lundi 24 mars 2025

Interview : Jérémie Rohrer, fidélité fertile aux compositeurs et leur temps

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christodoulou

Visage d’enfant à la mèche rebelle, homme de conviction et d’ouverture, déterminé mais parfait diplomate, refusant les diktats au point d’être passé maître dans l’art d’arrondir les angles en toute circonstance pour affirmer davantage ses convictions, Jérémie Rohrer est le musicien de la fidélité la plus fertile à la pensée des compositeurs et de leur époque, allant largement au-delà du respect de leurs intentions originelles qui pourraient conduire à une trop grande distanciation, voire une froideur dont ses interprétations sont l’exact contraire. Ouvert à tous les répertoires, de la fin de l’ère baroque à la création contemporaine, Jérémie Rohrer refuse de se laisser enfermer dans un genre, une recette, un oukase, une école, un style. Chef d’orchestre compositeur, né à Paris le 15 juillet 1973, il a intégré en 1984 la Maîtrise de Radio France, où sa vocation de musicien s’est révélée au contact de chefs comme Sir Colin Davis et Lorin Maazel. Après des études de flûte traversière, de piano, de clavecin et d’écriture au Conservatoire national de Région de Paris, il poursuit ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans les classes de clavecin, d’analyse et de composition. En 2005, voilà vingt ans, il fonde l’ensemble à effectif variable d’instruments d’époque Le Cercle de l’Harmonie qui dispose désormais d’un vivier de cent cinquante musiciens. Réunis par l’idée de l’utilisation des instruments pour lesquels les compositeurs ont écrit et pensé leurs œuvres, Jérémie Rohrer et ses musiciens défendent l’intime relation entre texte et structures musicales. Outre les chefs-d’œuvre de Mozart, la formation s’illustre dans les œuvres de la période charnière, de Gluck à Wagner, en passant par Berlioz, Verdi, Bizet…

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christodoulou

Rayonnantes et réfléchies, telles sont les particularités des interprétations de Jérémie Rohrer, particulièrement attaché à la belle sonorité toute en sensualité et en clair-obscur qu’il obtient de son Cercle de l’Harmonie qu’il dirige de façon nuancée et énergique. La direction nerveuse, vive de Jérémie Rohrer ne laisse aucun répit au spectateur, qui ne s’ennuie jamais à son écoute. En mars 2016, dans la fosse peu profonde du Palais de La Monnaie de Bruxelles, Jérémie Rohrer dirigeait Béatrice et Bénédict de Berlioz avec un onirisme trahissant une réelle symbiose avec la pensée du compositeur. En novembre 2018, il dirigeait avec succès une nouvelle production de La Traviata de Verdi au Théâtre des Champs-Elysées en effectuant un retour aux sources, à l’époque de la création en 1853 en s’appuyant sur le Traité d’orchestration qu’Hector Berlioz publia en 1843. Ainsi, avait-il choisi non seulement d’utiliser un instrumentarium réglé à 432 Hz, mais aussi de donner les arie da capo tout en gommant les suraigus ajoutés par la tradition. Avec son propre orchestre, Le Cercle de l’Harmonie, Rohrer a dirigé avec maestria cette œuvre que l’on croyait connaître jusqu’en ses moindres recoins mais qui, sous son impulsion, révélait un panel de couleurs ardentes et d’une longueur de spectre inusités. En outre, il veillait à ne jamais couvrir les chanteurs tout en tirant profit de large nuancier de la partition, n’hésitant pas à surligner les extrêmes, du pianississimo au fortississimo. J’ai rencontré Jérémie Rohrer pour le magazine espagnol Scherzo à l’occasion de la parution de son enregistrement de la Missa Solemnis de Beethoven chez Alpha. C’est cet entretien que je publie ici en français, dans son intégralité

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Jérémie Rohrer
Photo : (c) Caroline Doutre

Bruno Serrou : En quelles circonstances vous êtes-vous tourné vers la musique ?

