dimanche 23 novembre 2025

György Ligeti et Anton Bruckner en majesté par l’Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mercredi 19 novembre 2025 

Esa-Pekka Salonen, Jennifer France, Virpi Räisänen, Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Camera Lucida

Soirée compliquée ce soir en raison d’un « objet » sur les voies des RER B et D en Gare du Nord. Arrivé en retard à la Philharmonie de Paris, j’ai vu et entendu le Requiem de György Ligeti par le biais de l’écran d’un moniteur dans le hall, alors que c’était l’œuvre à ne pas rater tant elle est splendide et fort rarement donnée. Les deux voix de femmes étaient belles, les chœurs remarquables, et Esa-Pekka Salonen a donné toute la force spirituelle de ce chef-d’œuvre grâce à un Orchestre de Paris aux sonorités moelleuses et au nuancier d’une ampleur subtile. C’était donc mieux que rien, et une fois rentré chez moi, j’ai écouté au casque les enregistrements de Péter Eötvös capté à Cologne en 2010 (BMC) et celui de Jonathan Nott avec le Philharmonique de Berlin et les London Voces réalisé en 2002 (Teldec/Warner Classics) (1). La Symphonie n° 4 « Romantique » d’Anton Bruckner, sans doute la partition la plus accomplie du maître de Linz, a été emmenée sur les cimes par un Salonen à la fois poète, peintre et sorcier du son et du rythme, portant la phalange parisienne à la fusion, avivé par un éblouissant cor solo, Gabriel Dambricourt 

Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Camera Lucida

C’est avec l’extraordinaire Requiem de György Ligeti (1923-2006) qu’Esa-Pekka Salonen a ouvert son second concert de ce mois de novembre à la tête de l’Orchestre de Paris, quelques jours après avoir été officiellement nommé à sa tête à compter de septembre 2027. Le compositeur chef d’orchestre finlandais en avait offert au public parisien une interprétation remarquable voilà près de quinze ans, en février 2011, à la tête du Chœur et de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, avec Barbara Hannigan et Virpi Raïsänen, au Théâtre du Châtelet dans le cadre du festival Présences qui lui avait été consacré. Comme je l’ai précisé en introduction du présent compte-rendu, arrivé en retard en raison d’un incident de RER, je n’ai pu hélas écouter dans des conditions idoines cette interprétation, manquant les sept premières minutes et ne pouvant écouter les vingt minutes restantes que l’écran du moniteur installé dans le hall de la Grande Salle Pierre Boulez Philharmonie, en compagnie de quelques autres retardataires entouré des vas et viens des personnels du bar et des bruits de verres se percutant en prévision de l’entracte. Mais cela ne m’a pas empêché de goûter ce moment privilégié, une fois que ma tête ait fini par amortir mon amertume à l’égard de la RATP… Car, la force et la beauté à la fois sonore et spirituelle du Requiem de Ligeti sont exceptionnelles. Composée entre 1963 et 1965 pour deux voix de femmes solistes (soprano et mezzo-soprano), chœur mixte et orchestre (2), cette œuvre, dans laquelle puisa Stanley Kubrick (1928-1999) pour la bande son de son film d’anticipation A Clockwork Orange (Orange mécanique) réalisé en 1971 d’après le roman éponyme (1962) d’Anthony Burgess (1917-1993), dit combien le compositeur hongrois est génial, tant elle est dense, puissante, hallucinée, d'une richesse sonore inouïe, d’une force poignante et grandiose, ne compte que quatre parties, ne mettant en musique que la moitié du texte liturgique, commençant naturellement par l’Introïtus au plan sonore, commençant dans une atmosphère feutrée, se tend progressivement de façon continue, suivi du Kyrie aux structures polyphoniques particulièrement complexes renvoyant aux maîtres anciens, notamment à Johannes Ockeghem (v.1410-1497), avec rien moins que vingt lignes vocales culminant sur un hallucinant fortissimo, mouvement qui aura réclamé à Ligeti neuf mois de genèse, puis le Dies Irae, intitulé ici De die judicii sequentia (Séquence du Jour du Jugement), moment le plus violent, sombre et désespéré du rituel funèbre où le compositeur utilise de façon intensément théâtrale les registres vocaux et instrumentaux extrêmes, pour finir sur le Lacrimosa dans lequel le chœur n’intervient pas qui conclut le Requiem dans l’atmosphère feutrée du début. Les deux solistes, la soprano britannique Jennifer France (soprano) et la mezzo-soprano finlandaise Virpi Räïsänen, cette dernière déjà entendue dans cette même œuvre en 2011 (voir plus haut), le Chœur de l’Orchestre de Paris (surtout les basses) et l’Orchestre de Paris s’imposant depuis l’endroit où je me trouvais par des textures apparemment charnues et fluides au service de l'aspect liquide et constamment mouvant de la partition, surtout d’une homogénéité exemplaire, aucune imprécision dans les attaques ni le moindre décalage n’étant perceptible.

Orchestre de Paris, Esa-Pekka Salonen, Virpi Räisänen, Jennifer France
Photo : (c) Camera Lucida

Loin de l’atmosphère du Requiem de Ligeti, mais toujours de tonalité spirituelle, la seconde partie du concert, que j’ai pu écouter dans la salle à la place qui m’avait été attribuée, était consacrée à la partition symphonique la plus accomplie d’Anton Bruckner (1824-1896), la Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantique » WAB 104 composée en 1874 dans sa version mixant les révisions de 1878 et 1880. En effet, conçue en un peu plus de dix mois en 1874, profondément révisée trois fois par la suite, jusqu’à ce qu’il s’en déclare enfin satisfait un jour de 1888, la Quatrième semble pourtant couler de source, tant l’on n’y perçoit aucune contrainte, au point d’être aujourd’hui l’une des pages les plus prisées de Bruckner. Esa-Pekka Salonen en a donné mercredi une interprétation au cordeau, toute en tensions, extension et d’un lyrisme effervescent, tandis que l’Orchestre de Paris s’est montré virtuose, d’une impressionnante homogénéité, avec ses cuivres rutilants, particulièrement le premier cor solo, Gabriel Dambricourt éblouissant de sonorité et d’assurance, tant et si bien qu’il sera chaudement applaudi par le public et dûment félicité par chef et par l’orchestre entier, tandis que les bois se sont imposés par leur vélocité et leur timbres soyeux, tandis que les cordes ont rivalisé de panache et de syncrétisme, altos, violoncelles et contrebasses onctueuses, violons flamboyants.

Bruno Serrou

1) Le concert a été filmé et enregistré pour une diffusion sur une chaîne de télévision et sur le site Internet de la Philharmonie de Paris où il devrait être diffusé en janvier 2026

2) Trois flûtes (2e et 3e aussi piccolo), trois hautbois (3e aussi cor anglais), trois clarinettes (2e aussi clarinette basse, 3e aussi clarinette en mi bémol et clarinette contrebasse), deux bassons, contrebasson, quatre cors, trois trompettes, une trompette basse, trois trombones (ténor, basse, contrebasse), tuba, trois percussionnistes (glockenspiel, xylophone, caisse claire, grosse caisse, cymbale suspendue, tam-tam, slapstick, tambourin), célesta, clavecin, harpe, cordes (14, 12, 10, 8, 6)

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire