Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 7 mars 2025
7 mars 1875 -> 7 mars 2025…
Quel plus beau présent la Philharmonie de Paris pouvait-elle faire à son public
pour les 150 ans de Maurice Ravel que cette fabuleuse intégrale pour piano seul
par l’éblouissant Bertrand Chamayou, qui en a offert une intégrale
discographique en 2016 ? Un véritable envoûtement de cent quarante minutes par
un poète-sorcier du son d’une sensibilité inouïe, qui renouvelle constamment
paysages, impressions et sentiments au détour de chaque page et à l’intérieur
de chaque mesure. Un moment inoubliable dont auront été témoins les 2800
spectateurs de la Philharmonie qui aura ajouté plus de deux cents sièges, et
les abonnés de Medici.tv, Mezzo ainsi que du site de la Philharmonie
Donner en une soirée la totalité de l’œuvre pour piano seul de Maurice Raval tient de la gageure et de l’exploit. Couvrant la vie créatrice de ce pianiste compositeur, de 1892 (Sérénade grotesque) à 1917 (Le Tombeau de Couperin), orchestrateur de génie, sa création pour clavier est souvent à l’origine de ses pièces d’orchestre. Pourtant, que ce soit dans la version pianistique ou dans celle instrumentée, chaque version semble être spécifiquement née pour les deux genres. Ainsi, le piano appelle-t-il l’orchestre et l’orchestre le piano… De cette somme, Bertrand Chamayou, directeur artistique du Festival Académie Maurice Ravel de Saint-Jean-de-Luz, port de pêche basque situé face à Ciboure, village natal de Ravel, où il a succédé à Jean-François Heisser, a donné une interprétation magistrale comme s’il s’agissait d’un immense recueil d’images et de poésie, ne cessant plus de deux heures vingt durant de renouveler le propos, véritable ensorceleur sollicitant continuellement l’imaginaire des auditeurs, dont l’attention n’aura jamais flanché tant le pianiste toulousain aura ménagé de surprises à la moindre mesure. Seule aura manqué La Valse, poème chorégraphique pour orchestre initialement composé pour piano à deux mains en 1919, dédié à la pianiste d’origine polonaise Misia Sert, puis orchestré en 1920 après une version pour deux pianos. Musique en perpétuel renouveau, technique, sonore, expressif, rythmique, spirituel, des évocateurs retours au passé jusqu’au plus novateur et porteur d’avenir, les œuvres de Maurice Ravel constituent à la fois un univers entier en tant que tel et un immense vivier sans cesse renouvelé, ce qui correspond pleinement à la geste de l'immense pianiste qu'est Bertrand Chamayou, parfaitement à l’aise dans le répertoire ravélien dont il a offert une intégrale discographique en 2019 (1), et tout ce qui entoure cette création sans pareilles qu’il connaît intimement.
C’est avec le court, mais lent et expressif Prélude en la mineur créé le 28 juin 1913 au Conservatoire de Paris
dans le cadre de l’épreuve de lecture à vue pour le concours de piano femmes
qui sera remportée par Jeanne Leleu qui se verra dédiée la pièce que Bertrand
Chamayou a ouvert sereinement son intégrale, faisant directement entrer ses
auditeurs dans l’atmosphère caractéristique du compositeur basque. Il lui a enchaîné
le recueil impressionniste que constituent les cinq Miroirs nés entre 1904 et 1906 qui ont été créés le 6 janvier 1906
Salle Erard par Ricardo Vines, à qui est dédié le deuxième d’entre eux, Oiseaux tristes, dans lequel Chamayou,
après l’ambiance délicieusement nocturne de Noctuelles,
s’est délecté de l’évocation de cet oiseau solitaire sifflant une triste
mélodie avant d’être rejoint par un véritable tourbillon polyphonique de
comparses ailés. Dédiée au peintre Paul Sordes, Une barque sur l’océan, que Ravel orchestra dès 1906, a atteint une
dimension polychromique éblouissante, le piano sonnant tel l’orchestre
admirablement restitué par Chamayou, qui en a donné la force et les élans
marins, à l’instar du caricatural esprit hispanique de l’ « Aubade du
bouffon » qu’est Alborada del
gracioso que Ravel orchestrera en 1916 dans lequel il intègre des thèmes
espagnols dans des mélodies plus alambiquées, avant de conclure dans la rêverie
mystique aux sonorités voluptueuses de La
vallée des cloches. Après l’interlude que représente le bref Menuet en ut dièse mineur de 1904 avec
lequel Chamayou a préludé à la célèbre Sonatine
composée parallèlement aux cantates pour le Prix de Rome qui furent des
échecs, et créée le 17 décembre 1905 par le compositeur à Paris dans le salon
de la princesse de Polignac que Chamayou aborde avec une délicieuse fraîcheur avant
d’en donner toute l’agitation dans le finale, suivi des deux délicieux
pastiches A la manière de de 1912 sur
une idée d’Alfredo Casella, d’abord Borodine,
sous-titré « valse » pour lequel Ravel puise dans la Deuxième Symphonie du Russe dans
laquelle Chamayou réussit à restituer autant l’esprit du modèle que du
pasticheur, ensuite Chabrier, que
Ravel appréciait particulièrement, comme l’attestent des œuvres comme la Sérénade grotesque ou la Pavane pour
une infante défunte où l’on retrouve la Bourrée
fantasque et l’Idylle mais lequel
s’impose l’humour de potache de Ravel qui pastiche un air du Faust de Gounod tel qu’aurait pu l’écrire
Chabrier, ce qui permet à Chamayou d’exceller avec son caractère jovial et
pince sans rire. C’est sur la pyrotechnie que constitue le triptyque Gaspard de la nuit que Chamayou a conclu
la première partie de cette intégrale Ravel. Composé en 1908 tandis que le père
du compositeur était sur le point de mourir d’après trois poèmes en prose extrait
d recueil éponyme d’Aloysius Bertrand (1807-1841) paru en 1842, créé le 9
janvier 1909 Salle Erard à Paris par Ricardo Vines, œuvre d’une noirceur et d’une
difficulté extrêmes, Ondine, qui
conte l’histoire d’une nymphe séduisant un humain afin de fusionner et acquiert
une âme immortelle, Le Gibet qui
évoque les dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil,
et Scarbo, l’une des pages les plus
difficiles de tout le répertoire pianistique, qui évoque un gnome diabolique et
espiègle, porteur de funestes présages qui apparaissent dans les songes des
dormeurs, cycle que Chamayou expose sans
effort apparent, se jouant avec naturel et simplicité de ses rythmes
frénétiques, ses tempi extraordinairement rapides, sans jamais faillir, faisant
oublier au public qu’il s’agissait de surmonter les extraordinaires difficulté
techniques et la virtuosité requise par l’écriture singulièrement exigeante de
Ravel.
Bertrand Chamayou a ouvert la seconde partie de son intégrale Ravel sur les
huit Valses nobles et sentimentales dédiées
à Louis Aubert, qui en donna la première audition le 9 mai 1911 Salle Gaveau à
Paris. Dans ces pages qu’il orchestrera dès 1912 pour le ballet Adélaïde ou Le langage des fleurs, Ravel
rend non pas hommage au « Roi de la valse » Johann Strauss II mais à
un autre Viennois, Franz Schubert, auteur en 1823 de deux recueils de Valses nobles D. 969 et Valses sentimentales D. 779.
Conformément à la citation du poète Henri de Régnier (1864-1936) que Ravel a
portée en exergue de la partition de la version originale, Chamayou a donné de ces pages une interprétation emplie
du « plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile »,
donnant une fantastique envie d’entendre La
Valse ultime de 1919 commencée en
1908 à l’écoute de la septième, indiquée « Moins
vif », la valse la plus puissamment originale du cycle car préfigurant
l’apothéose de l’apocalyptique poème chorégraphique. Autre hommage à un
compositeur austro-hongrois, les deux minutes du Menuet sur le nom de Haydn composé en 1909 à l’occasion du
centenaire de la mort de Joseph Haydn écrite à l’initiative de la Revue musicale de la Société internationale
de Musique, qui commanda également des hommages au compositeur autrichien à
Claude Debussy, Paul Dukas, Reynaldo Hahn, Vincent d’Indy et Charles-Marie
Widor. Créée Salle Pleyel le 11 mars 1911 par Ennemond Trillat, l’œuvre est
construite sur un motif imposé fondé sur lune anagramme musicale allemande du
motif H-A-Y-D-N (si-la-ré-ré-sol) dans laquelle Chamayou évite élégamment toute
mièvrerie tout en instillant une juste mélancolie. S’en est ensuivit la
partition la l’œuvre pour piano de Ravel la plus ancienne qui nous soit
parvenue, la Sérénade grotesque de
1893 qui ne sera créée que l’année du centenaire de la naissance de son auteur,
le 23 février 1975 à New York par Arbie Orenstein. Le « grotesque »
du titre provient sans doute de ses rythmes fantasques, les contrastes
expressifs, le mordant de l’harmonie, que Chamayou a brillamment soulignés tout
en mettant en valeur le lyrisme et la sentimentalité, les scansions, le tout
influencé par la Bourrée fantasque de
Chabrier. Chamayou a enchaîné avec les célèbres Jeux d’eau que Ravel dédia en 1901 à son « cher maître Gabriel
Fauré », « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille » selon
l’épigraphe choisi par son auteur citant Henri de Régnier, et que Ricardo Vines
créa le 5 avril 1902 Salle Pleyel. Chamayou a judicieusement mis en évidence l’impressionnisme
debussyste que Ravel a introduit dans cette partition « inspirée du bruit
de l’eau et des sons musicaux que font entendre les jets d’eau, les cascades et
les ruisseaux », tout en la rattachant de façon tout aussi justifiée à
Franz Liszt et à ses Jeux d’eau à la
villa d’Este. Mais c’est Chabrier qui emplit le Menuet antique, première œuvre pour piano éditée de Ravel créée le 18
avril 1898 Salle Pleyel par Ricardo Vines, son dédicataire. Ravel tenait tant à
cette œuvre qu’il accepta de l’orchestrer trente ans plus tard, immédiatement après
le Boléro, à la demande des éditeurs Daniel
et Georges Enoch. Œuvre parmi les plus célèbres de Ravel, elle aussi orchestrée
plus tard (en 1910), la Pavane pour une
infante défunte composée en 1899 tandis que Ravel était l’élève de Gabriel
Fauré au Conservatoire de Paris, ce qui n’empêche pas une forte influence de
Chabrier. Chamayou a donné de cette œuvre douce et mélancolique une
interprétation tendrement expressive et délicatement colorée, avant de conclure
sur les six mouvements constituant Le
Tombeau de Couperin composés pendant la Première Guerre mondiale, entre
juillet 1914 et juin 1918 et dédié à la mémoire de six de ses compagnons d’armes
tués au front, et qui seront créés avec grand succès le 11 avril 1919 Salle
Gaveau par Marguerite Long, dédicataire et créatrice du Concerto en sol en 1932. En véritable chorégraphe, Chamayou en a
donné la dimension onirique et grave tout en mettant en évidence l’hommage à la
musique du Siècle des Lumières, son jeu exaltant des timbres somptueux sonnant
judicieusement tel un orchestre dans les quatre pièces que Ravel orchestra à la
façon d’un concerto pour orchestre en 1919, Prélude,
Forlane, Menuet et Rigaudon.
Sortant de ses cent quarante minutes d’intégrale de l’œuvre pour piano de Ravel aussi frais qu’au début, Bertrand Chamayou a offert en bis un arrangement pour piano d’un chœur a capella du maître de Montfort l’Amaury ample et aéré.
Bruno Serrou
1) Warner Classics / Erato
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