Visage d’enfant à la mèche rebelle, homme de conviction et d’ouverture, déterminé mais parfait diplomate, refusant les diktats au point d’être passé maître dans l’art d’arrondir les angles en toute circonstance pour affirmer davantage ses convictions, Jérémie Rohrer est le musicien de la fidélité la plus fertile à la pensée des compositeurs et de leur époque, allant largement au-delà du respect de leurs intentions originelles qui pourraient conduire à une trop grande distanciation, voire une froideur dont ses interprétations sont l’exact contraire. Ouvert à tous les répertoires, de la fin de l’ère baroque à la création contemporaine, Jérémie Rohrer refuse de se laisser enfermer dans un genre, une recette, un oukase, une école, un style. Chef d’orchestre compositeur, né à Paris le 15 juillet 1973, il a intégré en 1984 la Maîtrise de Radio France, où sa vocation de musicien s’est révélée au contact de chefs comme Sir Colin Davis et Lorin Maazel. Après des études de flûte traversière, de piano, de clavecin et d’écriture au Conservatoire national de Région de Paris, il poursuit ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans les classes de clavecin, d’analyse et de composition. En 2005, voilà vingt ans, il fonde l’ensemble à effectif variable d’instruments d’époque Le Cercle de l’Harmonie qui dispose désormais d’un vivier de cent cinquante musiciens. Réunis par l’idée de l’utilisation des instruments pour lesquels les compositeurs ont écrit et pensé leurs œuvres, Jérémie Rohrer et ses musiciens défendent l’intime relation entre texte et structures musicales. Outre les chefs-d’œuvre de Mozart, la formation s’illustre dans les œuvres de la période charnière, de Gluck à Wagner, en passant par Berlioz, Verdi, Bizet…
Rayonnantes et réfléchies, telles
sont les particularités des interprétations de Jérémie Rohrer, particulièrement
attaché à la belle sonorité toute en sensualité et en clair-obscur qu’il obtient
de son Cercle de l’Harmonie qu’il dirige de façon nuancée et énergique. La direction nerveuse,
vive de Jérémie Rohrer ne laisse aucun répit au spectateur, qui ne s’ennuie
jamais à son écoute. En mars 2016, dans la fosse peu profonde du Palais
de La Monnaie de Bruxelles, Jérémie Rohrer dirigeait Béatrice et Bénédict de Berlioz avec un onirisme trahissant une réelle
symbiose avec la pensée du compositeur. En novembre 2018, il dirigeait avec
succès une nouvelle production de La
Traviata de Verdi au Théâtre des Champs-Elysées en effectuant un retour aux
sources, à l’époque de la création en 1853 en s’appuyant sur le Traité d’orchestration qu’Hector Berlioz
publia en 1843. Ainsi, avait-il choisi non seulement d’utiliser un instrumentarium réglé à 432 Hz, mais
aussi de donner les arie da capo tout
en gommant les suraigus ajoutés par la tradition. Avec son propre orchestre, Le
Cercle de l’Harmonie, Rohrer a dirigé avec maestria
cette œuvre que l’on croyait connaître jusqu’en ses moindres recoins mais qui,
sous son impulsion, révélait un panel de couleurs ardentes et d’une longueur de
spectre inusités. En outre, il veillait à ne jamais couvrir les chanteurs tout
en tirant profit de large nuancier de la partition, n’hésitant pas à surligner
les extrêmes, du pianississimo au fortississimo. J’ai rencontré Jérémie
Rohrer pour le magazine espagnol Scherzo
à l’occasion de la parution de son enregistrement de la Missa Solemnis de Beethoven chez Alpha. C’est cet entretien que je
publie ici en français, dans son intégralité
° °
°
Bruno Serrou : En quelles circonstances vous êtes-vous
tourné vers la musique ?
Jérémie Rohrer : Elle remonte à mon entrée dans la Maîtrise de
Radio France, qui a été le déclencheur de ma vocation. Ce choix a été dicté à
ma mère par mon insatisfaction de l’instrument que j’avais choisi à l’origine.
