lundi 24 novembre 2025

Berio 100 : Les solistes de l’Ensemble Intercontemporain et Calixto Bieito ont célébré Luciano Berio avec six de ses quatorze « Sequenze »

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Samedi 22 novembre 2025 (17h30)

7
Nicolas Crosse, Hidéki Nagano, Philippe Grauvagel, Jenny Daviet, Jeanne-Marie Conquer, Lucas Ounissi
Photo : (c) Quentin Chevrier

Offerte par l’Ensemble Intercontermporain, la soirée de samedi 22 novembre comptait deux parties. La première était consacrée au centenaire de Luciano Berio avec six de ses quatorze Sequenze, animées par le metteur en scène Calixto Bieito qui a dispersé dans l’espace de la Salle des Concerts de la Cité de la Musique et éclairant poétiquement les solistes de l'EIC s’exprimant au milieu d’un public déambulant au parterre, les pièces étant données dans le désordre, la Sequenza III pour voix de femme par Jenny Daviet très en verve, la Sequenza IV pour piano par Hidéki Nagano, Sequenza V pour trombone par Lucas Ounissi, Sequenza VII pour hautbois par Philippe Grauvagel, Sequenza VIII pour violon par Jeanne-Marie Conquer et Sequenza XIVb pour contrebasse par Nicolas Crosse

Nicolas Crosse, Hidéki Nagano, Philippe Grauvagel, Jenny Daviet, Jeanne-Marie Conquer, Lucas Ounissi, Calixto Bieito
Photo : (c) Quentin Chevrier

Composées entre 1958 et 2003, les Sequenze ont accompagné quasi toute la vie créatrice de Luciano Berio (1925-2003). Il s’agit de pièces virtuoses pour instruments solistes qui, vingt-deux ans après la mort de leur auteur, constituent des pièces centrales du répertoire du XXe siècle pour les solistes virtuoses du XXIe siècle. Elaborée en association avec son interprète destinataire, chaque Sequenza, fruit de l’association du compositeur et du soliste, est comme un portrait-sculpture de l’instrumentiste et se réfère à l’histoire de son instrument et de son répertoire, tout en attestant de l’évolution du langage du compositeur ainsi que ses préoccupations musicales et techniques du temps de la gestation des pièces qui explorent toutes les limites de la virtuosité, chacune étant précédée d’un texte du poète Edoardo Sanguinetti, proche ami et collaborateur de Berio, intitulé « Incipit sequentia sequentiarum, quae est musica misicarum secundum lucianum » (« Commencement à la séquence des séquences, qui est la musique des musiques selon Luciano »). 

Jenny Daviet
Photo : (c) Quentin Chevrier

Les quatorze Sequenze sont autant de chefs-d’œuvre miniatures, chacune repoussant les limites expressives et techniques de l’instrument choisi, en explore la matière sonore, en réinvente le langage, plongeant ainsi l’auditeur dans une sorte de transe acoustique par immersion totale dans la texture-même du son, sa vibration, sa résonance. Pour le compositeur italien, il s’agissait de « processus d’assimilation, de transformation  et de dépassement des aspects instrumentaux traditionnels » visant à « préciser et développer mélodiquement un discours harmonique entre le virtuose et son instrument » et de repousser les limites de ce dernier. Au total, ce sont quatorze Sequenze qui sont nées de l’imagination du maître italien, son cursus commençant par une œuvre ouverte avec notation proportionnelle, la Sequenza I pour flûte écrit en 1958 pour le flûtiste Severino Gazzelloni qui fait de l’instrument monodique un instrument polyphonique grâce à la vélocité du jeu, aux sauts de registres et aux modifications de timbres et d’articulations. Suit en 1963 la Sequenza II pour harpe, tandis que la série se clôt en 2003 peu avant le décès de Luciano Berio, sur la Sequenza XIVb, adaptation pour contrebasse de la Sequenza XIV pour violoncelle de 2002, avec dans l’intervalle des Sequenze pour voix de femme (1966), pour piano (1966), pour trombone (1966), pour alto (1967), pour hautbois (1969), pour violon (1975), pour clarinette (1980) ou saxophone alto (1981) ou saxophone soprano (1995), pour trompette (1984), pour guitare (1988), pour basson (1993-1995), pour accordéon (1996), l’ensemble formant une somme d’une durée totale de quelques cent cinquante minutes.

Hidéki Nagano
Photo : (c) Quentin Chevrier

Ces œuvres d’essence théâtrale, ont donné l’idée à Pierre Bleuse d’intégrer une partie des Sequenze dans le cadre de la série qu’il a initiée à son entrée en fonction de directeur musical de la formation fondée par Pierre Boulez, « EIC & Friends », l’Intercontemporain en ayant gravé pour DG la première intégrale discographique en 1999 complétée en 2011. Pierre Bleuse a invité pour l’occasion le metteur en scène espagnol Calixto Bieito, actuellement à Paris pour une nouvelle production de Die Walküre de Richard Wagner à l’Opéra Bastille (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2025/11/lapocalypse-post-nucleaire-dune.html) à réaliser une mise en espace et en éclairage de chacune des six Sequenze retenues à l’occasion de ce concert-hommage pour le centenaire de Berio, œuvres qui sollicitent pleinement les qualités des musiciens interprètes, autant leur jeu que leur corps. Calixto Bieito a choisi de placer une partie des spectateurs debout au parterre, les musiciens se déplaçant au milieu d’eux, y compris le piano planté au centre, ou dans les hauteurs de la Salle des Concerts de la Cité de la Musique, les pièces étant jouées dans un ordre différent de celui de leur genèse. La Sequenza pour voix et celle pour trombone sont d’authentiques happenings

Lucas Ounissi
Photo : (c) Quentin Chevrier

Ecrite en 1965 pour la première épouse du compositeur, la cantatrice polymorphe Cathy Berberian, à qui elle est dédiée et qui la créa à Brême en 1966, la Sequenza III pour voix de femme est portée par le rire du clown suisse Grock (1880-1959), dont l’humour mélancolique a marqué Berio, qui fonde cette « séquence » sur un texte de l’historien suisse Markus Kutter (1925-2005) décomposé et transformé à l’envi, des émotions toujours changeantes notées sur la partition par des adjectifs tels que « joyeux », « rêveur », « extatique », et sur les divers modes d’expression vocale, évoluant du parlé au chanté, ce que la soprano Jenny Daviet a restitué sans artifices d’une voix fluide et lyrique. La Sequenza IV pour piano a été composée en 1965-1966 pour la pianiste brésilienne Jocy de Oliveira, élève de Marguerite Long. Révisée en 1993, l’œuvre joue sur des accords de deux types, résonants formés par la superposition de deux triades majeures et mineures, augmentées ou diminuées pour constituer des structures harmoniques, et des accords « anti-résonants » ou bruyants fondés sur des relations chromatiques et contenant secondes et quartes, ce qui confère à ces moments un caractère inharmonique. L’opposition qui en résulte rappelle l’alternance de clusters et de gestes mélodiques de la Klavierstück X de Karlheinz Stockhausen. Les tempi sont également de trois types, le premier donnant la double impression de statisme et de tension, le deuxième régissant de brefs passages juxtaposés au sein d’une même section, le troisième accélérant ou ralentissant un certain nombre de passages. Hideki Nagano en a donné une interprétation précisément contrastée, lui instillant la consistance d’une œuvre classique tant elle était exposée avec un naturel exaltant. A l’instar de celle pour voix, la Sequenza V pour trombone est ludique. 

Jeanne-Marie Conquer
Photo : (c) Quentin Chevrier

Composée en 1966 et dédiée à Stuart Dempster, elle a été créée à New York par le tromboniste compositeur d’origine slovène Vinko Globokar, qui fut aux débuts de l’IRCAM responsable du département de recherches instrumentales et vocales. Comme celle pour voix, la cinquième des Sequenze s’inspire du clown auguste musical Grock par son caractère grotesque et désespéré et la reprise de sa fameuse réplique Warum? dans sa traduction anglaise Why? vocalisée par le tromboniste. Construite en deux parties, l’œuvre se présente comme un jeu de miroir entre l’expression vocale Why? et la vocalité du jeu du trombone, la seconde partie combinant flatterzunge (roulement lingual produisant un effet de tremolo) et glissandi jusqu’à l’intégration de la parole aux notes de musique. Jouant avec art de l’aptitude naturelle à l’expression humaine de son instrument, avec une propension au comique, le tromboniste Lucas Ounissi, vêtu en clown, a régalé le public des sonorités discursives mise en évidence par Luciano Berio avec gourmandise. La Sequenza VII pour hautbois date de 1969. Elle a été conçue pour le compositeur hautboïste virtuose suisse-alémanique Heinz Holliger, qui l’a créé à Bâle l’année de sa conception. L’œuvre repose sur la note si (H dans la notation allemande) entretenue à l’arrière-plan par un hautbois enregistré. Elle fera l’objet d’une transcription pour saxophone soprano par Claude Delangle en 1993 avec l’accord de son auteur sous le titre Sequenza VIIb. Philippe Grauvagel, membre de l’EIC depuis 2010 et créateur entre autres de A plume éperdue de Heinz Holliger dans le cadre du Festival de Lucerne 2015, a donné de cette pièce une interprétation d’une précision qui aura permis de saisir les variations particulièrement subtiles des timbres de l’instrument et de saisir les relations d’événements distants dans le temps, l’écoute attentive ainsi suscitée conduisant l’auditeur à saisir la pluralité des voix tirée d’une polyphonie sous-jacente. 

Nicolas Crosse
Photo : (c) Quentin Chevrier

Tandis que la Sequenza VIII pour violon composée en 1976 à la suite d’une commande de Serena de Bellis, dédiée à Carlo Chiarappa, qui l’a créée la même année dans le cadre du Festival de La Rochelle, est un hommage au plus noble des instruments de l’orchestre. « Composer cette Sequenza a été pour moi comme payer une dette personnelle au violon, que je considère comme l’un des instruments les plus permanents et les plus complexes qui soient, convenait Luciano Berio. Si presque toutes les autres Sequenze développent de façon extrême un choix très restreint de possibilités instrumentales et de comportements du soliste, la Sequenza VIII présente une image plus vaste et plus historique de l’instrument. Elle s’appuie constamment sur deux notes (la et si) qui, comme dans une chaconne, servent de boussole dans le parcours plutôt diversifié et élaboré du morceau où la polyphonie n’est plus virtuelle, comme dans d’autres Sequenze, mais réelle. C’est pourquoi cette Sequenza se révèle, inévitablement, un hommage à ce sommet musical qu'est la chaconne de la Partita en mineur de Johann Sebastian Bach où coexistent des techniques instrumentales passées, présentes et futures. » Jouée par Jeanne-Marie Conquer, qui l’avait enregistrée en 1999 dans le cadre de l’intégrale DG, elle a été servie dans sa plénitude, la violoniste exposant brillamment les références à Bach, Paganini ainsi qu’au violon tzigane, soulignant avec dextérité la clarté des lignes.

Lucas Ounissi
Photo : (c) Quentin Chevrier

Composée en 2002 pour violoncelle sous le titre Sequenza XIV, la Sequenza XIVb est l’ultime pièce de la série. La XIV a été écrite pour Rohan de Saram, violoncelliste sri-lankais de l’Arditti Quartet qui avait donné la première britannique de Il ritorno degli snovidenia (Le retour des Snovidenia) pour violoncelle et orchestre de Luciano Berio dont il avait précédemment réalisé un arrangement pour violoncelle de la Sequenza VI pour alto. Le compositeur et l’instrumentiste se sont rencontrés en 1990, et le premier fut si impressionné par l’arrangement du second qu’il envoya immédiatement la partition à son éditeur, Universal Wien. La Sequenza XIV s’inspire du jeu de Saram, ainsi que de sa maîtrise de la geta bera, tambour traditionnel sri-lankais que le violoncelliste jouait enfant. Berio, qui s’est toujours intéressé aux musiques extra-européennes, a interrogé Saram sur la musique de son pays et lui a demandé des enregistrements et leur notation. Après plusieurs années de gestation, l’œuvre a été créée en Allemagne dans sa première version au Journées pour la musique nouvelle de Witten en avril 2002. Une deuxième mouture a été créée à Milan en novembre de la même année, tandis que la version définitive a été donnée à Los Angeles en février 2003 par son dédicataire, Rohan de Saram, qui l’enregistra en 2006. Deux ans plus tôt, en 2004, le contrebassiste compositeur italien Stefano Scodanibbio réalisa un arrangement pour son instrument publié par Universal Edition sous le titre Sequenza XIVb. L’œuvre, qui s’ouvre sur une section rythmique revenant comme un refrain tout au long de l’exécution de l’œuvre, oppose des sections rythmiques inspirées du tambour kandyen, (Kandy étant l’ancienne capitale de Ceylan) à des sections mélodiques. Dans les premières, qui mettent en valeur le triton, le violoncelliste frappe le corps de son instrument de la main droite tandis que la gauche joue des cordes de façon percussive, les sonorités qui en résultent s’avérant envoûtantes, comme venant d’un autre monde. La section mélodique présente un instrument chantant et lyrique, d’une expressivité d’une grande vocalité tant les nuances et les timbres sont variés à l’infini, alternant en outre des passages ornementés et des pizzicati « Bartók », avant de conclure sur un motif de deux notes joué en glissando marqué « fff, violente & aggressive » en alternance avec des notes sonnant dans le lointain avec une douceur extrême, dans un esprit proprement romantique. Virtuose impressionnant incarnant littéralement son instrument, qu’il semble pleinement habiter, Nicolas Crosse a donné de cette Sequenza XIVb une interprétation saisissante de musicalité et de panache, faisant chanter le plus grand des instruments à archet comme un violoncelle doté de graves plus profonds.

Hidéki Nagano
Photo : (c) Quentin Chevrier

De ce séduisant concert, un seul regret à formuler, l’absence de l’unique Sequenza composée pour un musicien de l’Ensemble Intercontemporain et en association avec lui, la douzième pour basson, Pascal Gallois, qui en a donné la création à Paris, au Théâtre du Châtelet, le 25 juin 1995, après trois années de genèse, et dont l’exécution  eut nécessité une vingtaine de minutes supplémentaires.

Bruno Serrou

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire