Wisconsin aux Etats-Unis au nom digne d’un western, Fish Creek, par l’orchestre local dirigé par Thor Johnson, tandis que le compositeur en fera la révision dans les années 1990. Les nombreux soli de cordes et de bois ont permis aux pupitres du Tonhalle-Orchester de s’illustrer avec brio, tandis que la nature espiègle du compositeur a été mise en évidence avec bonheur par Paavo Järvi.

Paavo Järvi, Tonhalle-Orchester Zürich
Photo : (c) Bruno Serrou

De la Symphonie n° 3 en mi bémol majeur dite « Rhénane » op. 97 composée en cinq mouvements en décembre 1850, soit neuf ans après la Quatrième, est la dernière des quatre partitions du genre laissées par Robert Schumann (1810-1856) qui concluait le concert, Paavo Järvi et son Tonhalle-Orchester ont offert une interprétation onirique et pleine d’allant, éclairée de l’intérieur par une ardente luminosité, allégeant la trame trop souvent embrumée pour magnifier les lignes et les harmonies, le tout servi par un orchestre moins fourni que celui de la symphonie de Brahms (cordes 14, 12, 10, 8, 6, bois et trompettes par deux, quatre cors, trois trombones, timbales), exaltant l’onirisme (somptueux Andante dans lequel Schumann dépeint la cathédrale de Cologne avec en son sommet le choral confié aux cuivres rutilants de l’orchestre suisse), et l’expressivité de l’œuvre tout en soulignant sa rythmique vigoureuse. Admirablement écrite, la partie des cors est favorisée, ce à quoi les quatre titulaires de la phalange zurichoise ont su tirer profit pour s’illustrer. La caractéristique majeure de Järvi qui est de veiller à la clarté et au moelleux des textures a permis de donner au mouvement lent central une limpidité quasi chambriste.

Bruno Serrou

 

 

 

 

L’immense cri contre l’antisémitisme de l’Orchestre National de Lille dirigé par Joshua Weilerstein a bouleversé la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 17 mars 2025 

Joshua Weilerstein, Dmitry Belosselskiy, Orchestre National de Lille
Photo : (c) Hugo Ponte

Lundi soir, à la Philharmonie de Paris, concert d’une force déchirante contre l’antisémitisme proposé par l’Orchestre National de Lille et son jeune chef Joshua Weilerstein avec deux partitions-cris contre la Shoa sur des textes de ceux qui en été les témoins, l’hallucinant Un Survivant de Varsovie d’Arnold Schönberg par Lambert Wilson à la voix hélas noyée dans un excès de réverbération, et le chef-d’œuvre de Dimitri Chostakovitch, la Symphonie n° 13 « Babi Yar » sur de terrifiants poèmes d’Evgueni Evtouchenko décrivant à la fois les atrocités nazies et staliniennes interprétés avec une puissance déchirante par l’extraordinaire basse ukrainienne Dmitry Belosselskiy d’une endurance à toute épreuve, et le magnifique chœur d’hommes du Philharmonia Chorus. Une soirée d’une prégnante actualité qui aurait dû faire la une des médias… s’ils n’étaient préoccupés par la « grandeur » de la chanson qui représentera la France au concours de l’Eurovision 2025… 

Lambert Wilson, Joshua Weilerstein, Orchestre National de Lille, Male Choir Philharmonia Chorus
Photo : (c) Hugo Ponte

Echo des atrocités de la Seconde Guerre mondiale et de l’antisémitisme, ce concert restera dans la mémoire de ceux qui ont eu la chance d’y assister comme l’un des temps forts de la saison symphonique lilloise puis parisienne, à un moment où la détestation de ‘l’Autre » revient comme la gangrène à la face du monde. Deux chefs-d’œuvre d’une force poignante écrits comme des cris du cœur par deux compositeurs que tout sépare pourtant, l’un Juif né en Autriche et travaillant en Allemagne au moment de l’arrivée des nazis au pouvoir, avant d’opter pour l’exil en Californie après être passé par Paris où il s’était reconverti à la foi de ses ancêtres, l’autre, russe acceptant plus ou moins malgré lui le régime soviétique, non-juif mais que les musiques yiddish et klezmer inspirèrent considérablement, notamment sous l’influence de deux de ses élèves au Conservatoire de Leningrad, Benjamin Fleischmann et Youri Levitine. Réunir les deux compositeurs et leurs œuvres nées du rejet des mêmes horreurs de l’Holocauste, l’un du ghetto de Varsovie l’autre de la Shoa par balles dans les fosses ukrainiennes de Babi Yar, aura été une idée lumineuse en ces temps singulièrement troublés.

Lambert Wilson, Joshua Weilerstein, Orchestre National de Lille
Photo : (c) Hugo Ponte

Arnold Schönberg, avec Igor Stravinski et Olivier Messiaen, est l’un des compositeurs les plus religieux du XXe siècle. Il a toujours affirmé son judaïsme, même à l’époque de sa conversion au christianisme luthérien, mais surtout après, allant jusqu’à embrasser et promouvoir le sionisme et l’idée de terre d’Israël. En 1932, il écrit le livret et compose son grand opéra Moses und Aron qui restera inachevé et ne sera créé qu’en 1957, en 1937, il projette une symphonie pour orchestre en quatre mouvements dotés de titres apologiques du peuple juif. Du 1er au 8 septembre 1938, il composait de Kol Nidre, commande de la synagogue de New York, prière de réconciliation récitée le jour du Grand Pardon (Yom Kippour). Neuf ans plus tard, sous l’impact effroyable des massacres nazis et du récit d’un des rares rescapés du ghetto de Varsovie, il écrira l’œuvre-cri concentrée en huit minutes d’une intensité phénoménale Un Survivant de Varsovie qui se termine sur le chant du Schema Israël qui émerge soudain comme une expression grandiose d’espérance et de foi. Enfin, en 1948, c’est la concrétisation de l’événement tant attendu par Schönberg, la création de l’Etat d’Israël. Toutes ses dernières œuvres sont déterminées par cet événement dont il ne saurait dissocier les dimensions spirituelles de la dimension nationale. En avril 1949, il met en musique Dreimal tausend Jahre op.50a qui célèbre la résurrection de Jérusalem et les chants depuis longtemps oubliés annonçant le retour de Dieu. En mai-juin, il commence sans l’achever Israel exists again, dont il signe cette fois les paroles. Il dédie à l’Etat d’Israël le De Profundis (Psaume 130) op. 50b pour chœur a capella publié par les Editions musicales d’Israël à Tel Aviv. Au printemps 1951, il est nommé président d’honneur de l’Académie de Musique d’Israël à Jérusalem. Seul l’âge avancé et sa santé l’empêcheront de se rendre en Terre promise… Conçu pour récitant, qui conte en anglais le récit fait par un survivant du ghetto de Varsovie à Schönberg, qui en a écrit le texte, le compositeur n’utilisant la langue allemande contaminée par le génocide que pour évoquer les ordres des sbires nazis, chœur d’hommes et orchestre (bois par deux, quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, percussion, harpes, cordes), A Survivor from Warsaw op. 46 a été compos » en douze jours au cours de l’été 1947 à la suite d’une commande de la Fondation Serge Koussevitzki et créé le 4 novembre 1948 à Albuquerque dans l’Etat du Nouveau Mexique. L’intensité de l’interprétation de l’Orchestre National de Lille a d’entrée révélé un chef de grand style, dont la lumineuse simplicité et la gestique claire et sans effets impose avec naturel la force, la conviction, la générosité solaire du jeune directeur musical de la phalange nordique, l’Etats-Unien Joshua Weilerstein, violoniste de formation, fils du violoniste pédagogue fondateur du célèbre Quatuor de Cleveland Donald Weilerstein et frère de la brillante violoncelliste Alisa Weilerstein. Le texte était servi par le comédien Lambert Wilson, qui s’illustre souvent dans ce rôle de récitant, et dont l’élan généreux et passionné a incidemment été amoindri par une réverbération trop prononcée qui a noyé sa voix dans un écho trop prononcé, tandis que naturellement exposées, les voix d’hommes de l’excellent Philharmonia Chorus venu de Londres ont exalté le Shalom Israël au point de susciter une émotion si vive que l’on a pu surprendre quelques spectateurs essuyer des larmes…

Dmitri Bolesselskiy, Joshua Weilerstein, Orchestre National de Lille, Male Choir Philhrmonia Chorus
Photo : (c) Hugo Ponte

Face aux huit minutes d’une intensité rare de A Survivor from Warsaw d’Arnold Schönberg (1875-1951), la Symphonie n° 13 pour basse, chœur de basses et orchestre en si bémol mineur op. 113 « Babi Yar » de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) a fait figure de plat de résistance. Cette grande partition-témoignage d’une heure qui confine au chef-d’œuvre, dénonçant le fléau que constitue l’antisémitisme, créée à Moscou le 18 décembre 1962 par Vitali Gromadski, le Chœur d’hommes de l’Etat Soviétique, le Chœur de l’Institut Gnessin, l’Orchestre Philharmonique de Moscou dirigés par Kirill Kondrachine, dans des conditions rocambolesques (les deux basses contactées successivement ayant été priée le jour-même du concret de ne pas l'interpréter et Evgueni Mravinski, pourtant proche du compositeur, ayant refusé de la diriger, cédant aux pressions politiques. Le régime soviétique trouvait en effet les poèmes trop « crus » et trop « juifs », et avait demandé à Chostakovitch une révision de la symphonie entière. La partition originale fut mise à l’index jusqu’à la mort du compositeur mais une version « autocensurée » par le poète lui-même fut néanmoins enregistrée par Kirill Kondrachine en 1967 à Moscou pour le compte des disques Melodya. Cette œuvre tient en fait davantage de la cantate que de la symphonie puisque chacun de ses mouvements fait appel à la voix, omniprésente, et illustre sur cinq poèmes d’Evgeni Evtouchenko (1933-2017), qui reste comme l’un des premiers humanistes à s’être élevé en Union Soviétique contre le système et pour la défense de la liberté d’expression, tandis qu’il continuait à se battre jusqu’à la fin de sa vie contre les exactions russes en Tchétchénie. Chostakovitch s’est attaché tout d’abord à son poème Babi Yar publié en 1961 dans la Literatournaïa Gazeta où le poète dénonce les atrocités nazies de la Shoa par balles qui, non loin de Kiev, auront froidement abattu plus de trente-trois mille personnes, hommes, femmes, enfants mêlés. Ce poème ouvre la symphonie et lui donne son titre, et les quatre mouvements suivants se fondent sur autant de sonnets d’Evtouchenko, le caustique Humour, la louange aux femmes russes le Magasin, les Terreurs quotidiennes suscitées par les totalitarismes et l’apologie du courage de ceux qui crient et persistent dans l’expression de leurs opinions, dans la Carrière. Ces cinq parties forment un véritable cycle unifié par un même matériau thématique et traitant de l’histoire, du quotidien et de la mentalité soviétiques. Joshua Weilerstein en a donné une interprétation magistrale. Impressionnante de grandeur et de retenue, humble et sensible,  à la tête d’un orchestre répondant avec dextérité et un sens de la nuance et de la couleur impressionnant, digne des grandes phalanges internationales.  Tout en nuances et profondeur, marquant chaque intonation, suscitant au cordeau le moindre départ, démultipliant sa battue et ses regards en direction des divers pupitres de sa phalange lilloise, le jeune chef états-unien a su solliciter avec autant d’égard que de flamme les voix somptueuses d’hommes réunies pour l’occasion, le londonien Philharmonia Chorus, majestueux, puissant, engagé, et la basse ukrainienne, solide, puissante, vivant littéralement son texte, Dmitry Belosselskiy, placé devant le chef, entre les premiers et seconds violons. Tension, émotion du finale qui s'éteint sur la mélopée du violon solo (Ayako Tanaka) dialoguant avec son alter ego des altos (Pablo Munoz Salido) ont résonné dans une salle rendue silencieuse emportée par l’émotion. Une soirée bouleversante à marquer d’une pierre blanche. Seul regret, l’absence des surtitres dans la symphonie, sans doute due à l’absence d’accord avec les ayant-droit du poète russe.

Bruno Serrou