mercredi 12 mars 2025

La fabuleuse Česká Filharmonie et son directeur musical Semyon Bychkov ont enluminé deux soirées durant de leurs envoûtantes sonorités la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 10 et mardi 11 mars 2025

Philharmonie Tchèque, Semyon Bychkov
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

L’une des plus grandes formations symphoniques du monde, la Philharmonie Tchèque, a donné en début de deuxième semaine de mars 2025 deux concerts d’exception à la Philharmonie de Paris, permettant de mesurer combien deux grands symphonistes du XXe siècle, Gustav Mahler et Dimitri Chostakovitch dont le mode de la musique célèbre le cinquantième anniversaire de la mort, qui, avec le même numéro d’ordre dans leur partition respective, s'avèrent fort éloignés l’un de l’autre, en dépit de certains a priori qui ont tendance à les mettre au même degré de grandeur… 

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Le premier concert était monographique, entièrement consacré au seul Dimitri Chostakovitch (1906-1975), l’un des chevaux de bataille de son directeur musical, le Russe Semyon Bychkov, celui-là même qui introduisit dans les années 1990 le cursus symphonique de son compatriote à Paris lorsqu’il était directeur musical de l’Orchestre de Paris. Célébré pour ses inégalables interprétations du répertoire tchèque, la formation pragoise est si somptueuse qu’elle magnifie l’écriture brute et plus ou moins archaïque de Chostakovitch, confirmant ainsi qu’elle est bel et bien l’une des plus extraordinaires au monde avec deux des œuvres les plus populaires de Chostakovitch, magnifiant le sombre Concerto pour violoncelle et orchestre n° 1 avec la « coqueluche pop’ » Sheku Kanneh-Mason, et une Symphonie n° 5 de braise qui a notamment le mérite d’avoir clarifié et allégé le pompeux finale.

Sheku Kanneh-Mason, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

A l’instar de la Cinquième Symphonie, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre en mi bémol majeur op. 107 est l’œuvre concertante la plus célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, cette partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertante op. 125 de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto en quatre mouvements - les trois derniers s’enchaînant sans pause -, qui s’ouvre sur le motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch dans sa transcription allemande) qui domine l’œuvre entière, est l’alliage du violoncelle et du cor, seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des pupitres de percussion, tandis que le compositeur reprend l’une des mélodies favorites de Staline connue sous le nom Suliko, en la distordant de façon lugubre et violemment ironique, démontrant ainsi que, cinq ans après la mort de son tortionnaire, Chostakovitch était loin de lui avoir pardonné… Autre fait inhabituel, la longue cadence du soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements. Extrêmement attentif à son soliste, Semyon Bychkov n’en a pas moins sollicité la palette sonore admirablement contrastée de son orchestre, tandis que le soliste britannique Sheku Kanneh-Mason, devenu subitement quasi universellement connu à la suite de sa participation à un mariage princier diffusé en mondovision qui avait déjà donné ce même concerto à la Philharmonie avec l’Orchestre de Paris dirigé par Nathalie Stutzmann le 18 octobre 2023, est apparu toujours trop sage et son jeu impeccablement lustré au service de son Matteo Goffriller de 1700, sa conception manquant de violence, de tragique, d’humour acerbe, en un mot de caractère.

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Antoine Benoît-Godet

Renonçant à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 mais condamnée par les sbires staliniens au même titre que son opéra Lady Macbeth du district de Mzensk, Dimitri Chostakovitch s’attela entre avril et juillet 1937 à la Cinquième Symphonie en ré mineur op. 47 qui répond au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu comme tel par le public, lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau hélas parmi les plus triviaux du compositeur russe, malgré toutes les tentatives des chefs d’orchestre d’en affiner le contenu. Semyon Bychkov, devant un pupitre vide de tout conducteur, et son somptueux orchestre pragois ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points marquante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités, particulièrement le cor solo (Jan Vobořil ou Andřej Vrabec ?), impressionnant de précision, de chair, d’onirisme.

Katia et Marielle Labèque, Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque
Photo : (c) Bruno Serrou

Merveille de pyrotechnie, technique éblouissante, pupitres rutilants d’une homogénéité et d’une sûreté exceptionnelles, cordes, bois, cuivres, percussion d’une plastique envoûtante, la Česká Filharmonie a saisi dans son second concert par son panache et la rutilance de ses timbres, exaltant une Symphonie n° 5 en ut dièse mineur de Gustav Mahler (1860-1911) magistralement dirigée par Semyon Bychkov, après un Concerto n° 10 pour deux pianos en mi bémol majeur KV 365 (316) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sans relief par les sœurs Katia et Marielle Labèque, alors qu’une symphonie de Joseph Haydn eut été mieux venue, ou un cycle de lieder de Mahler…

Semyon Bychkov, Philharmonie Tchèque (Mahler V )
Photo : (c) Bruno Serrou

Huit semaines après la brillante prestation de l’Orchestre de Paris dirigé par le jeune chef britannique Robin Ticciati, la Philharmonie Tchèque et Semyon Bychkov ont donné de la Cinquième Symphonie en ut dièse mineur de Gustav Mahler magistrale, ardente, colorée, virtuose, d’une remarquable unité, avec un Adagietto dans le juste tempo, objectif mais chantant merveilleusement, vaillamment contrasté par dommage l’enchaînement sans pause du Rondo-Finale. L’on a su dès l’exposition du thème initial par les Tchèques, qui connaissent parfaitement l’univers mahlérien, leurs aînés ayant notamment participé à la création de la Septième Symphonie en mi mineur en 1908 sous la direction du compositeur - qui se présentait « comme trois fois étranger sur terre, comme natif de Bohême en Autriche, comme Autrichien en Allemagne et comme Juif dans le monde entier » -, le public, stratifié, a compris qu’il allait vivre un grand moment sitôt l’attaque à découvert d’une trompette solo à pitons sonnant fier et brillant, tenue par l’infaillible Walter Hofbauer, qui, tout en songeant assurément à la fin de la longue Trauermarch dans laquelle il a fort à faire puisque car c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau de ces vingt minutes de musique avant de se retrouver souvent à découvert par la suite, ne s’est jamais relâché jusqu’à sa phrase ultime se concluant ppp a capella à la fin de la coda. Autre performance remarquable, celle du cor solo déjà remarqué dans Chostakovitch. Il convient également de saluer le violon solo Jan Fiser, tout aussi magistral… Mais tous les pupitres seraient à féliciter, notamment la harpiste Jana Bouskova et le premier altiste Pavel Ciprys, son homologue contrebassiste Adam Honzirek, la flûtiste Naoki Sato, la hautboïste Jana Brozkova, le clarinettiste Lukas Dittrich, le bassonise Jaroslav Kubita, le tromboniste Lukas Besuch, le tubiste Jakub Chmelar, entre autres tant la totalité de la phalange pragoise s’est avérée d’une virtuosité stupéfiante, formant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre, de cohésion affermie par un évident bonheur de jouer ensemble. Semyon Bychkov, geste précis, souple, clair et lage sans jamais être envahissant, a judicieusement laissé une certaine liberté à ses musiciens tout en portant l’écoute du public à son comble, jusqu’au faîte de l’émotion. L’Adagietto a été interprété dans le juste tempo, l’expression s’imposant avec naturel, sans jamais sombrer dans le pathos, et la seule réserve qui puisse être fait au chef se situe dans les trop longues pauses entre les mouvements, à l’exception déjà relevée des deux derniers d’en eux justement enchaînés, ce qui a malheureusement conduit une part de l’assistance à applaudir entre les mouvements, au grand étonnement de l’ensemble des musiciens tchèques...

Bruno Serrou

 

 

 

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