Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 10 et mardi 11 mars 2025
L’une
des plus grandes formations symphoniques du monde, la Philharmonie Tchèque, a
donné en début de deuxième semaine de mars 2025 deux concerts d’exception à la
Philharmonie de Paris, permettant de mesurer combien deux grands symphonistes
du XXe siècle, Gustav Mahler et Dimitri Chostakovitch dont le mode de la musique célèbre le cinquantième anniversaire de la mort, qui, avec le
même numéro d’ordre dans leur partition respective, s'avèrent fort éloignés l’un de l’autre,
en dépit de certains a priori qui ont tendance à les mettre au même degré de grandeur…
Le premier concert était monographique, entièrement
consacré au seul Dimitri Chostakovitch (1906-1975), l’un des chevaux de bataille de
son directeur musical, le Russe Semyon Bychkov, celui-là même qui introduisit dans
les années 1990 le cursus symphonique de son compatriote à Paris lorsqu’il
était directeur musical de l’Orchestre de Paris. Célébré pour ses inégalables
interprétations du répertoire tchèque, la formation pragoise est si somptueuse
qu’elle magnifie l’écriture brute et plus ou moins archaïque de Chostakovitch,
confirmant ainsi qu’elle est bel et bien l’une des plus extraordinaires au
monde avec deux des œuvres les plus populaires de Chostakovitch, magnifiant le
sombre Concerto pour violoncelle et orchestre
n° 1 avec la « coqueluche pop’ » Sheku Kanneh-Mason, et une Symphonie n° 5 de braise qui a notamment
le mérite d’avoir clarifié et allégé le pompeux finale.
A l’instar
de la Cinquième Symphonie, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre
en mi bémol majeur op. 107 est l’œuvre concertante la plus
célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la
même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, cette
partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertante op. 125
de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto en quatre
mouvements - les trois derniers s’enchaînant sans pause -, qui s’ouvre sur le
motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch dans sa transcription
allemande) qui domine l’œuvre entière, est l’alliage du violoncelle et du cor,
seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des
pupitres de percussion, tandis que le compositeur reprend l’une des mélodies
favorites de Staline connue sous le nom Suliko,
en la distordant de façon lugubre et violemment ironique, démontrant ainsi que,
cinq ans après la mort de son tortionnaire, Chostakovitch était loin de lui avoir
pardonné… Autre fait inhabituel, la longue cadence du
soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements.
Extrêmement attentif à son soliste, Semyon Bychkov n’en a pas moins sollicité
la palette sonore admirablement contrastée de son orchestre, tandis que le
soliste britannique Sheku Kanneh-Mason, devenu subitement quasi
universellement connu à la suite de sa participation à un mariage princier
diffusé en mondovision qui avait déjà donné ce même
concerto à la Philharmonie avec l’Orchestre de Paris dirigé par Nathalie
Stutzmann le 18 octobre 2023, est apparu toujours trop sage et son jeu impeccablement
lustré au service de son Matteo Goffriller de 1700, sa conception manquant de
violence, de tragique, d’humour acerbe, en un mot de caractère.
Renonçant
à la création de sa Quatrième symphonie
terminée en 1936 mais condamnée par les sbires staliniens au même titre que son
opéra Lady Macbeth du district de Mzensk, Dimitri Chostakovitch
s’attela entre avril et juillet 1937 à la Cinquième
Symphonie en ré mineur op. 47 qui répond au plus près aux attentes du
régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un
optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il
fut perçu comme tel par le public, lui-même en proie à une angoisse collective.
Il convient dans le Moderato initial
de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume,
les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché,
tandis que l’Allegro finale est un
morceau hélas parmi les plus triviaux du compositeur russe, malgré toutes les
tentatives des chefs d’orchestre d’en affiner le contenu. Semyon Bychkov,
devant un pupitre vide de tout conducteur, et son somptueux orchestre pragois
ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points marquante, sans
excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de
leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, particulièrement le cor solo (Jan
Vobořil ou Andřej Vrabec ?),
impressionnant de précision, de chair, d’onirisme.
Merveille
de pyrotechnie, technique éblouissante, pupitres rutilants d’une homogénéité et
d’une sûreté exceptionnelles, cordes, bois, cuivres, percussion d’une plastique
envoûtante, la Česká Filharmonie a saisi dans son second concert par son panache et la rutilance
de ses timbres, exaltant une Symphonie n° 5 en ut dièse mineur de
Gustav Mahler (1860-1911) magistralement dirigée par Semyon Bychkov, après un Concerto n° 10 pour deux pianos en mi bémol
majeur KV 365 (316) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sans relief par les sœurs Katia et Marielle Labèque,
alors qu’une symphonie de Joseph Haydn eut été mieux venue, ou un cycle de lieder de
Mahler…
Huit
semaines après la brillante prestation de l’Orchestre de Paris dirigé par le
jeune chef britannique Robin Ticciati, la Philharmonie Tchèque et Semyon
Bychkov ont donné de la Cinquième
Symphonie en ut dièse mineur de Gustav Mahler magistrale, ardente, colorée, virtuose, d’une remarquable unité,
avec un Adagietto dans le juste tempo,
objectif mais chantant merveilleusement, vaillamment contrasté par dommage l’enchaînement
sans pause du Rondo-Finale. L’on a su dès l’exposition du thème initial par les
Tchèques, qui connaissent parfaitement l’univers mahlérien, leurs aînés ayant notamment
participé à la création de la Septième
Symphonie en mi mineur en 1908 sous la direction du compositeur - qui se
présentait « comme trois fois étranger sur terre, comme natif de Bohême en
Autriche, comme Autrichien en Allemagne et comme Juif dans le monde entier »
-, le public, stratifié, a compris qu’il allait vivre un grand moment sitôt
l’attaque à découvert d’une trompette solo à pitons sonnant fier et brillant, tenue
par l’infaillible Walter Hofbauer, qui, tout en songeant assurément à la fin de
la longue Trauermarch dans laquelle
il a fort à faire puisque car c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau
de ces vingt minutes de musique avant de se retrouver souvent à découvert par
la suite, ne s’est jamais relâché jusqu’à sa phrase ultime se concluant ppp a capella à la fin de la coda. Autre
performance remarquable, celle du cor solo déjà remarqué dans Chostakovitch. Il
convient également de saluer le violon solo Jan Fiser, tout aussi magistral…
Mais tous les pupitres seraient à féliciter, notamment la harpiste Jana Bouskova et le premier altiste Pavel Ciprys, son homologue contrebassiste Adam Honzirek, la flûtiste Naoki
Sato, la hautboïste Jana Brozkova, le clarinettiste Lukas Dittrich, le bassonise
Jaroslav Kubita, le tromboniste Lukas Besuch, le tubiste Jakub Chmelar, entre
autres tant la totalité de la phalange pragoise s’est
avérée d’une virtuosité stupéfiante, formant à eux tous un orchestre
remarquable d’équilibre, de cohésion affermie par un évident bonheur de jouer
ensemble. Semyon Bychkov, geste précis, souple, clair et lage sans jamais être
envahissant, a judicieusement laissé une certaine liberté à ses musiciens tout
en portant l’écoute du public à son comble, jusqu’au faîte de l’émotion. L’Adagietto a été interprété dans le juste
tempo, l’expression s’imposant avec naturel, sans jamais sombrer dans le
pathos, et la seule réserve qui puisse être fait au chef se situe dans les trop
longues pauses entre les mouvements, à l’exception déjà relevée des deux
derniers d’en eux justement enchaînés, ce qui a malheureusement conduit une
part de l’assistance à applaudir entre les mouvements, au grand étonnement de l’ensemble
des musiciens tchèques...
Bruno
Serrou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire