lundi 17 novembre 2025

Une distribution de premier plan réunie à l'Opéra de Bordeaux rend justice à « Iolanta », ultime opéra de Tchaïkovski

Bordeaux. Opéra National. Grand Théâtre. Mercredi 12 novembre 2025 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), compagnes de Iolanta
Photo : (c) Eric Bouloumie

L’Opéra National de Bordeaux a offert une brillante première de l’ultime opéra de Tchaïkovski, Iolanta, sobrement mais efficacement mis en scène par Stéphane Braunschweig avec une remarquable distribution à quatre vingt dix pour cent non-russophone et découvrant la partition, les remarquables Claire Antoine dans le rôle-titre, Julien Henric, ardent Vaudémont, Ain Anger, impressionnant roi René aux allure d’Henry Fonda, Ariunbaatar Ganbastar, magistral médecin maure, et Vladislav Chizhov en duc de Bourgogne, les deux seuls russophones de la distribution, le tout associé à excellent chœur de l’Opéra de Bordeaux et à Orchestre National Bordeaux Aquitaine coloré et engagé à souligner les beautés de la partition, dirigé avec générosité par Pierre Dumoussaud, directeur musical désigné de l’Opéra Orchestre Normandie Rouen. Cette réussite rend d’autant plus regrettable le fait qu’il n’y ait eu que quatre représentations. Reste donc à espérer quelque reprise en France et à l’étranger 

Piot I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), compagnes de Iolanta
Photo : (c) Eric Bouloumie

Iolanta est l’ultime opéra de Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893). Composé en 1891 en un acte d’une heure trente divisé en neuf scènes d’après un conte d’Andersen, l’ouvrage, doté du numéro d’opus 69, puise sa source dans le drame Kong Renés Datter (La Fille du roi René) écrit en 1853 par le dramaturge danois Henrik Hertz (1797-1870). Ce récit fictif s’inspire des années de jeunesse du personnage historique emblématique de la ville d’Aix-en-Provence, Yolande d’Anjou (1428-1483), duchesse de Lorraine et de Bar, fille du roi René Ier d’Anjou, roi de Naples, duc de Bar et de Lorraine, comte de Provence. Elle épousera en 1445 son cousin Ferry II de Lorraine (1417-1470), comte de Vaudémont. C’est du roman de chevalerie du poète danois que le frère du compositeur, Modest Tchaïkovski, tire son livret à partir de l’adaptation russe du journaliste écrivain pétersbourgeois Vladimir Zotov (1821-1896). La création de l’opéra a été donnée au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg le 18 décembre 1892 sous la direction d’Eduard Napravnik, avec le ballet Casse-Noisette. C’est en février 1891, alors qu’il vient de triompher avec son ballet La Belle au bois dormant, qu’e Tchaïkovski reçoit du directeur des théâtres impériaux de Russie la commande d’un double projet comprenant un opéra en un acte et un ballet. Le premier deviendra Iolanta, le second Casse-Noisette, deux œuvres destinées à être données la même soirée, la création du diptyque étant prévue dix mois plus tard, en décembre 1891. La longue et difficile genèse du diptyque conduit à repousser d’une année la première représentation. Bien que nul ne précise qu’elle fut aveugle, l’héroïne devient dans l’opéra une jeune femme aveugle de naissance, ce qui incite le compositeur à un opéra entièrement tourné vers l’intérieur des personnages, donnant la primauté aux sentiments plutôt qu’à l’action, qui se déroule dans un espace clos tandis que les effectifs instrumentaux sont resserrés (trois flûtes - la troisième piccolo -, deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, timbales, deux harpes, cordes), loin des effectifs wagnériens en vogue à l’époque. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia), Claire Antoine (Iolanta), Ain Anger (René)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Ce qui devait susciter des critiques négatives qui blesseront durablement le compositeur. Il faudra attendre quelques années après sa mort pour que l’ouvrage reçoive enfin la consécration, qui viendra de l’étranger, lorsque Gustav Mahler en donnera une nouvelle production à l’Opéra de Hambourg en 1900. Mais il faudra encore attendre les années 1940 pour que l’ouvrage soit enfin programmée en Russie, non sans que les autorités soviétiques aient pris soin d’effacer toute évocation religieuse (chrétiennes et musulmanes) qui emplit l’œuvre. A l’instar de La Flûte enchantée de Mozart, compositeur que Tchaïkovski vénérait, Iolanta tient du conte initiatique relatant l’éveil à l’amour de jeunes gens, tandis que la métaphore du regard soutient une réflexion sur la vérité, les jeunes femmes des deux opéras, Pamina et Iolanta, essayant de se libérer de l’encombrante tutelle paternelle qui associe bienveillance et autorité. Prisonnière d’une cécité qu’elle ignore, Iolanta est soumise à la volonté du roi René, son père, qui, pour la protéger, la cloître dans un jardin féerique, tandis que la science d’un mage médecin et l’amour inconditionnel du chevalier Vaudémont, jeune noble sans expérience comme Tamino dans La Flute enchantée, apparaît comme une émancipation de la figure du père.

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Ain Anger (René), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha)
A l'arrière plan : Claire Antoine (Iolanta), Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Rarement programmé, peut-être en raison-même de son happy end à quelques mois avant le suicide de son auteur, l’ultime opéra de Tchaïkovski vient de faire l’ouverture de la saison 2025-2026 de l’Opéra de Bordeaux dans une scénographie dépouillée de Stéphane Braunschweig, magnifiée par une distribution exemplaire. Sur le petit plateau du Grand Théâtre de Bordeaux, le dramaturge alsacien plante un décor aseptisé, havre clos à la fois jardin et prison, grande boîte blanche et verdoyante au centre de laquelle est planté un grand lit virginal et deux parterres de roses rouges d’un côté et blanches de l’autre qui délimitent le jardin clôt où, vêtue d’une robe blanche et rongée par la mélancolie d’un désir inassouvi, vit la jeune Iolanta, sous la protection outrancière d’un père prêt à tuer quiconque révèlerait à sa fille son handicap. Dominé par la couleur verte qui, à commencer par le tapis, symbolise à la fois l’oppressant paradis où vit Iolanta et les êtres chimériques qui peuplent le Moyen-Âge de conte de fée auquel appartient le Maure guérisseur. C’est ainsi que nourrice et servantes arborent la « verte cotte » du mois de mai dont il est question dans le livret.

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta) et ses compagnes
Photo : (c) Eric Bouloumie

Légère, sobre, jamais écrasante ni surchargée, la musique, puissamment évocatrice, est singulièrement suggestive. Evoquant parfums, goûts, geste narratif, elle touche notablement au domaine de l’intime, avec des moyens à la fois simples et intenses, d’une inventivité orchestrale et vocale constante, laissant au chœur une place plus effacée que de coutume dans la tradition russe, pour s’attacher en priorité au dessein de personnages complexes et profonds avec une pointe d’exotisme et de surnaturel qui émane plus particulièrement du personnage du Maure magicien Ibn-Hakia, avec une harpe présente sur le plateau au début de l’opéra qui instaure d’entrée la mélancolie qui portera l’opéra entier et que souligne le cor anglais, qui ravive le souvenir de Tristan und Isolde. Dirigé de façon trop monolithique et brute par Pierre Dumoussaud, qui dispose heureusement d’une équipe de chanteurs au souffle athlétique, l’Orchestre National Bordeaux-Aquitaine parait au début peu assuré du côté de la petite harmonie, avant de s’échauffer peu à peu pour finalement s’épanouir et proposer de forts beaux moments à partir de la première apparition du médecin. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893), Iolanta. Claire Antoine (Iolanta), Julien Henric (Vaudémont), Vladislav Chizhov (Robert), Ariunbaatar Ganbaatar (Ibn-Hakia), Lauriane Tregan-Marcuz (Martha), Ain Anger (René)
Photo : (c) Eric Bouloumie

Si les deux chanteurs de langue russe s’imposent par la fluidité de leur locution, leurs huit partenaires étrangers à la langue de Pouchkine ne déméritent nullement. L’opéra est en effet porté par la présence rayonnante de la soprano lyrique française Claire Antoine, qui campe une Iolanta éperdue à la voix solaire et aux aigus étincelants. A ses côtés, la contralto bordelaise Lauriane Tregan-Marcuz brosse une nourrice Martha vocalement impressionnante, tandis que dans les courts rôles de Brigitte et de Laura, la soprano française Franciana Nogues et la mezzo-soprano bordelaise Astrid Dupuis imposent leurs voix colorées en dépit d’une présence étouffée par les personnages qui les entourent et les cachent. Côté masculin, la basse estonienne Ain Anger est un roi René charismatique, à la fois puissant, sensible et noble, au timbre aussi autoritaire que poignant. Le baryton mongol Ariunbaatar Ganbaatar excelle dans le rôle du médecin Ibn-Hakia de sa voix tranchante et souple, à l’instar du baryton russe Vladislav Chizhov, qui campe un séduisant et hautain duc de Bourgogne Robert. Généreux et passionné, le Vaudémont du ténor lyonnais Julien Henric, de sa voix naturellement puissante et sûre au timbre d’une plénitude flamboyante bouleverse par son intensité, notamment dans son duo avec Iolanta d’une bouleversante ardeur. La distribution masculine est complétée par l’excellent ténor français Abel Zamora en écuyer Alméric à la voix vigoureuse et nuancée, et l’excellente basse française Ugo Rabec, qui impressionne par sa noblesse en gardien du château Bertrand. Fort bien préparé par Salvadore Caputo, le chœur de l’Opéra de Bordeaux excelle du début à la fin du spectacle.

Bruno Serrou

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