Jérémie Rohrer : Elle remonte à mon entrée dans la Maîtrise de Radio France, qui a été le déclencheur de ma vocation. Ce choix a été dicté à ma mère par mon insatisfaction de l’instrument que j’avais choisi à l’origine. Je vivais à Ivry-sur-Seine, proche banlieue de Paris, où mes parents m’ont inscrit au conservatoire dans la classe de flûte. Mais je n’ai rien appris pendant un an. Je jouais à l’époque de la flûte traversière, alors que je voulais faire de la flûte de pan, confusion qui suscita en moi une grande déception. Mais je n’avais jamais chanté. Alors qu’elle ne venait pas d’un milieu culturel, ma mère a senti comme une solution le fait de me présenter au concours d’entrée à la Maîtrise de Radio France. J’ai réussi le concours d’entrée, et la Maîtrise a été un véritable déclencheur, car je suis entré en prise directe avec la musique grâce à de merveilleux professeurs. Je me souviens de Madame Roberte Kiehl, qui enseignait le solfège et avec qui j’ai beaucoup parlé de composition, à l’instar de tous les professeurs qui, à la Maîtrise, m’ont ouvert l’esprit à la musique. Nous participions à de grands concerts, comme celui qui a conditionné ma vocation de chef, dirigé par Sir Colin Davis dans La Damnation de Faust de Berlioz avec Jessye Norman en soliste. J’ai été bouleversé dès que je l’ai vu diriger la première répétition. J’ai eu le temps de l’observer, ce qui m’a fasciné, et je me suis dit que je serai chef d’orchestre. D’autant plus que j’ai reçu un accueil chaleureux de sa part et de celle de Jessye Norman, à qui j’ai demandé un autographe dans sa loge. J’avais dix ans… La chaleur de leur accueil m’a profondément marqué. J’avais trouvé ma famille. A partir de ce moment-là j’ai toujours eu en tête l’idée de diriger.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser au clavecin ?

J. R. : Au moment de ma mue, quand je quittais la Maîtrise de Radio France à douze ans, je suis encore flûtiste, et je commence le piano. Je me tournerai vers le clavecin plus tard, mais mon véritable objectif était dès cette époque la direction d’orchestre. En deuxième année de mes études secondaires, je suis entré au Conservatoire de Région de Paris, où j’ai eu une merveilleuse professeure de flûte, Sophie Cherrier, soliste de l’Ensemble Intercontemporain depuis 1979, qui m’a énormément appris sur le plan de la discipline et de la rigueur (je l’ai déçue quand j’ai arrêté la flûte à dix-huit ans), tout en y étudiant le piano et l’harmonie. Il se trouvait aussi au CRR une professeure de clavecin extraordinaire, Noëlle Spieth, signataire d’une magnifique intégrale Rameau que j’ai admirée bien avant de devenir son élève, et quand j’ai su qu’elle était au conservatoire, je me suis lancé dans cette discipline avec une telle volonté que deux ans plus tard je suis entré au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de clavecin

B. S. : Comment êtes-vous venu à la musique ancienne, tandis que parmi vos maîtres vous comptiez Sophie Cherrier, qui n’est pas particulièrement connue pour ce répertoire ?

J. R. : A seize ans, j’essayais de développer mes outils pour devenir chef d’orchestre. J’ai rencontré Emil Tchakarov (1948-1991), disciple d’Herbert von Karajan et brillant chef d’orchestre bulgare mort trop jeune. Il m’a donné des conseils extraordinaires, et m’a formé intellectuellement, il m’a orienté dans la minière de créer mes outils, me disant que la direction d’orchestre s’apprend sur le tas. Il était très convaincant, il m’a dit que lui-même avait transcrit l’ensemble du répertoire russe pour cinquante accordéons et qu’il avait commencé à diriger ces cinquante accordéonistes, avec qui il s’est fait la main. Dès notre rencontre, j’ai formé un ensemble de cinq musiciens et j’ai commencé à diriger ainsi, et en 1995 je fonderai les Musiciens de La Prée sur le même modèle. Tchakarov m’a aussi dit « il faut que tu deviennes le musicien le plus compétent ». C’est pourquoi j’ai commencé toutes les classes de théorie, d’érudition, d’analyse. Tout cela a conditionné mon rapport à la direction d’orchestre. Cette rencontre avec Tchakarov a été si importante que je n’ai fait ni la direction ni la composition au Conservatoire, étant déjà passé aux travaux pratiques.

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : (c) Chris Christopoulou

B. S. : Vous vous êtes donc formé en organisant vos propres saisons ?

J. R. : Les cinq saisons des Musiciens de La Prée ont été très importantes. Nous les avons organisées Salle Gaveau à Paris. Elles m’ont notamment permis de jouer pas mal de musique contemporaine, puisque nous étions soutenus par l’association Musique Nouvelle en Liberté, et, surtout, cette activité m’a mis en contact avec l’ensemble de ma génération de musiciens. J’ai ainsi donné mon premier concert avec Renaud Capuçon en soliste. Parallèlement, je me formais intellectuellement au CNSMDP. Quand j’ai entendu pour la première fois des enregistrements de Marc Minkowski, particulièrement une symphonie de Méhul qui m’a marqué, je me suis dit que c’était précisément la façon dont elle devait être interprétée, physiologiquement. Autre moment de bascule pour moi, un concert Delalande de l’archevêché par William Christie que je ne connaissais pas à l’époque. La révélation, c’était le son et ce n’était pas du tout dogmatique. Je voyais précisément que cette musique doit être restituée ainsi pour que les intentions du compositeur soient révélées. Les interprètes rendent justice à une préoccupation qui n’est pas seulement ancienne puisqu’elle est exactement la même qui poussait Igor Stravinsky à tout enregistrer sur le phonographe pour limiter l’espace d’interprétation des futurs interprètes dont il considérait déjà qu’ils dénaturaient le texte original. Cette préoccupation de témoigner pour l’éternité est donc intemporelle, et effectivement elle rend justice au compositeur. J’ai sûrement senti cela intuitivement, et je voyais aussi comment ces principes pouvaient être déclinés à tout un type de répertoire qui était l’apanage des grandes formations. Outre l’aspect historiographique dans la quête musicologique, ce qui est très important aussi ce sont la dramaturgie des tempi qui est restituée, l’espace qui n’est pas défini pendant la période baroque, et l’un des grands enseignements du clavecin, fondamental pour moi et que j’utilise en direction d’orchestre, est la quête de la détermination d’un tempo qui n’est pas précisé de manière métronomique.

B. S. : Comment y parvenez-vous ?

J. R. : La clef est la fréquence du rythme harmonique. C’est-à-dire la vitesse à laquelle on change d’accord. Ce qui induit un rythme physiologique qui en fait est assez indubitable, c’est le fameux tempo giusto. C’est ainsi que les clavecinistes déterminent leurs choix de tempi. Je l’ai abondamment utilisé. Aujourd’hui encore. L’un des grands enjeux pour moi ce sont les références discographiques « c’est plus rapide que les autres », « c’est plus lent que les autres », ce qui pour moi ne veut rien dire. Parce que cette culture m’a permis de me rapprocher au plus près de ce que j’imagine être le tempo giusto. Je peux me tromper, bien sûr. Mais je pense que la méthode est vraiment opérante, et qu’au contraire toutes les visions dogmatiques de tempi qui se sont appliquées à certaines parties du répertoire, je pense notamment à la Missa Solemnis de Beethoven, ont contribué à dénaturer les intentions des compositeurs et à rende ces pièces injouables. En dessous d’un certain tempo, certaines parties chorales sont inchantables. Et on leur fait dire ce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire que Beethoven n’aimait pas les voix, ce qui est parfaitement faux. Il les imaginait chanter dans un tempo qui était vraisemblablement moins vif. La Missa Solemnis est très critiquée au sein de la création beethovenienne, elle est jugée trop intellectuelle, et elle plaît rarement au public…

B. S. : En fait, votre répertoire est loin d’être centré sur la période baroque…

J. R. : De fait, je ne suis pas un baroqueux. Pour deux types de raisons. Je crois que l’ère baroque est marquée par un apogée, qui implique une sorte de tabula rasa et l’on repart du préclassicisme, agrégation de styles à partir duquel est définie une ligne sans interruption qui va jusqu’à Richard Wagner. L’autre rupture musicale est Gustav Mahler et Richard Strauss qui reconsidèrent cette partie du répertoire. La seconde raison qui était plus pratique pour moi tient au fait que je crois au geste. Je pense comme Berlioz que c’est la responsabilité du chef de porter le poids des choses et son aptitude de le faire tient au geste, et si beaucoup des chefs baroques sont de très grands musiciens cette partie de ce qu’on appelle la technique est fréquemment négligée et souvent de façon coupable. Je n’ai jamais voulu être associé à ce type de démarche. Je crois vraiment au geste, et cela rejoint la pensée de Tchakarov, c’est indéniable, ainsi que le fait que Leonard Bernstein à la fin de sa vie se soit intéressé à la pratique de l’instrument. C’est ce qu’il voulait vraiment expérimenter. Je trouve cette démarche très signifiante. A mon avis, Bernstein est sûrement l’un des plus grands compositeurs de la fin du XXe siècle, et il a un rapport fascinant avec le geste instrumental. En plus, il avait un humour ravageur, une sorte de franchise irrésistible.

Jérémie Rohrer, Le Cercle de l'Harmonie
Photo : DR

B. S. : Comment avez-vous pris contact avec vos aînés, William Christie et Marc Minkowski ?

J. R. : Ils étaient au courant de cette saison Salle Gaveau. Marc Minkowski est venu m’écouter, William Christie également. Ils ont été très bienveillants, et quand cette époque a pris fin, je suis allé les voir, et je suis devenu leur assistant pendant cinq ans. Surtout celui de Marc. Dès cette époque, ça a commencé à bouger, et Christie s’est intéressé à moi. J’étais l’un des assistants de Marc, mais pas privilégié. Au bout d’un moment je me suis senti sous-exploité, et je suis allé voir William Christie. Il m’a alors proposé sans attendre d’être associé à un spectacle, qui sera le seul Haendel que j’ai dirigé jusqu’à présent, Hercules, au Theater an der Wien. En 2003, il me confiera une représentation des Boréades de Rameau à l’Opéra de Paris. Quand Marc l’a appris, il m’a proposé quelque chose d’équivalent, avec Die Zauberflötte que j’ai dirigé à Madrid en 2005, au Teatro Real. Je devais diriger trois représentations, et j’en ai fait six. J’y suis retourné cette année pour Erwartung. Ce qui m’a lancé tient au fait que beaucoup de journalistes se sont demandé comment je pouvais travailler à la fois avec Minkowski et pour Christie.  Je l’ai fait loyalement, si bien qu’ils l’ont tous les deux accepté. Au même moment, naissait Le Cercle de l’Harmonie

B. S. : A Deauville, où je vous ai rencontré pour la première fois ?

J. R. : De fait, la naissance du Cercle de l’Harmonie se situe historiquement à Deauville, mais il ne s’appelait pas encore ainsi. Le moment de sa naissance officielle est Idomeneo de Mozart au Festival de Beaune en 2006. Kader Hassissi et sa femme Anne Blanchard, les fondateurs du Festival de Beaune, voulaient m’engager depuis longtemps mais ils se demandaient si je viendrais avec les Arts Florissants ou avec les Musiciens du Louvre. Or, à un moment donné un groupe de musiciens s’est réuni qui s’appelait à Deauville, chez Yves Petit de Voize, l’Atelier de Musique. J’ai proposé aux organisateurs du Festival de Beaune de venir à Deauville nous écouter, si ce que nous faisions leur plaisait ce serait une opportunité. Au festival de Deauville la formation orchestrale changeait de nom chaque année. William Christie annule Idomeneo à Beaune et Anne et Kader choisissent de me confier la production, et je pousse cette structure née à Deauville qui va devenir Le Cercle de l’Harmonie. Et c’est le succès impressionnant d’Idomeneo le 8 juillet 2006 qui nous met le pied à l’étrier, et nous célèbrerons nos vingt ans l’an prochain… Dans mon esprit la fondation du Cercle de l’Harmonie était une démarche beaucoup plus boulézienne que baroque. Au départ, il s’agissait d’un orchestre indépendant, à l’instar du Domaine Musical, c’est-à-dire un orchestre lié à un projet de chef. La formation est à géométrie variable, et elle évolue en fonction du répertoire programmé. Nous venons de jouer la VIIe Symphonie d’Anton Bruckner à Nice. Le répertoire va globalement de Haydn/Mozart et Gluck jusqu’à Brahms, Wagner et maintenant Bruckner. Nous sommes en train d’enregistrer un cycle Brahms, avec un premier CD porteur du Concerto n° 1 pour piano avec Martin Haenchen. Il y aura tous les concertos et la totalité de la musique d’orchestre.

B. S. : Vous dirigez votre propre orchestre, mais vous êtes aussi beaucoup invité.

J. R. : C’est même plus important en fréquence. Je dirige tout type de répertoire. Je reviens de la Suisse Italienne où j’ai dirigé Le Baiser de la Fée de Stravinsky et le Concerto n° 2 de Liszt avec Alexandre Kantorow en soliste. Avant, j’étais à La Fenice de Venise pour diriger Erwartung et La Voix humaine.

Jérémie Rohrer
Photo : DR

B. S. : Vous dirigez Schönberg ?

J. R. : Oui, cette année beaucoup. Je fais même partie du comité artistique de la fondation. Schönberg c’est très écrit, mais je me suis rendu compte que selon la manière dont on essaye de restituer les partitions originales il peut bénéficier aussi d’une lecture différente. Je suis à la fois très sensible et préoccupé par le théâtre et le respect de la théâtralité par le compositeur. Or, on voit bien dans Erwartung à quel point le texte induit respirations, suspensions, qui sont rarement restitués assez précisément par les interprètes. J’ai eu du mal à entrer dans cette œuvre au début, mais ma vision a bénéficié d’un long et rigoureux travail de réflexion et d’étude.

B. S. : Comment vous est venu cet intérêt pour Schönberg ?

J. R. : En fait je pense être identifié pour la diversité de mon répertoire, et je suis venu à Schönberg à la suite de commandes, en l’occurrence de Matha Bosch et de Gustave Fleury qui voulaient coupler La Voix humaine de Poulenc et Erwartung de Schönberg. Le compositeur lyrique que j’admire le plus est Puccini. Mais il est très difficile pour un Français de le diriger. Et je pense qu’il est sous-estimé. Il ne l’était pas par Ravel, qui le considérait comme son alter-ego. Pour moi, il est une sorte de climax de l’art lyrique, la compétence orchestrale au service du drame, c’est donc plutôt lui et Richard Strauss qui me tentent.

B. S. : Quelles différences faites-vous entre le fait d’être directeur de votre propre orchestre et chef invité d’orchestres traditionnels ?

J. R. : Avoir mon propre orchestre permet la maîtrise du tout. C’est d’abord un projet artistique, une proposition musicale. J’ai dirigé beaucoup de musique contemporaine, notamment les trois premiers opéras de Thierry Escaich, le troisième pendant la Covid, en 2021, Point d’orgue, sur un livret d’Olivier Py. Je me suis produit une fois avec l’Orchestre de Paris, et je dirige régulièrement l’Accademia Santa Cecilia de Rome, le Gewandhaus de Leipzig, le Philharmonia de Londres… En Espagne, à Madrid, après Die Zauberflötte en 2005, je suis retourné en mars 2024 au Teatro Real pour La Voix humaine / Erwartung mis en scène par Christophe Loy, et, en août dernier, pour la Missa Solemnis à San Sebastian à la tête de l’Orquesta Sinfonica de Euskadi et du Chœur Orfeon Donostiarra, que j’ai amené le 8 décembre dernier à la Philharmonie de Paris pour La Traviata avec Le Cercle de l’Harmonie.

B. S. : Comment choisissez-vous les instruments d’époque ?

J. R. : Cette question dit pourquoi j’insiste sur la notion « d’époque » et non pas « ancien ». Ma conception découle de ma volonté de restituer l’environnement qui précède la composition. Les compositeurs ne spéculaient pas jusqu’à la seconde partie du XXe siècle sur ce qu’allait devenir l’instrumentarium, idée très contemporaine. Certes, Johann Sebastian Bach était attiré par les nouveaux instruments, mais il n’aurait pas écrit pour le fortepiano ce qu’il a destiné au clavecin. Les compositeurs s’adaptaient aux instruments dont ils disposaient. Et c’est d’autant plus clair chez Verdi qu’il s’est vraiment positionné politiquement par rapport au choix du diapason. Ce que j’ai mis du temps à comprendre. J’ai essayé dans le projet Traviata de reconstituer l’environnement du temps de la genèse de l’œuvre. Je me suis demandé pourquoi Verdi a été jusqu’à plébisciter le diapason au sénat italien. Et en fait j’ai compris que pour lui, contrairement à Mahler ou Strauss, c’était une façon de revendiquer sa culture française. A la fois sur le plan littéraire et sur le plan musical. J’ai appris après avoir imaginé ce programme qu’il était pétri de connaissances concernant Berlioz, son Traité d’orchestration, ses relations avec les Russes. Globalement, notre instrumentarium est celui de Berlioz en 1840/1841, dont l’ophicléide, du moins sa version italienne, le cimbasso. Pour moi, c’est merveilleux parce que, sociologiquement, on voit à quel point l’œuvre a été écrite sur mesure pour un diapason précis, parce que dès que les chanteurs chantent à 432 Hz le chant devient beaucoup plus naturel physiologiquement. J’ai souvent le sentiment que Verdi est difficile, tant on sent les chanteurs mal à l’aise, alors-même qu’il est évident qu’il voulait les mettre le plus à l’aise possible. Physiologiquement, le diapason à 432 restitue un équilibre naturel entre les voix et l’orchestre et au sein de l’orchestre-même, parce que les cuivres ne dominent pas autant que dans les orchestres modernes, ils sont très colorés, ils ne pèsent pas, et peuvent affronter certaines dimensions rythmiques sans être pesants. En outre, le résultat - qui a été observé quand je l’ai fait au Théâtre des Champs-Elysées par certains de vos collègues - est que fondamentalement on perçoit clairement ces particularités mais cela ne change pas fondamentalement la pâte sonore, qui est néanmoins un peu plus « timbrée ». Je regrette que ce soient les Allemands qui aient gagné quant au diapason, avec leur 442 Hz, qui donne des sonorités plus brillantes certes mais aussi plus froides.

Jérémie Rohrer
Photo : (c) Chris Christopoulou

B. S. : Néanmoins, les orchestres modernes ne cessent de monter le diapason

J. R. : Bien sûr. Pour des raisons purement esthétiques. Plus le diapason est haut plus c’est brillant. Monter, c’est tendre, et tendre amène le brillant. C’est le corolaire de l’esthétique naissante avec Mahler et Strauss du brillant, du gigantesque. Même à Vienne, le diapason est aujourd’hui à 443, parfois 444. Ce qui n’a pas de sens. Cela en aurait si une œuvre avait été écrite pour un diapason haut perché, par exemple 447. Ce serait tout à fait légitime parce que cela ferait partie de la pensée du compositeur, mais de là à revisiter tout un répertoire… Maintenant, heureusement, avec l’historiographie et la musicologie, nous disposons d’informations quasi ville par ville sur les diapasons qui ont été utilisés depuis toujours.

B. S. : Au sein d’un même programme, votre orchestre est-il obligé de changer d’accords entre chaque œuvre ?

J. R. : Récemment nous l’avons fait, ce qui s’est révélé très intéressant. Nous avons couplé la Symphonie d’Ernest Chausson et la VIIe Symphonie d’Anton Bruckner, et nous avons utilisé deux instrumentariums différents, l’un français l’autre autrichien. Nous avons donné la VIIe de Bruckner pour la première fois avec des tuben ténors tenus par des tubistes et non pas par des cornistes. C’est extraordinaire. Notre timbalier, qui est à l’Orchestre Philharmonique de Radio France, me disait « je ne pourrai plus jouer la Septième de Bruckner autrement, parce que c’est exactement ce qu’il faut. »

B. S. : Qu’est-ce qui vous pousse à élargir continuellement votre répertoire ?

J. R. : Je revendique l’absence totale de sectarisme et de dogmatisme. J’ai trop souffert au Conservatoire de cette idéologie dominante que j’aurais pu admettre pour elle-même sans difficulté, mais qui disqualifiait toute autre vision. J’ai compris plus tard que dans notre génération il n’y avait pas d’alternative au déterminisme historique. Je suis fondamentalement nietzschéen, je crois au cycle, le sens de l’histoire est donc pour moi inopérant. Tous les musiciens que j’adorais n’étaient jugés qu’à l’aune de cette idéologie. Quand je suis entré au Conservatoire en 1991, penser autrement disqualifiait, y compris politiquement. L’approche de la musique baroque a aussi beaucoup évolué. Le tout est lié à l’intérêt qu’a eu toute une génération de musiciens, la mienne et celle qui a suivi, pour la recherche. Le timbalier dont je vous parlais plus haut joue Xenakis toute la journée, mais il est passionné par l’émission des sons, particulièrement des cuivres. Il a acheté pour le Cercle de l’Harmonie des timbales qu’il a fait fabriquer. Mon travail bénéficie aussi de cette évolution générale, mes envies dans le domaine lyrique sont  peut-être effectivement Strauss et Puccini que je ressens comme un déficit dans mon activité de chef, ne les ayant pas encore beaucoup dirigés, ainsi que Wozzeck de Berg que j’ai très envie de faire. Ce qui me gênait à l’époque de mes débuts cette sorte de totalitarisme. Parce que par exemple on voit bien chez Poulenc qu’il n’a pas le refus de la nouvelle esthétique. Au contraire, il était même bienveillant, et il assistait à tous les concerts du Domaine Musical de Boulez. Jeune musicien, j’ai vécu un vrai problème idéologique et démocratique.

B. S. : Le corolaire aujourd’hui, qui est un vrai problème, est le « tout égale tout », tandis que les « conflits » esthétiques créaient une sorte d’émulation.

J. R. : Ma problématique n’est pas celle-là. Il n’y avait pas d’échanges possibles. J’ai été très marqué à mes débuts au Conservatoire de Paris, dans la classe d’analyse. Je voulais analyser des partitions sublimes qui étaient disqualifiées idéologiquement et politiquement. Exprimer des critiques à l’encontre de Pierre Boulez pouvait conduire à être traité de néo-nazi.

B. S. : Quels sont vos projets ? Par exemple sur le plan discographique ?

J. R. : La Missa solemnis de Beethoven est parue chez Alpha le 10 janvier. Nous avons commencé un cycle Brahms avec la IIIe Symphonie, les Variations sur un thème de Haydn et le Concerto pour piano n° 1 avec Martin Haenschen. Attaché à l’idée de répertoire, j’essaye d’enchainer le maximum d’œuvres découlant d’un ensemble, compositeur, genre, style, époque. Ainsi, le projet Verdi avec la trilogie populaire (La Traviata, Rigoletto, Il Trovatore) et la Messa da requiem, et, parallèlement, la VIIe de Bruckner dont le succès a été tel que nous allons l’enregistrer… Par ailleurs, j’ai beaucoup de projets en tant que chef invité. La Traviata au Staatsoper de Berlin, l’intégrale des symphonies de Tchaïkovski avec la Deutsche Kammerphilharmonie de Brême initiée voilà cinq ans et dont nous venons de commencer l’enregistrement en février par la « Pathétique ». Nous ferons aussi la symphonie Manfred. Il s’agit d’une nouvelle lecture fondée sur l’agogique. Cet orchestre allemand a voulu travailler avec moi, et je lui ai proposé ce cycle Tchaïkovski.

Jérémie Rohrer
Photo : (c) Caroline Doutre

B. S. : Comment concevez-vous le rôle du chef d’orchestre ?

J. R. : Il est fondamental dans la restitution des intentions originelles du compositeur, ce qui l’oblige à maîtriser l’espace de la communication. La conception est primordiale, car elle précède la transmission. Mais il n’est pas question de faire l’impasse sur cette dernière, la transmission dans l’instant, les répétitions extrêmement explicites ne peuvent pas compenser le besoin des musiciens d’une organisation dans l’instant. En ce sens, je me sens comme un héritier de Boulez. Je pense que le texte crée le geste. Il faut avoir le sens du geste. J’admirais la façon dont Boulez pétrissait le son avec ses mains, il avait une vraie maîtrise, le geste était conditionné par la force de sa vision, mais aussi par la nécessité de la transmission. Il était souple avec les musiciens, mais parfois il pouvait être très directif, il avait une oreille exceptionnelle et pour tout ce qui tenait de l’intonation il savait précisément ce qu’il voulait. Cette compétence est fondamentale pour un chef.

B. S. : Sur le plan instrumental, même pour une même époque, on ne jouait pas de la même façon partout. Verdi, Berlioz, Wagner ne sonnaient pas pareillement en Allemagne, en France ou en Italie. Comment définisse-vous vos choix instrumentaux ?

J. R. : La conscience du projet artistique est si forte chez les musiciens que je peux déléguer la recherche des instruments appropriés aux œuvres que nous allons jouer ensemble. Je leur soumets le répertoire, et ils ont toute latitude pour trouver les instruments idoines. Dans la plupart des cas, c’est un vrai succès. Par exemple, on vient de jouer le Requiem de Verdi, le bassoniste a acheté un basson de 1840 qui est exactement adapté. Et c’est le cas pour tous les instrumentistes. C’est aussi un phénomène générationnel, les instrumentistes sont désormais très attachés à cette exigence qui se doit d’être individuelle, c’est-à-dire qu’ils voient d’un très mauvais œil qu’un musicien arrive avec un instrument qui n’est pas ajusté. Cela avant-même que j’intervienne. Il y a par exemple un groupe, les trombones, qui posait un peu problème, surtout à leurs collègues parce qu’ils utilisaient des instruments qui n’étaient pas adaptés, mais, maintenant, la prise de conscience est si élevée que les musiciens eux-mêmes trouvent les solutions. Je propose, et il faut voir à quel point ils sont motivés, j’allais dire excités par les propositions de répertoires. Beaucoup de musiciens du Cercle de l’Harmonie viennent du monde moderne tout en ayant cette appétence pour la restitution historique. Des grands instrumentistes. Je pense à David Guerrier, l’un des fers de lance de sa génération. En tout, trompette, cor, violon, qu’il est en train d’apprendre. Mon timbalier aussi apprend le violon, parce qu’il est également question du vibrato. Ce n’est pas pour devenir un virtuose mais pour avoir une cohérence.

B. S. : Quels sont les orchestres que vous aimez le plus diriger en dehors du vôtre ?

J. R. : Incontestablement, l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome. Parce qu’il y a chez ses musiciens une sorte de compréhension immédiate des enjeux, des nuances, de l’articulation. Par exemple, vous n’avez pas besoin de leur expliquer ce qu’est un poco espressivo. Je pense qu’ils sont les rois du poco espressivo, ils savent l’exprimer dans tous les domaines, dans toutes les couleurs, un grand lyrisme se développe, avec une incidence déterminante sur la conception générale du son. J’ai énormément d’admiration en général pour l’Italie, et le fait que leur culture est décisive dans le sentiment d’unité de la nation entière, en particulier de la musique classique, et je ressens comme une souffrance que l’on ne soit pas dans cet état-là en France. Il y aurait d’autres orchestres. J’ai adoré diriger le Philharmonia de Londres et le Gewandhaus de Leipzig. Ce sont des orchestres de très grande classe. Mais celui qui m’a le plus touché et que j’ai le plus envie de retrouver c’est le Santa Cecilia. J’espère diriger bientôt l’Orchestre de la Scala de Milan…

B. S. : L’Italie serait-elle pour vous bel et bien le berceau de la musique ?

J. R. : L’Italie est non seulement le berceau de la musique mais aussi de la conscience musicale et de la conscience politique qui s’appuie sur le fait culturel. Ce qui a été perdu en Europe. Malgré les problèmes que l’Italie connaît en matière d’enseignement musical et d’orchestres symphoniques, il se trouve des endroits où ça marche très bien. Venise, le Maggio Musicale Fiorentino… L’Italie est capable de produire les meilleurs leaders culturels d’aujourd’hui. Simon Rattle regrettait que le mal du siècle était l’absence de leaders culturels, or, en Italie, ils ont précisément ces « machines à produire » de grands leaders culturels, et je porte une grande admiration à ces derniers parce que quand on a affaire à de tels leaders, il est possible de s’exprimer au plus haut niveau. L’Italie est très politique, et je n’ai pas le sentiment que les changements dans ce domaine se répercutent sur la politique culturelle italienne.

Propos recueillis par Bruno Serrou

Paris, 16 novembre 2024

 

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