Je vivais à Ivry-sur-Seine, proche banlieue de Paris, où mes parents m’ont
inscrit au conservatoire dans la classe de flûte. Mais je n’ai rien appris
pendant un an. Je jouais à l’époque de la flûte traversière, alors que je
voulais faire de la flûte de pan, confusion qui suscita en moi une grande
déception. Mais je n’avais jamais chanté. Alors qu’elle ne venait pas d’un
milieu culturel, ma mère a senti comme une solution le fait de me présenter au
concours d’entrée à la Maîtrise de Radio France. J’ai réussi le concours
d’entrée, et la Maîtrise a été un véritable déclencheur, car je suis entré en
prise directe avec la musique grâce à de merveilleux professeurs. Je me
souviens de Madame Roberte Kiehl, qui enseignait le solfège et avec qui j’ai
beaucoup parlé de composition, à l’instar de tous les professeurs qui, à la
Maîtrise, m’ont ouvert l’esprit à la musique. Nous participions à de grands
concerts, comme celui qui a conditionné ma vocation de chef, dirigé par Sir
Colin Davis dans La Damnation de Faust
de Berlioz avec Jessye Norman en soliste. J’ai été bouleversé dès que je l’ai
vu diriger la première répétition. J’ai eu le temps de l’observer, ce qui m’a
fasciné, et je me suis dit que je serai chef d’orchestre. D’autant plus que
j’ai reçu un accueil chaleureux de sa part et de celle de Jessye Norman, à qui
j’ai demandé un autographe dans sa loge. J’avais dix ans… La chaleur de leur
accueil m’a profondément marqué. J’avais trouvé ma famille. A partir de ce
moment-là j’ai toujours eu en tête l’idée de diriger.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous
intéresser au clavecin ?
J. R. : Au moment de ma mue, quand je quittais la Maîtrise de
Radio France à douze ans, je suis encore flûtiste, et je commence le piano. Je
me tournerai vers le clavecin plus tard, mais mon véritable objectif était dès
cette époque la direction d’orchestre. En deuxième année de mes études
secondaires, je suis entré au Conservatoire de Région de Paris, où j’ai eu une
merveilleuse professeure de flûte, Sophie Cherrier, soliste de l’Ensemble
Intercontemporain depuis 1979, qui m’a énormément appris sur le plan de la
discipline et de la rigueur (je l’ai déçue quand j’ai arrêté la flûte à
dix-huit ans), tout en y étudiant le piano et l’harmonie. Il se trouvait aussi au
CRR une professeure de clavecin extraordinaire, Noëlle Spieth, signataire d’une
magnifique intégrale Rameau que j’ai admirée bien avant de devenir son élève, et
quand j’ai su qu’elle était au conservatoire, je me suis lancé dans cette
discipline avec une telle volonté que deux ans plus tard je suis entré au
Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de clavecin
B. S. : Comment êtes-vous venu à la musique ancienne,
tandis que parmi vos maîtres vous comptiez Sophie Cherrier, qui n’est pas
particulièrement connue pour ce répertoire ?
J. R. : A seize ans, j’essayais de développer mes outils pour
devenir chef d’orchestre. J’ai rencontré Emil Tchakarov (1948-1991), disciple
d’Herbert von Karajan et brillant chef d’orchestre bulgare mort trop jeune. Il
m’a donné des conseils extraordinaires, et m’a formé intellectuellement, il m’a
orienté dans la minière de créer mes outils, me disant que la direction
d’orchestre s’apprend sur le tas. Il était très convaincant, il m’a dit que
lui-même avait transcrit l’ensemble du répertoire russe pour cinquante
accordéons et qu’il avait commencé à diriger ces cinquante accordéonistes, avec
qui il s’est fait la main. Dès notre rencontre, j’ai formé un ensemble de cinq
musiciens et j’ai commencé à diriger ainsi, et en 1995 je fonderai les
Musiciens de La Prée sur le même modèle. Tchakarov m’a aussi dit « il faut
que tu deviennes le musicien le plus compétent ». C’est pourquoi j’ai
commencé toutes les classes de théorie, d’érudition, d’analyse. Tout cela a
conditionné mon rapport à la direction d’orchestre. Cette rencontre avec
Tchakarov a été si importante que je n’ai fait ni la direction ni la
composition au Conservatoire, étant déjà passé aux travaux pratiques.
B. S. : Vous vous êtes donc formé en organisant
vos propres saisons ?
J. R. : Les cinq saisons des Musiciens de La Prée ont été très
importantes. Nous les avons organisées Salle Gaveau à Paris. Elles m’ont
notamment permis de jouer pas mal de musique contemporaine, puisque nous étions
soutenus par l’association Musique Nouvelle en Liberté, et, surtout, cette
activité m’a mis en contact avec l’ensemble de ma génération de musiciens. J’ai
ainsi donné mon premier concert avec Renaud Capuçon en soliste. Parallèlement,
je me formais intellectuellement au CNSMDP. Quand j’ai entendu pour la première
fois des enregistrements de Marc Minkowski, particulièrement une symphonie de
Méhul qui m’a marqué, je me suis dit que c’était précisément la façon dont elle
devait être interprétée, physiologiquement. Autre moment de bascule pour moi, un
concert Delalande de l’archevêché par William Christie que je ne connaissais
pas à l’époque. La révélation, c’était le son et ce n’était pas du tout
dogmatique. Je voyais précisément que cette musique doit être restituée ainsi pour
que les intentions du compositeur soient révélées. Les interprètes rendent
justice à une préoccupation qui n’est pas seulement ancienne puisqu’elle est
exactement la même qui poussait Igor Stravinsky à tout enregistrer sur le
phonographe pour limiter l’espace d’interprétation des futurs interprètes dont
il considérait déjà qu’ils dénaturaient le texte original. Cette préoccupation
de témoigner pour l’éternité est donc intemporelle, et effectivement elle rend
justice au compositeur. J’ai sûrement senti cela intuitivement, et je voyais
aussi comment ces principes pouvaient être déclinés à tout un type de
répertoire qui était l’apanage des grandes formations. Outre l’aspect
historiographique dans la quête musicologique, ce qui est très important aussi
ce sont la dramaturgie des tempi qui
est restituée, l’espace qui n’est pas défini pendant la période baroque, et l’un
des grands enseignements du clavecin, fondamental pour moi et que j’utilise en
direction d’orchestre, est la quête de la détermination d’un tempo qui n’est
pas précisé de manière métronomique.
B. S. : Comment y parvenez-vous ?
J. R. : La clef est la fréquence du rythme harmonique. C’est-à-dire
la vitesse à laquelle on change d’accord. Ce qui induit un rythme physiologique
qui en fait est assez indubitable, c’est le fameux tempo giusto. C’est ainsi que les clavecinistes déterminent leurs
choix de tempi. Je l’ai abondamment
utilisé. Aujourd’hui encore. L’un des grands enjeux pour moi ce sont les
références discographiques « c’est plus rapide que les autres »,
« c’est plus lent que les autres », ce qui pour moi ne veut rien
dire. Parce que cette culture m’a permis de me rapprocher au plus près de ce
que j’imagine être le tempo giusto. Je
peux me tromper, bien sûr. Mais je pense que la méthode est vraiment opérante,
et qu’au contraire toutes les visions dogmatiques de tempi qui se sont appliquées à certaines parties du répertoire, je
pense notamment à la Missa Solemnis de
Beethoven, ont contribué à dénaturer les intentions des compositeurs et à rende
ces pièces injouables. En dessous d’un certain tempo, certaines parties
chorales sont inchantables. Et on leur fait dire ce qu’elles ne sont pas,
c’est-à-dire que Beethoven n’aimait pas les voix, ce qui est parfaitement faux.
Il les imaginait chanter dans un tempo qui était vraisemblablement moins vif. La
Missa Solemnis est très critiquée au sein de la création beethovenienne,
elle est jugée trop intellectuelle, et elle plaît rarement au public…
B. S. : En fait, votre répertoire est loin d’être
centré sur la période baroque…
J. R. : De fait, je ne suis pas un baroqueux. Pour deux types
de raisons. Je crois que l’ère baroque est marquée par un apogée, qui implique
une sorte de tabula rasa et l’on
repart du préclassicisme, agrégation de styles à partir duquel est définie une
ligne sans interruption qui va jusqu’à Richard Wagner. L’autre rupture musicale
est Gustav Mahler et Richard Strauss qui reconsidèrent cette partie du
répertoire. La seconde raison qui était plus pratique pour moi tient au fait
que je crois au geste. Je pense comme Berlioz que c’est la responsabilité du
chef de porter le poids des choses et son aptitude de le faire tient au geste,
et si beaucoup des chefs baroques sont de très grands musiciens cette partie de
ce qu’on appelle la technique est fréquemment négligée et souvent de façon
coupable. Je n’ai jamais voulu être associé à ce type de démarche. Je crois
vraiment au geste, et cela rejoint la pensée de Tchakarov, c’est indéniable,
ainsi que le fait que Leonard Bernstein à la fin de sa vie se soit intéressé à
la pratique de l’instrument. C’est ce qu’il voulait vraiment expérimenter. Je
trouve cette démarche très signifiante. A mon avis, Bernstein est sûrement l’un
des plus grands compositeurs de la fin du XXe siècle, et il a un
rapport fascinant avec le geste instrumental. En plus, il avait un humour
ravageur, une sorte de franchise irrésistible.
B. S. : Comment avez-vous pris
contact avec vos aînés, William Christie et Marc Minkowski ?
J. R. : Ils étaient au courant de cette saison Salle Gaveau.
Marc Minkowski est venu m’écouter, William Christie également. Ils ont été très
bienveillants, et quand cette époque a pris fin, je suis allé les voir, et je
suis devenu leur assistant pendant cinq ans. Surtout celui de Marc. Dès cette
époque, ça a commencé à bouger, et Christie s’est intéressé à moi. J’étais l’un
des assistants de Marc, mais pas privilégié. Au bout d’un moment je me suis
senti sous-exploité, et je suis allé voir William Christie. Il m’a alors
proposé sans attendre d’être associé à un spectacle, qui sera le seul Haendel
que j’ai dirigé jusqu’à présent, Hercules,
au Theater an der Wien. En 2003, il me confiera une représentation des Boréades de Rameau à l’Opéra de Paris. Quand
Marc l’a appris, il m’a proposé quelque chose d’équivalent, avec Die Zauberflötte que j’ai dirigé à
Madrid en 2005, au Teatro Real. Je devais diriger trois représentations, et
j’en ai fait six. J’y suis retourné cette année pour Erwartung. Ce qui m’a lancé tient au fait que beaucoup de
journalistes se sont demandé comment je pouvais travailler à la fois avec
Minkowski et pour Christie. Je l’ai fait
loyalement, si bien qu’ils l’ont tous les deux accepté. Au même moment,
naissait Le Cercle de l’Harmonie
B. S. : A Deauville, où je vous ai rencontré pour
la première fois ?
J. R. : De fait, la naissance du Cercle de l’Harmonie se situe
historiquement à Deauville, mais il ne s’appelait pas encore ainsi. Le moment
de sa naissance officielle est Idomeneo de
Mozart au Festival de Beaune en 2006. Kader Hassissi et sa femme Anne Blanchard,
les fondateurs du Festival de Beaune, voulaient m’engager depuis longtemps mais
ils se demandaient si je viendrais avec les Arts Florissants ou avec les
Musiciens du Louvre. Or, à un moment donné un groupe de musiciens s’est réuni
qui s’appelait à Deauville, chez Yves Petit de Voize, l’Atelier de Musique.
J’ai proposé aux organisateurs du Festival de Beaune de venir à Deauville nous
écouter, si ce que nous faisions leur plaisait ce serait une opportunité. Au
festival de Deauville la formation orchestrale changeait de nom chaque année. William
Christie annule Idomeneo à Beaune et
Anne et Kader choisissent de me confier la production, et je pousse cette
structure née à Deauville qui va devenir Le Cercle de l’Harmonie. Et c’est le
succès impressionnant d’Idomeneo le 8
juillet 2006 qui nous met le pied à l’étrier, et nous célèbrerons nos vingt ans
l’an prochain… Dans mon esprit la fondation du Cercle de l’Harmonie était une
démarche beaucoup plus boulézienne que baroque. Au départ, il s’agissait d’un
orchestre indépendant, à l’instar du Domaine Musical, c’est-à-dire un orchestre
lié à un projet de chef. La formation est à géométrie variable, et elle évolue
en fonction du répertoire programmé. Nous venons de jouer la VIIe Symphonie d’Anton Bruckner
à Nice. Le répertoire va globalement de Haydn/Mozart et Gluck jusqu’à Brahms,
Wagner et maintenant Bruckner. Nous sommes en train d’enregistrer un cycle
Brahms, avec un premier CD porteur du Concerto
n° 1 pour piano avec Martin Haenchen. Il y aura tous les concertos et la totalité
de la musique d’orchestre.
B. S. : Vous dirigez votre propre orchestre, mais
vous êtes aussi beaucoup invité.
J. R. : C’est même plus important en fréquence. Je dirige tout
type de répertoire. Je reviens de la Suisse Italienne où j’ai dirigé Le Baiser de la Fée de Stravinsky et le Concerto n° 2 de Liszt avec Alexandre Kantorow
en soliste. Avant, j’étais à La Fenice de Venise pour diriger Erwartung et La Voix humaine.
B. S. : Vous dirigez Schönberg ?
J. R. : Oui, cette année beaucoup. Je fais même partie du
comité artistique de la fondation. Schönberg c’est très écrit, mais je me suis
rendu compte que selon la manière dont on essaye de restituer les partitions
originales il peut bénéficier aussi d’une lecture différente. Je suis à la fois
très sensible et préoccupé par le théâtre et le respect de la théâtralité par
le compositeur. Or, on voit bien dans Erwartung
à quel point le texte induit respirations, suspensions, qui sont rarement
restitués assez précisément par les interprètes. J’ai eu du mal à entrer dans
cette œuvre au début, mais ma vision a bénéficié d’un long et rigoureux travail
de réflexion et d’étude.
B. S. : Comment vous est venu cet intérêt pour
Schönberg ?
J. R. : En fait je pense être identifié pour la diversité de
mon répertoire, et je suis venu à Schönberg à la suite de commandes, en
l’occurrence de Matha Bosch et de Gustave Fleury qui voulaient coupler La Voix humaine de Poulenc et Erwartung de Schönberg. Le compositeur
lyrique que j’admire le plus est Puccini. Mais il est très difficile pour un
Français de le diriger. Et je pense qu’il est sous-estimé. Il ne l’était pas
par Ravel, qui le considérait comme son alter-ego. Pour moi, il est une sorte
de climax de l’art lyrique, la compétence orchestrale au service du drame,
c’est donc plutôt lui et Richard Strauss qui me tentent.
B. S. : Quelles différences faites-vous entre le
fait d’être directeur de votre propre orchestre et chef invité d’orchestres
traditionnels ?
J. R. : Avoir mon propre orchestre permet la maîtrise du tout.
C’est d’abord un projet artistique, une proposition musicale. J’ai dirigé
beaucoup de musique contemporaine, notamment les trois premiers opéras de
Thierry Escaich, le troisième pendant la Covid, en 2021, Point d’orgue, sur un livret d’Olivier Py. Je me suis produit une
fois avec l’Orchestre de Paris, et je dirige régulièrement l’Accademia Santa
Cecilia de Rome, le Gewandhaus de Leipzig, le Philharmonia de Londres… En
Espagne, à Madrid, après Die Zauberflötte
en 2005, je suis retourné en mars 2024 au Teatro Real pour La Voix
humaine / Erwartung mis en scène par Christophe Loy, et, en août dernier,
pour la Missa Solemnis à San
Sebastian à la tête de l’Orquesta Sinfonica de Euskadi et du Chœur Orfeon
Donostiarra, que j’ai amené le 8 décembre dernier à la Philharmonie de Paris
pour La Traviata avec Le Cercle de
l’Harmonie.
B. S. : Comment choisissez-vous les instruments
d’époque ?
J. R. : Cette question dit pourquoi j’insiste sur la notion
« d’époque » et non pas « ancien ». Ma conception découle
de ma volonté de restituer l’environnement qui précède la composition. Les
compositeurs ne spéculaient pas jusqu’à la seconde partie du XXe
siècle sur ce qu’allait devenir l’instrumentarium, idée très contemporaine.
Certes, Johann Sebastian Bach était attiré par les nouveaux instruments, mais
il n’aurait pas écrit pour le fortepiano
ce qu’il a destiné au clavecin. Les compositeurs s’adaptaient aux instruments
dont ils disposaient. Et c’est d’autant plus clair chez Verdi qu’il s’est
vraiment positionné politiquement par rapport au choix du diapason. Ce que j’ai
mis du temps à comprendre. J’ai essayé dans le projet Traviata de reconstituer l’environnement du temps de la genèse de
l’œuvre. Je me suis demandé pourquoi Verdi a été jusqu’à plébisciter le diapason
au sénat italien. Et en fait j’ai compris que pour lui, contrairement à Mahler
ou Strauss, c’était une façon de revendiquer sa culture française. A la fois
sur le plan littéraire et sur le plan musical. J’ai appris après avoir imaginé
ce programme qu’il était pétri de connaissances concernant Berlioz, son Traité d’orchestration, ses relations
avec les Russes. Globalement, notre instrumentarium est celui de Berlioz en
1840/1841, dont l’ophicléide, du moins sa version italienne, le cimbasso. Pour
moi, c’est merveilleux parce que, sociologiquement, on voit à quel point
l’œuvre a été écrite sur mesure pour un diapason précis, parce que dès que les
chanteurs chantent à 432 Hz le chant devient beaucoup plus naturel physiologiquement.
J’ai souvent le sentiment que Verdi est difficile, tant on sent les chanteurs
mal à l’aise, alors-même qu’il est évident qu’il voulait les mettre le plus à
l’aise possible. Physiologiquement, le diapason à 432 restitue un équilibre
naturel entre les voix et l’orchestre et au sein de l’orchestre-même, parce que
les cuivres ne dominent pas autant que dans les orchestres modernes, ils sont
très colorés, ils ne pèsent pas, et peuvent affronter certaines dimensions
rythmiques sans être pesants. En outre, le résultat - qui a été observé quand
je l’ai fait au Théâtre des Champs-Elysées par certains de vos collègues - est
que fondamentalement on perçoit clairement ces particularités mais cela ne
change pas fondamentalement la pâte sonore, qui est néanmoins un peu plus
« timbrée ». Je regrette que ce soient les Allemands qui aient gagné
quant au diapason, avec leur 442 Hz, qui donne des sonorités plus brillantes
certes mais aussi plus froides.
B. S. : Néanmoins, les orchestres modernes ne
cessent de monter le diapason
J. R. : Bien sûr. Pour des raisons purement esthétiques. Plus
le diapason est haut plus c’est brillant. Monter, c’est tendre, et tendre amène
le brillant. C’est le corolaire de l’esthétique naissante avec Mahler et
Strauss du brillant, du gigantesque. Même à Vienne, le diapason est aujourd’hui
à 443, parfois 444. Ce qui n’a pas de sens. Cela en aurait si une œuvre avait
été écrite pour un diapason haut perché, par exemple 447. Ce serait tout à fait
légitime parce que cela ferait partie de la pensée du compositeur, mais de là à
revisiter tout un répertoire… Maintenant, heureusement, avec l’historiographie
et la musicologie, nous disposons d’informations quasi ville par ville sur les
diapasons qui ont été utilisés depuis toujours.
B. S. : Au sein d’un même programme, votre
orchestre est-il obligé de changer d’accords entre chaque œuvre ?
J. R. : Récemment nous l’avons fait, ce qui s’est révélé très
intéressant. Nous avons couplé la Symphonie
d’Ernest Chausson et la VIIe
Symphonie d’Anton Bruckner, et nous avons
utilisé deux instrumentariums différents,
l’un français l’autre autrichien. Nous avons donné la VIIe de Bruckner pour la première fois avec des tuben ténors tenus par des tubistes et
non pas par des cornistes. C’est extraordinaire. Notre timbalier, qui est à
l’Orchestre Philharmonique de Radio France, me disait « je ne pourrai plus
jouer la Septième de Bruckner
autrement, parce que c’est exactement ce qu’il faut. »
B. S. : Qu’est-ce qui vous pousse à élargir
continuellement votre répertoire ?
J. R. : Je revendique l’absence totale de sectarisme et de
dogmatisme. J’ai trop souffert au Conservatoire de cette idéologie dominante
que j’aurais pu admettre pour elle-même sans difficulté, mais qui disqualifiait
toute autre vision. J’ai compris plus tard que dans notre génération il n’y
avait pas d’alternative au déterminisme historique. Je suis fondamentalement
nietzschéen, je crois au cycle, le sens de l’histoire est donc pour moi inopérant.
Tous les musiciens que j’adorais n’étaient jugés qu’à l’aune de cette idéologie.
Quand je suis entré au Conservatoire en 1991, penser autrement disqualifiait, y
compris politiquement. L’approche de la musique baroque a aussi beaucoup
évolué. Le tout est lié à l’intérêt qu’a eu toute une génération de musiciens,
la mienne et celle qui a suivi, pour la recherche. Le timbalier dont je vous
parlais plus haut joue Xenakis toute la journée, mais il est passionné par
l’émission des sons, particulièrement des cuivres. Il a acheté pour le Cercle
de l’Harmonie des timbales qu’il a fait fabriquer. Mon travail bénéficie aussi
de cette évolution générale, mes envies dans le domaine lyrique sont peut-être effectivement Strauss et Puccini
que je ressens comme un déficit dans mon activité de chef, ne les ayant pas
encore beaucoup dirigés, ainsi que Wozzeck
de Berg que j’ai très envie de faire. Ce qui me gênait à l’époque de mes
débuts cette sorte de totalitarisme. Parce que par exemple on voit bien chez
Poulenc qu’il n’a pas le refus de la nouvelle esthétique. Au contraire, il
était même bienveillant, et il assistait à tous les concerts du Domaine Musical
de Boulez. Jeune musicien, j’ai vécu un vrai problème idéologique et démocratique.
B. S. : Le corolaire aujourd’hui, qui est un vrai
problème, est le « tout égale tout », tandis que les
« conflits » esthétiques créaient une sorte d’émulation.
J. R. : Ma problématique n’est pas celle-là. Il n’y avait pas
d’échanges possibles. J’ai été très marqué à mes débuts au Conservatoire de
Paris, dans la classe d’analyse. Je voulais analyser des partitions sublimes
qui étaient disqualifiées idéologiquement et politiquement. Exprimer des
critiques à l’encontre de Pierre Boulez pouvait conduire à être traité de
néo-nazi.
B. S. : Quels sont vos projets ? Par exemple
sur le plan discographique ?
J. R. : La Missa
solemnis de Beethoven est parue chez Alpha le 10 janvier. Nous avons
commencé un cycle Brahms avec la IIIe
Symphonie, les Variations sur un thème de Haydn et le Concerto pour piano n° 1 avec Martin Haenschen. Attaché à l’idée de
répertoire, j’essaye d’enchainer le maximum d’œuvres découlant d’un ensemble,
compositeur, genre, style, époque. Ainsi, le projet Verdi avec la trilogie
populaire (La Traviata, Rigoletto, Il Trovatore) et la Messa da requiem, et, parallèlement, la VIIe
de Bruckner dont le succès a été tel que nous allons l’enregistrer… Par
ailleurs, j’ai beaucoup de projets en tant que chef invité. La Traviata au Staatsoper de Berlin,
l’intégrale des symphonies de Tchaïkovski avec la Deutsche Kammerphilharmonie de
Brême initiée voilà cinq ans et dont nous venons de commencer l’enregistrement en
février par la « Pathétique ».
Nous ferons aussi la symphonie Manfred.
Il s’agit d’une nouvelle lecture fondée sur l’agogique. Cet orchestre allemand a
voulu travailler avec moi, et je lui ai proposé ce cycle Tchaïkovski.
B. S. : Comment concevez-vous le rôle du chef
d’orchestre ?
J. R. : Il est fondamental dans la restitution des intentions
originelles du compositeur, ce qui l’oblige à maîtriser l’espace de la communication.
La conception est primordiale, car elle précède la transmission. Mais il n’est
pas question de faire l’impasse sur cette dernière, la transmission dans
l’instant, les répétitions extrêmement explicites ne peuvent pas compenser le
besoin des musiciens d’une organisation dans l’instant. En ce sens, je me sens
comme un héritier de Boulez. Je pense que le texte crée le geste. Il faut avoir
le sens du geste. J’admirais la façon dont Boulez pétrissait le son avec ses
mains, il avait une vraie maîtrise, le geste était conditionné par la force de
sa vision, mais aussi par la nécessité de la transmission. Il était souple avec
les musiciens, mais parfois il pouvait être très directif, il avait une oreille
exceptionnelle et pour tout ce qui tenait de l’intonation il savait précisément
ce qu’il voulait. Cette compétence est fondamentale pour un chef.
B. S. : Sur le plan instrumental, même pour une
même époque, on ne jouait pas de la même façon partout. Verdi, Berlioz, Wagner
ne sonnaient pas pareillement en Allemagne, en France ou en Italie. Comment
définisse-vous vos choix instrumentaux ?
J. R. : La conscience du projet artistique est si forte chez
les musiciens que je peux déléguer la recherche des instruments appropriés aux
œuvres que nous allons jouer ensemble. Je leur soumets le répertoire, et ils
ont toute latitude pour trouver les instruments idoines. Dans la plupart des
cas, c’est un vrai succès. Par exemple, on vient de jouer le Requiem de Verdi, le bassoniste a acheté
un basson de 1840 qui est exactement adapté. Et c’est le cas pour tous les
instrumentistes. C’est aussi un phénomène générationnel, les instrumentistes
sont désormais très attachés à cette exigence qui se doit d’être individuelle,
c’est-à-dire qu’ils voient d’un très mauvais œil qu’un musicien arrive avec un
instrument qui n’est pas ajusté. Cela avant-même que j’intervienne. Il y a par
exemple un groupe, les trombones, qui posait un peu problème, surtout à leurs
collègues parce qu’ils utilisaient des instruments qui n’étaient pas adaptés,
mais, maintenant, la prise de conscience est si élevée que les musiciens
eux-mêmes trouvent les solutions. Je propose, et il faut voir à quel point ils
sont motivés, j’allais dire excités par les propositions de répertoires. Beaucoup
de musiciens du Cercle de l’Harmonie viennent du monde moderne tout en ayant cette
appétence pour la restitution historique. Des grands instrumentistes. Je pense
à David Guerrier, l’un des fers de lance de sa génération. En tout, trompette,
cor, violon, qu’il est en train d’apprendre. Mon timbalier aussi apprend le
violon, parce qu’il est également question du vibrato. Ce n’est pas pour
devenir un virtuose mais pour avoir une cohérence.
B. S. : Quels sont les orchestres que vous aimez le plus diriger en
dehors du vôtre ?
J. R. : Incontestablement, l’Accademia Nazionale di Santa
Cecilia de Rome. Parce qu’il y a chez ses musiciens une sorte de compréhension
immédiate des enjeux, des nuances, de l’articulation. Par exemple, vous n’avez
pas besoin de leur expliquer ce qu’est un poco
espressivo. Je pense qu’ils sont les
rois du poco espressivo, ils savent l’exprimer dans tous les domaines, dans toutes
les couleurs, un grand lyrisme se développe, avec une incidence déterminante
sur la conception générale du son. J’ai énormément d’admiration en général pour
l’Italie, et le fait que leur culture est décisive dans le sentiment d’unité de
la nation entière, en particulier de la musique classique, et je ressens
comme une souffrance que l’on ne soit pas dans cet état-là en France. Il y
aurait d’autres orchestres. J’ai adoré diriger le Philharmonia de Londres et le
Gewandhaus de Leipzig. Ce sont des orchestres de très grande classe. Mais celui
qui m’a le plus touché et que j’ai le plus envie de retrouver c’est le Santa
Cecilia. J’espère diriger bientôt l’Orchestre de la Scala de Milan…
B. S. : L’Italie serait-elle pour vous bel et bien
le berceau de la musique ?
J. R. : L’Italie est non seulement le berceau de la musique
mais aussi de la conscience musicale et de la conscience politique qui s’appuie
sur le fait culturel. Ce qui a été perdu en Europe. Malgré les problèmes que
l’Italie connaît en matière d’enseignement musical et d’orchestres symphoniques,
il se trouve des endroits où ça marche très bien. Venise, le Maggio Musicale
Fiorentino… L’Italie est capable de produire les meilleurs leaders culturels d’aujourd’hui.
Simon Rattle regrettait que le mal du siècle était l’absence de leaders
culturels, or, en Italie, ils ont précisément ces « machines à
produire » de grands leaders culturels, et je porte une grande admiration à
ces derniers parce que quand on a affaire à de tels leaders, il est possible de
s’exprimer au plus haut niveau. L’Italie est très politique, et je n’ai pas le
sentiment que les changements dans ce domaine se répercutent sur la politique
culturelle italienne.
Propos recueillis par Bruno Serrou
Paris, 16 novembre 2024
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