vendredi 21 novembre 2025

Raphaël Pichon et Pygmalion ont glorifié Johannes Brahms dimanche à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Dimanche 16 novembre 2025 

Raphaël Pichon, Pygmalion
Photo : (c) Mathilde Assier

Johannes Brahms va décidément fort bien À Raphael Pichon et son ensemble Pygmalion, chœur et orchestre. Après la réussite de leur Requiem allemand chez Harmonia Mundi, ils ont proposé ce dimanche à la Philharmonie de Paris un remarquable concert monographique au Maitre de Hambourg, avec pour thématique la Mort dans son concept spirituel et humaniste que Brahms a si bien chantée à la fin de sa vie. Intitulée « le Chant du Destin », la soirée s’est ouverte sur le Motet op. 74/1 pour chœur a capella, suivi du chant du cygne brahmsien que sont les Quatre Chants sérieux op. 121 puis le Chant sacré  op. 30 interprété avec une chaleur douloureusement humaine par un Stéphane Degout bouleversant et vocalement impressionnant, les orchestrations de Robert Percival étant d’une grande délicatesse, respectueuses des couleurs sombres brahmsiennes qui semblent toujours émaner des timbales, même quand il n’y en a pas. En seconde partie l’extraordinaire Schicksalslied (Chant du Destin) op. 54 qui a donné son titre à la soirée, chanté et joué avec une ferveur communicative, préludant à la Symphonie n° 1 dont la genèse tourmenta Brahms de longues années, interprétée avec une dynamique, un allant et un sens du chant instrumental enthousiasmants. En bis, un motet pour chœur a capella de Brahms 

Raphaël Pichon, Pygmalion
Photo : (c) Mathilde Assier

Six mois après leur brillant concert Berlioz / Thomas / Fauré en mai (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/sereine-vision-de-la-mort-par-raphael.html) à la Philharmonie de Paris, suivi d’une somptueuse réalisation à Bordeaux du chef-d’œuvre lyrique La Passion grecque de Bohuslav Martinu (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/07/impressionnante-premiere-scenique.html), et après la publication chez Harmonia Mundi d’Un Requiem allemand de Johannes Brahms, Raphaël Pichon et Pygmalion ont présenté dimanche un concert monographique consacré au maître hambourgeois, compositeur que le chef français apprécie particulièrement, convenant de son enthousiasme dans l’interview qu’il m’avait accordé pour le magazine madrilène Scherzo publié dans son intégralité sur ce site, Brahms étant pour lui une pierre angulaire sur le chemin qui le mène à court terme à Richard Wagner (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/05/interview-raphael-pichon-directeur.html)  : « Quelle chance j’ai eu de faire pour la troisième ou la quatrième fois le Requiem allemand de Brahms, de l’enregistrer après avoir passé quinze ans au contact des Schütz, Gabrieli, Buxtehude, Bach, des grands compositeurs de la Guerre de Trente Ans, ainsi qu’au contact de Mendelssohn-Bartholdy, de sa musique chorale, de celle de Brahms enfin, avant d’arriver à son Requiem. Elias, Lobgesang de Mendelssohn sont des pièces admirables. Wagner connaissait ces pièces, de toute évidence… Brahms aussi d’ailleurs. Ce que je veux dire ici est qu’arriver à Wagner ou à Brahms avec cet héritage-là, conduit à voir différemment couleurs, histoires, rôles, votre conception en est transformée parce qu’elle est nourrie de toutes ces couches de sédimentation. Donc, quand nous parlons de cette évidence de liens entre Bach et Wagner, cela devient parfaitement clair. Qui plus est, dans ces grands récits spirituels et métaphysiques que peuvent être Lohengrin, Parsifal ou même Tannhäuser dont la fin est une épiphanie spirituelle absolue. Wagner ?... J’en rêve ! Tout m’intéresse dans la très grande musique. En revanche, je pense que nous devons mériter notre paradis. Il faut d’abord apprendre que chacune des figures citées sont des mondes tellement particuliers que pour jouer Wagner, quelle chance de jouer d’abord Schubert, Schumann, Brahms ! Nous poursuivons notre cheminement dans l’œuvre de ce dernier la saison prochaine, avec pour la première fois sa Symphonie n° 1. Je songe aussi à la Rhapsodie pour contralto. J’ai mon idée sur la question, qui repose sur le timbre de la voix. Je voudrais aussi faire ses chœurs a capella. »

Stéphane Degout, Pygmalion
Photo : (c) Mathilde Assier

A l’exception de la Rhapsodie, c’est précisément le programme qu’a présenté Raphaël Pichon à la tête de son ensemble bicéphale (vocal et instrumental) Pygmalion. C’est avec le premier des deux motets pour chœur mixte a capella op. 74 « Warum ist das Licht gegeben dem Mühseligen » (Pourquoi la lumière est-elle donnée aux malheureux ?) que les voix de Pygmalion ont ouvert le concert, rappelant combien le compositeur hambourgeois, appréciait les ensembles vocaux, et savait écrire pour eux, expérience acquise au contact direct d’effectifs choraux, à l’instar de Raphaël Pichon, Brahms créant dès 1859 à Hambourg un chœur de femmes amateur qu’il dirige pendant trois ans, avant d’être nommé chef de chœur de la Singakademie de Vienne, programmant des œuvres de Heinrich Isaac, Heinrich Schütz, Gabrieli, Johann Sebastian Bach, Buxtehude, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, puis en 1872, il dirige les concerts de la Gesellschaft der Musikfreunde (Société des amis de la musique) pour lesquels il composera un impressionnant cursus d’œuvres pour chœurs, motets, lieder pour différents effectifs vocaux pour lesquels allie rigueur contrapuntique et expressivité lyrique à fleur de peau avec une exigence rare et une profonde expressive qui touche autant chanteurs et public, atteignant un équilibre exceptionnel entre émotion et puissance spirituelle. De l’Ave Maria op. 12 de 1858 aux Trois motets pour chœur à quatre et huit voix a capella op. 110 de 1889 ce sont rien moins que vingt-cinq numéros d’opus réunissant un total de soixante-quinze pièces pour chœurs a capella de tout gabarit aux grandes pages pour chœur et orchestre que Brahms aura laissées à la postérité. Le premier motet op. 74 est écrit pour un chœur mixte à six voix et illustre la question de Job, héros du Livre de Job, « Pourquoi la lumière (la vie) est-elle donnée par Dieu aux malheureux ? » à laquelle il a ajouté des extraits des Lamentations de Jérémie, de l’Epître de Jacques et de Martin Luther. Il a été composé à Pörtschach le même été 1877 que la Symphonie n° 2 op. 73, et Brahms y ajoutera en 1879 en numéro deux un motet datant de 1863, O Heiland, reiss die Himmel auf Sauveur, déchire les cieux). Comme l’écrivait Brahms, ce motet est un « petit traité sur le grand ’’pourquoi’’ » dont le texte a inspiré au compositeur une musique d’une douleur ineffable éclairée de l’intérieur par l’espérance en une vie meilleure dans l’Au-Delà, ce que Pygmalion a restitué avec une sensibilité singulièrement communicative, avec ardeur mêlée d’une bouleversante intériorité. Cette page d’une dizaine de minutes a préludé à l’ultime chef-d’œuvre vocal de Johannes Brahms, les déchirants Vier ernste Gesänge (Quatre Chants sérieux) op. 121 de 1896 à l’origine pour basse et piano mais donnés dans une orchestration du musicien britannique Robert Percival, contrebassonniste de Pygmalion, qui a adapté ces chants ainsi le Geistliches Lied (Chant sacré) op. 30 de 1856 à l’origine pour chœur et orgue pour un orchestre d’une cinquantaine de musiciens, qui a étudié le style d’orchestration utilisé par Brahms pour les lieder de Franz Schubert comme Mnemon D. 541 ou Geheimnis D. 719, ainsi que les réductions pour piano de ses propres pages pour chœur et orchestre, comme la Rhapsodie pour alto et chœur d’hommes op. 53. Le résultat de ces versions des opus 121 et 30 est en parfaite adéquation avec la voix sublime du baryton Stéphane Degout, qui, placé côté cour, a fondu le timbre somptueux de sa voix aux harmoniques solaires aux voix du même velours des violoncelles, pupitre le plus magnifiquement humain de tous les instruments des orchestres. Un moment de grâce pure que ce concert n’aura cessé d’offrir au public qui aura eu le bonheur d’y assister en ce dimanche d novembre, qui a conduit à la conclusion de la première partie avec la grande page de douleur qui a donné son titre à la soirée, le Schicksakslied (Chant du destin) pour chœur et orchestre op. 54. Commencé durant l’été 1868 à Wilhelmshaven et achevé en mai 1871, Brahms s’étant interrompu pour écrire sa Rhapsodie pour alto et chœur d’hommes achevée en 1869, le Chant du destin, qui a été créé à Karlsruhe le 18 octobre 1871 sous la direction d’Hermann Levi, est au même le Requiem allemand et malgré sa relative brièveté, le chef-d’œuvre de la musique pour chœur et orchestre de Brahms. La partition, qui illustre le roman épistolaire Hyperion ou l’ermite de Grèce (1797-1799) du poète allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843), se subdivise en trois parties, Adagio en mi bémol majeur Ihr wandelt droben im Licht (Vous marchez au-dessus, dans la lumière), Allegro en ut mineur Doch uns ist gegeben (Mais cela nous est donné), et une conclusion d’orchestre seul Adagio en ut majeur. 

Raphaël Pichon, Pygmalion
Photo : (c) Bruno Serrou

Cette œuvre d’un quart d’heure d’une densité déchirante a été interprétée avec une intensité pétrifiante, avec un chœur et un orchestre aux sonorités envoûtantes, que l’on retrouvera dans la seconde partie du concert, donnée par les seuls instrumentistes Pygmalion, car entièrement consacrée à la « symphonie de douleur » de Brahms, la Première en ut mineur op. 68 ébauchée en 1854 mais qui ne sera achevée que plus de vingt ans plus tard, en 1876, tandis que l’ombre de Beethoven obsédait tant Brahms qu’il en resta longtemps paralysé par le modèle de la Neuvième. Jouant sur des instruments « historiques », l’orchestre Pygmalion a néanmoins réussi à restituer les sonorités graves et rondes qui personnifient les orchestrations de Brahms, qui vivait assurément la tête dans les timbales. Raphaël Pichon et ses musiciens ont servi avec une énergie vivifiante cette partition qui est un véritable enfant de douleur pour son concepteur, la symphonie ayant connu une genèse de plus de vingt ans. Il n’en émane pas moins de cette grande page d’orchestre un sentiment de plénitude, malgré des moments plus sombres, comme l’Andante sostenuto. Pourtant, il ne se trouve rien de tragique et surtout pas une once de pathos, mais au contraire de l’héroïsme romantique et une radieuse sérénité, ce que Raphaël Pichon a rendu avec beaucoup d’allant et de générosité, assuré que les membres de Pygmalion pouvaient répondre à la moindre de ses sollicitations, rendant transparente la polyphonie d’une orchestration polychrome et la rythmique ferme envoûtante de cette symphonie. Comme pour retenir le temps, et pour que le chœur participe au succès public suscité par l’excellence de l’exécution de la symphonie dont seul l’orchestre a été le héros, Raphaël Pichon a confié au chœur seul la conclusion du concert avec un motet a capella du héros de la soirée, Johannes Brahms…

Bruno Serrou

 

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire